Ces dernières années, les débats autour de la rémunération des artistes sous contrat s'étaient surtout concentrés sur le partage de valeur en cas d'adaptation. Et c'est normal : face à une industrie de l'audiovisuel dont les revenus se chiffrent en dizaines de millions de dollars sinon plus, les sommes proposées aux personnages responsables de la productions de BDs ont généralement tendance à passer pour dérisoires ou injustes, par simple effet comparatif. Mais les comics, dans tout ça ? Généralement, les données sont moins évidentes à appréhender.
Pour plusieurs raisons : les artistes n'ont pas forcément envie de se brouiller avec les deux principaux employeurs installés sur le marché, les rémunérations varient en fonction des profils, et la presse généraliste ne s'intéresse pas vraiment au sort des professionnels de la BD aux Etats-Unis. De fait, les précisions chiffrées sont donc plus difficiles d'accès (contrairement au cinéma, où de grandes rédactions comme le Hollywood Reporter ou des auteurs vocaux comme Ed Brubaker nous ont permis d'approfondir cette partie de l'équation).
Marvel contre les Artistes
Pourtant, le sujet s'invite périodiquement dans les conversations. Pensons par exemple à l'artiste
Jen Bartel, qui s'était publiquement exprimée sur la façon dont
Marvel avait utilisé plusieurs de ses couvertures pour alimenter le jeu mobile
Marvel Snap, sans lui offrir de rémunération supplémentaire et sans l'avoir consultée au préalable.
Les détails sont accessibles dans l'article correspondant. Suite à cette prise de parole, d'autres sujets avaient été évoqués : la difficulté pour les fournisseurs indépendants de s'organiser en syndicat, les rapports de force inégaux entre les artistes et les maisons d'édition, certaines paies inférieures proposées à des dessinateurs étrangers pour pousser les professionnels basés aux Etats-Unis à rentrer dans le rang, etc. Ce genre de débats ouverts se font de moins en moins rares à l'heure des réseaux sociaux, où les créatifs peuvent prendre la parole plus facilement, pour toutes celles et ceux qui ne risquent pas forcément de mettre leur avenir immédiat en danger.
Dernier exemple en date : le dessinateur Dustin Nguyen (Descender) a amorcé tout récemment une nouvelle fronde contre les Big Two. Ou plutôt, cette fois, contre Marvel en particulier. En cause, celui-ci reproche notamment à l'éditeur la façon dont sont gérées les ventes et la répartition des royalties à l'international. Furieux, l'artiste ne mâche pas ses mots, en assénant un grand coup de pied dans cette épaisse fourmilière.
Traduction partielle :
"Désolé si ça vous dérange, mais Marvel sous-paye ses artistes depuis le départ. Sauf si vous arrivez à vous faire payer 6000 à 7000 dollars la couverture, dans ce cas là bravo. J'espère pour vous que vous aurez votre part sur les adaptations du MCU et que vous touchez des royalties sur les ventes.
Entre Marvel et DC Comics, Marvel est la SEULE compagnie qui ne verse pas d'argent aux artistes sur les ventes réalisées en dehors des Etats-Unis. RENDEZ-VOUS COMPTE. Oui, l'Amérique est le pays d'origine des super-héros (le Japon a ses mangas qu'on adore tous, en Europe tous ces machins géniaux qu'on aime malgré le fait qu'on ne sait pas trop comment les résumer) et what the fuck ? Ils ne veulent pas payer les créateurs sur ces marchés ? BORDEL (ndlr : et jurons variés). Et aussi, vous savez, les goodies, les t-shirts, le merchandising ? Bonne chance pour être payé là-dessus.
J'ai des gens qui m'ont écrit par message pour me dire que je devais faire attention. 'Ne va pas froisser Marvel, c'est un acteur important, l'un des deux seuls à produire du mainstream.' Oh mais bordel, je les emmerde. Qu'est-ce que j'en ai à FOUTRE. J'emmerde tous ceux chez Marvel avec qui je n'ai pas déjà travaillé (et je précise : j'AIME les éditeurs avec qui j'ai bossé là-bas, ils font LEUR TRAVAIL DANS LES TEMPS). Les équipes à l'éditorial n'ont aucun contrôle là-dessus, ce ne sont pas eux qui décident des putains de paies. Je vais vous résumer ça simplement : vous êtes un artiste, vous avez dessiné un truc, vous voulez être payé pour ce truc. Maintenant, demain, dans le futur. Ce que vous avez dessiné compte pour AUJOURD'HUI et pour DEMAIN, ICI, AILLEURS, DANS TOUS LES PAYS, MÊME DANS CEUX DANS LESQUELS VOUS N'HABITEZ PAS."
