En une petite paire d'années, le public n'a cessé d'être rappelé à l'ordre sur l'importance prépondérante de Watchmen en grand témoin des années 1980. D'une philosophie d'écriture, d'une conception des super-héros et de leur argument fondateur, scindé en deux dans une ère où des idéologies déconstruites à cette époque n'ont cessé de se repropager depuis, portées par l'essor culturel des adaptations. Ce n'est pas un hasard si Urban Comics a choisi d'inscrire, en quatrième de couverture de sa superbe édition reliée de Marshal Law, que l'oeuvre de Pat Mills et Kevin O'Neil serait une "version punk" de Watchmen. Comme si la seule association à cette marque, à ce récit, passé le cap du namedropping d'incitation à l'achat, suffisait à ranger un bouquin dans un certain registre, une certaine catégorie.
Tous deux ont effectivement pas mal de points communs : des brûlots, servis par des duos d'Anglais en colère, anarchistes et anti-américanistes, où les illusions de quarante-ans de comics de super-héros devaient être démolies. Sorti dans un même contexte socio-politique que son prédécesseur, Marshal Law est le reflet d'un idéal qui, gentiment, s'explique et s'annonce de lui-même au travers de ses nombreux chapitres. Un texte de propagande anti-système, furieusement animé, drôle, cynique, mais surtout fondamentalement rebelle contre les mensonges supposés de la culture des surhommes.
Le contexte dans lequel apparaît Marshal Law ressemble à s'y méprendre à celui d'autres apports de l'époque, fomentés par les grands talents de la sphère britannique,au moment où les comics dans leur ensemble étaient en pleine restructurations. Venus du vieux continent, une poignée d'Anglais débarqués aux Etats-Unis ont amené dans leurs bagages leurs propres codes et leurs propres idéologies. Souvent rebelles, anti-autoritaristes, parfois versés dans l'ésotérique ou l'hommage à un certain dogme littéraire, les scénaristes de la British Invasion vont alimenter les imprimeries de DC et Marvel en chefs d'oeuvres réguliers, face à lectorat dopé aux thématiques plus sérieuses et sociétales du Bronze Age, qui semble prêt à un peu de changement.
Parmi ceux-là, le nom de Pat Mills revient presque comme un cas à part. Responsable de tout un mouvement d'émancipation dans la bande-dessinée britannique, comparable à l'apparition de Métal Hurlant par chez nous, ce grand pote de John Wagner entre dans l'histoire en décembre 1975 au moment où il lance avec quelques uns l'immense revue 2000AD. Sans avoir jamais caché son hostilité aux grands mythes américains, Mills devient l'instigateur indirect de toute une série de carrières, pour des scénaristes ou des illustrateurs parmi lesquels Alan Moore, Garth Ennis ou Grant Morrison figurent parmi d'autres. Avec plus de bouteille ou de lassitude que ces jeunes plumes, l'auteur lance Marshal Law pour régler quelques comptes avant que ses disciples ne prennent d'assaut l'imaginaire héroïque dans son entier, avec, quelques années plus tard chez DC, l'apparition de Vertigo.
Marshal Law présente les aventures d'un super-flic résolument fasciste dans les ruines de San Futuro, une San Fransisco d'anticipation après le séisme prophétique, le fameux "big one", évoqué pendant des décennies par les auteurs de fiction. N'ayant pas suffisamment de budget pour lutter contre les rixes de gangs locaux, le commissariat de la ville choisit de s'en remettre à ce personnage haut en couleur, adepte de la brutalité policière et de la matraque cloutée, des one liners et d'une justice expéditive résolument liberticide. Marshal Law est le seul rempart contre les malfrats locaux, des drogués, des désaxés et des bandes rivales qui se font appeler "super-héros", et empruntent à leur équivalent de Marvel ou DC Comics l'apparat habituel : capes, masques, surnoms, super-pouvoirs.
L'univers de Pat Mills reprend trait pour trait certains fantasmes emblématiques de l'apparition des surhommes, construits sur plusieurs chapitres après le brouillon de premiers numéros où l'on aurait tendance à se perdre. Tout commence par un gouvernement qui, au prix de recherches obscures, réussit à inventer une sorte de sérum de super-soldat. Pour parer aux problèmes éthiques, pour éviter de vendre au public l'idée que ces mutants de laboratoires sont en réalité des monstres à la Frankenstein, le département marketing a alors une idée de génie : les vendre comme des super-héros, faire d'eux de véritables personnages habillés de costumes, sensés rendre la justice et protéger le faible et l'innocent. Une première génération façon Justice League est mise en place, et berce les idéaux du public, conquis et réceptif au programme.
