Troisième rebond dans le curieux feuilleton médiatique autour des chiffres de Black Adam. Récapitulatif des quelques derniers jours, si vous étiez trop occupés à préparer vos vacances ou à profiter de vos amis pendant la gaieté des fêtes pour vous intéresser aux vrais sujets qui comptent : il y a de cela une semaine, la rédaction de Variety revenait sur l'échec du film de Dwayne Johnson, susceptible de faire perdre entre 50 et 100 millions de dollars au studio Warner Bros. au sortir de sa période d'exploitation.
Là-dessus, coup de théâtre, la rédaction de Deadline décide de riposter en publiant de son côté une tribune particulièrement féroce, et armée de données précises. L'argument ? Expliquer que, d'une part, le film serait bel et bien un succès, et d'autre part, que les chiffres sont à prendre dans un delta relatif - celui d'un lancement de franchise, d'un film resté premier des ventes pendant trois semaines, avant la sortie de Black Panther : Wakanda Forever, etc. Une sorte de feu croisé entre deux antennes de presse au demeurant respectables dans le secteur du cinéma. Dwayne Johnson lui-même a été le premier à entretenir cette guerre des chiffres. Sur les réseaux sociaux, le comédien expliquait s'être entretenu avec "les financiers" et affirmait pouvoir confirmer officiellement que Black Adam était un succès économique, à hauteur de 52 à 72 millions de dollars de bénéfices, selon Deadline - mais surtout selon lui.
Et sans surprises : une surprise
Si vous avez l'habitude de croquer les articles de cette rédaction en particulier, vous avez probablement dû remarquer ce parti pris curieux dans la tonalité employé par l'article d'Anthony d'Alessandro, sur Deadline. pour faire court, celui-ci va largement dans le sens du discours triomphal scandé par l'acteur vedette. Et c'est bien là ce qui est curieux. D'abord, les montants avancés ne se limitent pas à la vente de ticket de cinéma - dont le cumul sert généralement de référentiel unique pour mesurer un succès au box office - mais mettent aussi dans la balance les ventes ou locations VOD, ainsi que les produits dérivés. Ce qui signifie donc que le calcul est mensonger à la racine. Sur un plan prosaïque, ces sommes là ne sont jamais présentées ou revendiquées par les studios pour prendre la température d'un succès ou d'un échec dans les salles.
Prenez le cas de The Batman. Le film de Matt Reeves a collecté 770 millions de dollars au cinéma (source BoxOfficeMojo). C'est bel et bien ce chiffre, et ce chiffre seul, qui a été présenté aux actionnaires de Warner Bros. lors des sommets trimestriels relatifs aux pertes et profits du studio. C'est encore ce chiffre qui a été vanté par David Zaslav pour justifier d'abandonner les sorties de longs-métrages exclusives à la plateforme HBO Max, et reconcentrer l'activité du groupe vers l'exploitation traditionnelle. En somme, la courbe du box office reste la boussole principale des studios, et si Warner Bros. avait voulu gonfler les chiffres dans ce cas précis, il leur aurait été facile de dire - par exemple - que The Batman avait empoché un milliard de dollars. Une fois les ventes de DVD, blu-rays, une fois constatées les écoutes de la bande-son sur les plateformes de streaming, les ventes de droits de diffusion à la télé' ou sur les plateformes de SVOD à l'international, le merchandising, une fois tout ceci mis bout à bout.
L'article de Deadline avait donc autant de sens que de comptabiliser sur un bilan commercial l'argent rapporté par les pubs M&M's en début de séance, ou le chèque de McDo' pour les figurines Black Adam des menus enfants, au sein d'une même grille de lecture. Cette insistance à présenter le film de Warner Bros. comme un succès, en parallèle des propos relativement agacés de Dwayne Johnson sur les réseaux sociaux, ont poussé le journaliste Matt Belloni de la rédaction de Puck (un site d'information payant extrêmement bien implanté à Hollywood, avec différents correspondants passés par de grandes rédactions, THR, Deadline, etc) à mener l'enquête.