Pour marquer une courte pause, Dustin Nguyen fait ici référence à une provision claire indiquée dans les contrats standardisés que Marvel propose à ses dessinateurs. En parallèle d'autres nombreuses clauses relatives aux rémunérations de ses prestataires à la commande, l'éditeur stipule noir sur blanc que les droits versés aux auteurs sur les ventes de comics ne s'appliquent qu'aux titres publiés aux Etats-Unis, ou plus généralement, publiés en Anglais. Le reste des marchés concernés par la production (Espagne, Amérique du Sud, France, Allemagne, etc) ne sont pas éligibles aux calculs proposés sur les ventes d'albums ou de rééditions.
Voici la formule telle que celle-ci est présentée dans les contrats. Précision : il s'agit en l'occurrence d'un extrait du document officiel, généralement considéré comme le contrat "d'entrée" pour les artistes qui signent chez Marvel.
"Ces rémunérations s'appliquent aux comics et aux collections produites, distribuées et vendues par Marvel en langue anglaise, et ne s'appliquent pas aux travaux publiés par des partenaires de Marvel, publiés dans des langues étrangères, ou vendus dans des formats qui ne seraient pas couverts dans ce contrat."
En l'occurrence, les rémunérations en question concernent précisément les arriérés de paiements sur les éditions collectées sur support physique (albums, TPBs) ou numérique. Là-encore, on imagine que les sommes auront tendance à varier en fonction des profils (selon le degré de popularité des équipes créatives ou leur capacité à générer des ventes substantielles) ou de la nature de certains projets (série régulière, série limitée). Mais pour reprendre ce même exemple du contrat standardisé, aux Etats-Unis, Marvel aurait tendance à proposer 4,5% de royalties sur le prix de vente de chaque album vendu sur support physique et 7% sur le prix de vente de chaque album vendu sur support numérique. Et attention : ces pourcentages ne sont pas individuels, avec 4,5% et 7% pour le scénariste et 4,5% et 7% pour le dessinateur. Il s'agit bel et bien d'une somme unique, d'un seul et même montant obtenu sur la base de ce calcul, et qui devra ensuite être réparti entre les différents membres de l'équipe créative (scénariste, dessinateur, éventuellement encreur et coloriste, sans oublier les agents artistiques des uns et des autres). Généralement, les projets chez Marvel ont souvent tendance à mobiliser au moins trois personnes, sans oublier leurs agents individuels, qui doivent donc se partager la somme obtenue.
Pour résumer, Dustin Nguyen reproche donc à Marvel de ne pas appliquer ces pourcentages sur les ventes réalisées dans les territoires non-anglophones. Au hasard, en Europe. Et pour ce qui concerne le merchandising, là-encore, les contrats ont l'avantage d'être clairs sur le sujet :
"Les créatifs acceptent de céder à Marvel un droit exclusif, perpétuel, irrévocable, payé sur pièce et sans possibilité de royalties, pour le monde entier, sur l'utilisation, l'exploitation commerciale et la possibilité d'accords externes de l'intégralité du matériel fourni, sous la protection des lois sur les droits de la propriété intellectuelle, dans toutes les langues qui existent, sous toutes les formes, pour tous les supports et sur tous les marchés, selon la configuration actuelle ou toute configuration future éventuelle, sans aucune compensation additionnelle ou considération à l'égard des créatifs."