Rapidement, les véritables intentions de l'état, des lobbys et du complexe militaro-industriel se dévoilent : grâce à ces recherches, l'armée fait financer une armée de super-soldats et met au monde un nombre incalculables de surhommes pour envahir l'Amérique du Sud. Là-encore, on les habille d'un costume, on les appelle les Aigles Hurleurs, et on les lâche dans la Zone, une brousse dangereuse où ces soldats accomplissent de périlleuses missions. Beaucoup reviendront traumatisés. Après la guerre, les vétérans, toujours équipés de pouvoirs, ne parviennent pas à se réintégrer. Comme leurs idoles, ceux pour lesquels ils auront accepté de signer, de se faire transformer et de partir au combat, ils endossent des capes, des costumes, et continuent de se faire appeler des super-héros là où ils sont en réalité devenus des membres de gangs bien organisés, se prostituent pour gagner leur vie et occupent toutes les cases de l'illicite, fautes de retrouver leur place dans la société à leur retour.
De leur côté, les héros bannières, ceux sanctionnés par le gouvernement, agissent comme une petite milice d'état et organisent les grands principaux moraux et religieux du pays. Ainsi se découpe le monde de Marshal Law, où sont présentés, plus ou moins habilement, tous les personnages importants des grandes maisons de super-héros. Au milieu de ceux-là, le flic patrouilleur est un double fictionnel dans lequel Pat Mills projette ses idées et sa personnalité, un anti-héros contre l'iconographie dominante, un grand cynique qui rejette tous les pré-supposés de la culture populaire. Un punk, un rebelle, un homme qui aimerait voir toutes les idoles du peuple brûler.
A l'inverse d'Alan Moore, qui aime à distiller dans ses oeuvres plusieurs niveaux de lecture à analyser, le scénariste est, ici, bien plus direct. Tout ou presque est abordé sur la réalité de son époque, à commencer par l'héritage de la Guerre du Vietnam. La politique étrangère des Etats-Unis, les vétérans revenus traumatisés ou drogués du front, incapables de quitter la barbarie des champs de bataille, et qui rentrent différents de ceux qu'ils étaient avant de partir combattre. Un modèle symboliquement décrit par le séisme responsable de la destruction de San Futuro, comme si les Etats-Unis avaient vécu l'avant et l'après de cette guerre, et renoncé par la même à la naïveté et l'utopie de nation étoilée proprette où tout va bien, où il fait toujours beau et dont les emblèmes sont de solides gaillards pieux, patriotes et souriants.
Le premier récit s'attaque logiquement à Superman, responsable d'une farandole de dérivés qui aura permis l'essor et l'apparition massive des super-héros de comics. Construit comme une enquête, ce segment est le plus intéressant de tout le volume, intégrant énormément de sens et de thèmes quasi-avant-gardistes - en particulier sur la masculinité toxique, la virilité sexiste et l'homophobie latente des comics du Golden Age, diablement bien décrits dans des pages de conclusion hautement militantes. La propagande d'état, l'instauration d'un modèle dominant, les mensonges gouvernementaux et les raisons d'apparition d'une contre-culture qui préfère subitement les anti-héros plus sombres s'installe avec adresse, après une entrée en matière plus foutraque, qui a surtout pour intérêt les planches folles de Kevin O'Neill, habitées par une énergie punk gorgée de détails sans queue ni tête.
Le talent de Pat Mills passe moins par les dialogues que l'introspection de ses héros, et la justesse avec laquelle l'auteur va retomber sur ses pattes passé le simple défouloir brutal. Profondément engagé, Marshal Law est une réponse à ce qui cloche dans l'imaginaire des comics américains, où les héros sont plus souvent des milliardaires repentis, des justiciers de quartier et des protecteurs du statu quo en vigueur. Véhicules d'une justice simpliste qui préfère s'en prendre aux criminels des rues qu'aux conglomérats, et rarement contre l'état malgré les guerres, malgré les manipulations des populations.
Qu'on adhère ou non avec le propos du scénariste, on applaudit la virtuosité avec laquelle se conclut cette première partie, verbeuse, énorme coup de latte dans les pré-supposés de justice, de vérité et d'american way défendus pendant des décennies par un certains héros-bannière. L'oeuvre a le mérite d'être réfléchie et emmène avec elle des situations aussi loufoques que généreuses en termes de thématiques - on trouve par exemple une critique de la culture du corps propre aux années 1980 et du dopage, et un portrait glacial de tueur en série inscrit dans une époque où la fascination pour les meurtriers deviendra un des tropes réguliers du Dark Age des comics.
