Cette année exige un lourd tribut. George Pérez, Neal Adams, Tim Sale, Kim Jung Gi, entre autres artistes prodiges, titanesques ou monumentaux, géants du crayon indispensables à l'histoire de l'art séquentiel ou de l'illustration dans les grandes lignes, partis les uns après les autres dans un espace cloisonné de onze mois particulièrement pénibles à traverser. A son tour, Kevin O'Neill nous quitte, suivant l'exemple de son camarade britannique Alan Grant à quelques mois d'intervalles. L'industrie perd un nouveau colosse, âgé de seulement soixante-neuf ans.
Gentleman Extraordinaire
A seize ans, Kevin O'Neill intègre le groupe de presse IPC Magazines, future maison mère des revues 2000AD et Judge Dredd Megazine. Le jeune homme attend de faire ses preuves aux dessins, en travaillant sur les colorisations de réimpressions de comics Disney. Très vite lassé de cette première introduction au monde de la bande-dessinée, il suit le scénariste Pat Mills, inventeur du personnage de Judge Dredd et fondateur de 2000AD, dans une entreprise qui s'apprête à transformer pour toujours l'industrie du comics au Royaume-Uni - et bien au-delà.
D'abord simple artiste de couvertures (sur
Thragg the Mighty et
Future Shocks), le jeune homme commence à s'attaquer à plusieurs histoires courtes. Son coup de crayon particulier, porté sur les designs anguleux, les exagérations morphologiques et l'expressivité, attire la curiosité et la faveur du public lors de sa prise de poste sur la série
Ro-Busters. En compagnie de
Mills,
Kevin O'Neill devient l'une des vedettes de
2000AD en attaquant un
run impeccable sur
Nemesis the Warlock, un projet de
space fantasy connu dans le présent pour avoir inspiré une partie de l'univers du jeu de figurines
Warhammer 40.000. Ses designs puisent dans une relecture brutale de structures médiévalistes, croisées à une iconographie ouvertement tournée vers le Ku Klux Klan pour la représentation d'une inquisition sauvage à la tête de la société humaine. Le personnage principal,
Nemesis, est un alien rebelle en lutte contre le chef de cette aristocratie raciste,
Torquemada. La série est considérée comme l'un des chefs d'oeuvre de l'histoire de
2000AD (
et éditée en Français chez Delirium, à l'instar des autres grands titres du magazine britannique).
Fidèle à sa maison de coeur, Kevin O'Neill travaillera longtemps au sein de la revue avant de voguer vers les Etats-Unis. Chez DC Comics, il croisera la route d'un autre expatrié, un certain Alan Moore, notamment sur le numéro Tales of the Green Lantern Corps Annual #2, qui s'attirera les foudres du Comics Code Authority - l'organe de censure objectant frontalement à l'expressivité du trait de ce dessinateur, considérant que cette façon de dessiner était impropre aux us et traditions du marché américain. DC décidera toutefois de soutenir O'Neill, à une époque où le CCA ne représentait plus une menace majeure à la mise en vente de singles issues approuvés ou non. Toujours proche de Pat Mills, l'artiste livre en parallèle le roman graphique Metalzoic, et puis, chez Epic Comics, les débuts de Marshal Law.
Souvent considéré comme l'une des premières anticipations du mouvement de satire des super-héros, pris sur un plan corrosif, politique et désabusé,
Marshal Law déploie sur plusieurs volumes un immense coup de poing dans les idéaux du surhomme américain. Aucune équipe, aucune grande figure n'échappe à l'assaut brusque et millimétré du duo
Mills/
O'Neill, au point de trouver des traces de leur héritage commun dans des produits comme
The Boys (et même dans la série télévisée d'
Eric Kripke, dont le
Homelander semble finalement plus proche du "
Public Spirit" de
Marshal Law que du faux
Superman de
Garth Ennis). La série complète est accessible en France
aux éditions Urban Comics.
Le dernier grand chantier de la carrière de
Kevin O'Neill le ramène aux côtés d'un autre Anglais en colère, lorsque le bonhomme devient le dessinateur de la série
La Ligue des Gentlemen Extraordinaires. Dernière ligne droite dans le parcours d'
Alan Moore au sein de l'industrie des comics, ce titre déployé sur plusieurs volumes et trois spin-offs reprend à son compte le principe des
crossovers de super-héros, mais appliqué aux grands héros de la littérature populaire du XXe siècle (
Allan Quatermain, le
Capitaine Némo,
Dr Jekyll et
Mr Hyde, etc). Le projet finira par se transformer au gré des envies de
Moore - et de son envie de répondre à l'accaparation de cet univers par Hollywood, suite à l'affreuse adaptation réalisée par
Stephen Norrington en 2003 - jusqu'à aboutir à un dernier volume,
La Tempête, éditée en France
il y a deux ans chez Panini Comics.
Auteur d'une révolution dans l'art des comics, Kevin O'Neill promena son style si particulier, unique en son genre, à différents endroits du planisphère séquentiel entre les Etats-Unis et le vieux continent, sans jamais laisser indifférent. Architecte des premiers pas de 2000AD, satiriste virtuose, compagnon d'armes de géants du scénario, punk avoué capable de faire voler en éclat les structures de design ou de narration au mépris de traditions plus proprettes, il laisse derrière lui un héritage extraordinaire, doublée du sentiment sentiment (amer) d'une page définitivement tournée pour les grands noms de cette génération. Bon repos. Merci pour les travaux.