Force est d'admettre : le langage juridique a plutôt tendance à laisser peu de place de doute. Cet usufruit exclusif de la propriété intellectuelle occupe en réalité plusieurs section du contrat standardisé, pour insister sur l'impossibilité des recours potentiels et figer la réalité de la mission réalisée par les artistes dans un marbre concret, solide, inaltérable. Et de ce point de vue, difficile de feindre la surprise. La réalité du statut "work for hire" est une donnée fixe de l'industrie des comics pour les super-héros depuis l'origine même du répertoire. Cette avalanche de termes dans les contrats aurait même tendance à passer pour un excès de prudence de la part des avocats du groupe Marvel - comme pour s'assurer qu'aucune exception juridique ne vienne menacer la réglementation en vigueur. En somme : t-shirts, goodies, posters, toute forme de merchandising revient exclusivement à l'entreprise, qui n'a aucune obligation légale de compenser ou de rémunérer ses fournisseurs sur les profits des produits dérivés générés à partir de leur travail.
Pour en revenir à la prise de parole de Dustin Nguyen :
"J'emmerde ce putain de contrat. Je suis trop petit dans la chaîne alimentaire pour négocier mieux. Mais ceux qui ont gravi les échelons, ceux qui ont du poids à faire valoir dans la balance, s'il vous plaît, aidez nous à obtenir de meilleures conditions de travail. DC Comics n'est pas forcément mieux que Marvel. Après tout, ça reste un conglomérat, le fait est que tout appartient à Warner Bros., ce qui n'aide pas forcément à plaider leur cause. MAIS, lorsque j'ai formulé des demandes à DC Comics, ils au moins eu le mérite de bien vouloir m'entendre.
Chez Marvel, j'ai obtenu... je vous jure, 75 DOLLARS D'AUGMENTATION SUR LE PRIX A LA PAGE EN L'ESPACE DE QUINZE ANS. Même le salaire minimum en Californie a augmenté plus vite que ce qu'ils ont proposé en terme d'amélioration depuis dix ans (même ce connard de Trump fera mieux que Marvel d'ici quelques mois). Je n'avais même pas besoin d'être augmenté si c'était pour obtenir si peu, mais je voulais voir à quel point ils étaient radins. C'est l'équivalent de dire 'S'il vous plaît m'sieur, est-ce que je peux avoir 15 centimes maintenant que vous avez fait vos milliers de dollars'."
Dans la foulée, cette prise de parole particulièrement amère a mis le feu aux poudres parmi les professionnels du secteur depuis les réseaux sociaux. De nombreux artistes ont témoigné de leurs propres expériences, vis-à-vis de Marvel, mais aussi de DC Comics, sur la nature des contrats et des salaires proposés sur le marché des super-héros. A commencer par Zoe Thorogood : la jeune prodige du marché indépendant est notamment revenue sur sa courte expérience dans cette partie du secteur de la BD aux Etats-Unis, lorsque celle-ci avait accepté de signer un design de personnage censé alimenter la bulle de nouveaux héros assemblés autour de l'univers Spider-Verse.
Thorogood explique avoir été payée 100 dollars pour cette recherche graphique... qui a ensuite été transformée en couverture variante. Généralement, Marvel a effectivement tendance à rémunérer certains artistes précis pour les designs de nouveaux héros (avec une précision notable : les commandes des "costumes" en question ne sont rémunérées que si le dessinateur ou la dessinatrice concerné(e) n'est pas déjà en poste sur la série, en général, et quand il s'agit donc de prestations sollicitées et extérieures à l'équipe créative de base). Sauf que, cette fois, cela signifie que l'éditeur a versé un seul salaire pour une commande rentabilisée... deux fois. Une fois pour le design, une fois pour la cover, avec la même illustration. En théorie, Zoe Thorogood aurait donc dû être payée en tant qu'"artiste de couverture".
Les quelques informations que l'on peut obtenir sur le sujet sont formelles : même dans la moyenne basse, les professionnels qui fournissent des variantes sur les séries Marvel ont plutôt tendance à toucher au moins 200 dollars, sinon 300, par illustration. En l'occurrence, les tarifs d'entrée de gamme sont plus difficiles à estimer, mais par nature, une couverture coûte généralement plus cher qu'une planche. Or, justement, le prix "de base" d'une planche chez Marvel est estimé à 160 dollars pour les crayonnés (et 90 dollars pour l'encrage). Autant dire que l'éditeur s'est offert une couverture variante à peu de frais - de la part d'une étoile montante de l'industrie, payée une bouchée de pain pour réaliser deux commandes d'un coup, design et cover, la définition même d'une opération commerciale avantageuse.