Les chapitres qui suivront varieront en efficacité. On retrouvera un segment consacré aux héros Marvel, principalement adressé au Punisher et à la critique de ce héros totalitaire, qui va moins loin sur le plan des idées et fonctionne surtout comme une parabole sur sur les méthodes de torture de la CIA ou, encore une fois, de la Guerre du Vietnam. Ce pan est en revanche plutôt hilarant et la meilleure réussite de Marshal Law du point de vue humoristique, les personnages Marvel étant parodiés avec talent et affublés d'incroyables gimmicks en hommage à leur riche histoire.
Suit une déconstruction de Batman en reflet inverse, particulièrement dure et extrêmement violente à plusieurs degrés, pas inintéressante mais nettement moins aboutie que la parodie étincelante de Superman des premiers numéros. On en apprend cependant plus sur le monde de San Futuro à chaque nouvelle histoire, ainsi que sur la personnalité de Law, plus intéressant que le portrait simpliste de flic abusif des débuts.
Le concept aurait pourtant tendance à s'essouffler à mesure que progressent les one-shots, compilés par Urban Comics pour proposer une édition complète. Sur la ligne d'arrivée, Marshal Law reste tout de même follement généreux, servi par le style unique d'O'Neill et son envie d'en foutre partout, d'installer des graffitis nihilistes à chaque case, à chaque tatouage et à chaque devanture de boutique. Énormément de violence, une claque à chaque facette des valeurs passéistes des Etats-Unis, de la politique de Ronald Reagan et Margaret Thatcher réunis, contre l'autoritarisme, la religion, le conservatisme et la propagande culturelle que Law voit dans les héros costumés. Tout ça, et d'autres trucs par ci par là.
Témoin d'une époque et d'un certain courant de pensée, le bouquin de Pat Mills peut-être lu comme un récit d'avant-garde autant que comme un constat de transition. L'auteur l'explique lui-même dans la post-face de l'ouvrage : Marshal Law est moins une critique envers ce que sont les super-héros, et davantage envers ce qu'ils ne sont pas. Profondément rebelle, l'auteur aurait aimé que ces surhommes, adulés de tous, prétendant servir la justice et défendre la veuve ou l'orphelin, passent moins de temps à combattre des vilains fabriqués de toutes pièces et s'attaquent davantage aux réels problèmes de leur temps. A travers un personnage principal écoeuré par tout ce foin que l'on peut faire autour des super-pouvoirs, le scénariste annonce le Dark Age et l'élan libertaire des nouveaux héros qui surviendront des années plus tard. Dans toute la panoplie d'idées propres aux années 1980, dont certains n'auront retenu que Watchmen, et pas nécessairement pour les bonnes raisons, les Authority et Planetary seront aussi des héritiers tardifs de Pat Mills et 2000AD.
Paradoxalement, dans le grand champ de bataille que sont devenus les débats idéologiques autour des comics mainstreams dernièrement, on peut s'amuser à trouver Law diablement actuel, en particulier si l'on choisit de se référer aux idées en vogue aux Etats-Unis comme en Angleterre récemment. On ne cessera jamais de saluer l'avant-garde des oeuvres d'anticipation nées de la décennie 1980 - dans le champ des comics, Moore ou Mills passent pour des équivalents de Verhoeven inexplicablement perchés au-dessus de la masse. Un miracle d'avoir pu retrouver ces auteurs chez les maisons plutôt traditionnelles que sont DC et Marvel, avec des styles que l'on retrouve nettement plus rarement aujourd'hui.
Attention tout de même où vous mettez les pieds : Marshal Law est un comics adressé à un lectorat expérimenté, qui devra prendre son mal en patience pour accepter certaines métaphores et supporter une violence graphique et verbale parfois épaisse, voire cruelle. De même, le style d'O'Neill pourra en rebuter certains, et l'idée de voir un Batman parodié au vitriol devrait rebuter ceux qui n'aiment pas que l'on prenne leurs personnages de hauts. Moins bête que certains segments ne pourraient le laisser penser, le bouquin est surtout à lire comme un passage de témoin entre les punks rebelles des années 1970 et la génération de grands Anglais qui s'annonçaient pour Vertigo et les grands runs des décennies suivantes, en plus d'être un contre-point assez emblématique de ce moment de rupture où les super-héros agaçaient, par endroits, et avaient besoin de changer de cap. A posséder si vous êtes fans du style, unique en son genre.
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