Pour mieux comprendre le bras de fer qui s'est organisé récemment entre les organisations syndicales (WGA, SAG-AFTRA) et les grands studios (AMPTP), il est important de garder en tête une donnée essentielle : l'évolution des variables de rentabilité dans l'économie du cinéma moderne. Prenez, au hasard, le marché de la vidéo. A une époque, un film était produit, monté, terminé, et envoyé vers les salles de cinéma avec une enveloppe précise pour la promotion et la publicité. Le studio prenait en charge ces frais fixés à l'avance, et considérait ensuite que l'oeuvre devrait rencontrer débloquer une certaine somme lors de son exploitation pour devenir rentable. En n'oubliant pas au passage tous les intermédiaires : les salles, qui prennent leur part, l'état, qui prend les taxes, et les partenaires, qui prennent les résiduels. Etc.
Or, à une époque, le marché de la vidéo permettait aux studios de ne pas tout miser sur les entrées au cinéma et le box office. Enormément de films se rentabilisaient sur les ventes de copies physiques (voire même sur les locations de copies physiques, avec les boutiques spécialisées) ou encore, les droits télévisés aux Etats-Unis, et encore à l'international. Fight Club, par exemple, mais aussi The Big Lebowski ou V pour Vendetta, sont devenus des succès (voire de petits phénomènes culturels localisés) grâce à cette seconde "étape" de rendement, commune à tous les foyers de consommation avant l'apparition de Netflix et la généralisation de la VOD au détriment de la télévision traditionnelle et de l'achat de copies physiques.
Sans DVD, des NFT ?
Dans le présent, la plupart des experts de l'économie du cinéma s'accordent à dire que les grands studios américains n'ont pas assez étudié la question des pertes et profits avant d'investir massivement le créneau de la vidéo-à-la-demande sur abonnement, au détriment du DVD. La croissance (insolente) de
Netflix, et sa valorisation boursière, avec le recul, largement déraisonnable, étaient simplement trop importantes pour ne pas suivre ce qui passait au départ pour un filon conséquent. En définitive, les financiers d'Hollywood ont eu tort.
Bob Chapek a été le premier à payer pour les investissements sans lendemain dans la plateforme
Disney+, tandis que le CFO de
Warner Bros. Discovery,
Gunnar Weidenfels,
sonnait le tocsin il y a quelques mois : la bulle du streaming a bien fini par éclater, et aujourd'hui, tous les grands groupes cherchent à monter des plans d'économie en catastrophe pour tenter de minimiser les pertes de ces dernières années. Bravo les champions ! Ca valait le coup de mettre une cravate ce matin.
Mais justement. Puisque les industriels ont décidé de tourner le dos au marché du DVD, et qu'il paraît peu probable que le grand public acceptera de mettre le prix d'un mois d'abonnement dans un film unique sur copie physique,
Warner Bros. Discovery tente maladroitement de défricher de nouveaux champs d'expérimentations pour générer de l'argent frais. Le groupe, toujours sous le coup d'une dette de 47 milliards de dollars, s'était lancé en fin d'année dernière dans la production de NFTs. Ou plus exactement, "d'expériences Web3" autour de quelques propriétés intellectuelles isolées -
Le Seigneur des Anneaux, d'abord, et Superman : The Movie plus récemment, en optant pour une offre sensiblement comparable au principe des bonus DVDs, mais au format dématérialisé. Les "objets" en question comprenaient également une part (très, très minimale) d'interactivité, avec des panneaux dynamiques et l'opportunité de cliquer un peu partout sur l'écran pour activer certains contenus.
Grande nouvelle : après avoir déjà provoqué le sourire des nombreux internautes hostiles à la technologie des NFTs (ou aux "experts" de ce marché qui constatent tous que les valeurs d'achat et de rachat se sont largement dégonflées depuis le début de l'année),
Warner Bros. Discovery persiste et signe avec une "expérience Web3" consacrée au film
The Flash. Le studio a publié une moue de vidéo sur les réseaux sociaux, de quoi laisser songeur quant à l'utilité de cette curieuse trouvaille, pour un film
qui représente une perte (sèche, nette et chiffrée) de 200 millions de dollars pour le studio sur la sortie en salles. Et qui n'a pas, visiblement, réussi à fédérer un fandom fidèle prêt à investir sur cette production tardive de NFTs, en particulier quand le marché des jetons non fongibles semble s'être effondré en l'espace de quelques mois.
Voici toujours la vidéo, avec le contenu des bonus en question (panneaux dynamiques, possibilité d'allumer le courant dans la Bat-Cave, NFTs collectibles en deux dimensions de Batman, du Batplane et de la Batmobile, NFTs collectibles en trois dimensions de Flash qui court avec une posture d'abruti, scènes coupées, making of, et un incroyable outil de réalité augmentée qui vous permet de faire apparaître des chauve-souris sur la caméra de votre téléphone).
Voilà, donc si vous êtes présentés un jour à ce cas de figure pour une raison X ou Y, et qu'on vous donne le choix : ne tournez jamais le dos aux ventes de DVDs. Ne tournez jamais le dos aux ventes de DVDs. Elles finiront par vous manquer, et vous serez peut-être alors vous aussi obligés de trouver des solutions stupides pour remplir vos objectifs trimestriels. Déjà que les patrons de grands groupes passent souvent pour des gens cruels, si en plus il faut se ridiculiser en public, à force on se demande si ça vaut bien le coup.
L'édition "Web3" de The Flash est attendue pour le 18 juillet 2023, à 35 dollars pour l'édition "Mystery" et 100 dollars pour l'édition "Premium". Notez bien la date. Ce serait dommage de louper ça.