Dans sa dernière newsletter, celui-ci n'hésite pas à remettre sérieusement en question les scores avancés par Deadline. Mieux encore, il explique que l'article d'Anthony d'Alessandro ne serait pas une chronique spontanée, mais une sorte de commande, dont Dwayne Johnson serait à l'origine. L'interprète - et surtout, le producteur de Black Adam - aurait volontairement fait fuiter les chiffres utilisés dans le tableau récapitulatif que vous pouviez découvrir à la fin de l'article incriminé. Or, ces données serait apparemment tronquées, et auraient quelque peu surpris certains producteurs de Warner Bros. qui ne s'attendaient à ce que l'acteur aille si loin pour défendre son bout de steak.
"Au milieu de tous les articles qui parlaient du fait que Black Adam avait perdu de l'argent, l'équipe de Dwayne Johnson a même été jusqu'à faire fuiter des informations à Deadline avant de tweeter à propos d'une sorte de version 'définitive' du score financier. Enfin, pardon, Johnson n'a évidemment pas admis qu'il avait fait fuiter ces données évidemment. Mais plusieurs pontes de Warner Bros. sont à peu près sûrs que c'est bien ce qui s'est passé. L'acteur assure que Black Adam sera bien dans le vert. Génial, avouez.
C'est l'une des situations les plus stupides de l'histoire de ce marché, remplie de données mensongères (seulement 100 millions dépensés en marketing à l'échelle mondiale sur ce film ? Ouais, ok... et à aucun moment ce projet n'a pu gagner les sommes qu'ils avancent en VOD, compte tenu de l'accueil du public, de la fenêtre de tir, etc. Même le taux d'intérêt de 2% que le récapitulatif avance n'est pas valable dans ce cas là, bref).
Mais surtout, sur le très, très long terme, n'importe quel film finira par rapporter un petit profit une fois qu'il aura été exploité jusqu'au bout pendant des années et des années. Ca ne veut pas dire que ce film a de la valeur. Mais bon, au moins The Rock en aura sorti un tweet à succès de toute cette histoire."
Si le journaliste ne mâche pas ces mots dans le cas présent, force est d'admettre que la situation a de quoi faire rire. D'une part, parce que
Dwayne Johnson n'est pas que l'interprète de
Black Adam. La vedette est autant l'architecte de cette adaptation, conçue comme un véhicule à sa gloire, que le metteur en scène ou les différents scénaristes passés dessus entre temps. Il y a quelques mois, celui-ci expliquait avoir refusé la proposition originale de
Warner Bros. d'un film couplé entre Shazam et Black Adam, en refusant de partager la vedette ou le temps d'écran dans une oeuvre dont il ne serait pas le héros unique - ou tout du moins, le personnage le plus puissant de chaque scène. Plus tard, le comédien assumera une posture généralement tournée vers "les fans" et l'envie de livrer à son public de fidèles la formule de routine : action, divertissement, muscle, et une proposition artistique réduite à son plus simple appareil. Cette fois, en revanche, le public et les critiques n'ont pas répondu présent, et
Johnson doit donc se débattre avec un échec constaté pour tenter de sauver les meubles sur sa stratégie et sa posture d'éternel vainqueur.
La synchronisation de l'article de Deadline et sa prise de parole sur les réseaux sociaux (ou il avoue lui-même avoir "vérifié avec les financiers" avant de s'exprimer) passe pour un aveu symbolique dans cet étonnant feuilleton. Quant à savoir si les sommes en question ont été truquées, on s'en remettra aux experts, pour vérifier ça de plus près. Dans l'intervalle, pas sûr que James Gunn ou Peter Safran apprécieront cette curieuse façon de procéder - en particulier quand l'avenir de Black Adam se décidera sur la base des chiffres. Or, eux, ils ont les chiffres. Les vrais.