"La seule fois où j'ai travaillé avec Marvel, c'était pour réaliser le design d'un personnage. Ils m'ont payée 100 dollars (mdr) mais je trouvais que c'était cool de produire un truc comme ça, donc j'ai accepté. Et ensuite, sans me consulter, ils ont utilisé ce concept art comme une couverture et ne m'ont rien versé pour ça. Et tout le monde s'était moqué de moi : c'est normal ! Ce n'était PAS un truc censé servir de couverture, c'était jute une recherche pour un personnage !"
D'autres témoignages concordants sont ensuite venus se greffer à la mêlée. Dans le détail :
- Sean Murphy soutient la prise de position de Dustin Nguyen : "J'approuve. C'est exactement pour ça que je reste loyal à DC Comics. J'ai appris récemment que j'avais été blacklisté de chez Marvel pendant environ dix ans. J'ai tenté d'améliorer cette relation, sans grand succès. Peut-être que si j'avais accepté de réduire d'un tiers le salaire que je touchais chez DC, pour accepter de bosser sur un personnage de seconde zone, ils auraient été intéressés à l'idée de m'embaucher." Particulièrement ouvert sur ce débat des paies, le dessinateur fait partie des quelques professionnels de l'industrie à avoir acquis un statut d'artiste star, en grande partie pour son travail sur la série des White Knight.
- Chris Stevens : "Totalement d'accord. J'ai arrêté de travailler pour eux en 2018. J'avais demandé une augmentation. Sans réclamer un montant spécifique, j'étais prêt à accepter LA MOINDRE augmentation, et ils ont dit non. Ça faisait dix ans que je leur dessinais des couvertures, et ils ne m'avaient jamais augmenté. Mais ils savent qu'ils n'ont pas besoin de nous. Ils savent qu'ils trouveront toujours quelqu'un qui acceptera de travailler pour des cacahuètes, donc ils n'ont aucun intérêt à nous augmenter."
- Yanick Paquette, autre dessinateur star, témoigne de sa propre expérience dans le comparatif des prix : "Ça fait des années que Marvel abuse de son statut de quasi monopole sur le marché mainstream. TOUS LES AUTRES ont accepté de mieux me payer sur le prix des couvertures. DC Comics, IDW, BOOM, Oni, Dark Horse, même des gars qui m'ont sollicité pour leurs projets sur Kickstarter. Leur argument consiste généralement à vous dire que vous gagnerez plus d'argent en vendant vos originaux (et là-dessus, c'est vrai, bien sûr), mais ça, c'est moi que ça regarde, on s'est battus pour conserver nos originaux, et le fait de proposer des paies inférieures à tout le reste du marché c'est leur vengeance pour avoir perdu le contrôle sur cette partie des revenus."
- Jason Shawn Alexander en a aussi profité pour évoquer le cas de DC Comics : "Mon expérience chez Marvel était une vaste blague, et DC c'était à peine mieux. Et encore, ils sont actuellement en train de m'entuber sur mon propre projet indépendant. Lol. Même plus besoin d'être poli sur le sujet, c'est comme ça qu'ils s'en sortent à chaque fois : les artistes sont des timides et se laissent faire. On les emmerde." On imagine que cette référence à DC Comics concerne le comics Frostbite, publié sous pavillon Vertigo. Comme le rappelle d'ailleurs la rédaction de BleedingCool, ce titre, publié dans la dernière période d'activité du label "creator shared" de la maison d'édition, était tombé dans un moment où les contrats avaient été sévèrement écorchés suite à la refonte de l'enseigne. A cette période, Vertigo avait globalement été vidé de toutes ses protections rémunératoires, ce qui avait motivé beaucoup de créateurs à migrer vers les conditions nettement plus favorables proposées chez Image Comics.
- D'autres professionnels ont soutenu la prise de parole de Dustin Nguyen : Rob Liefeld, J.H. Williams III, Ben Templesmith, Belen Ortega, Heather Antos, Scott Williams, Bengal... mais paradoxalement, beaucoup d'autres n'ont pas réagi au coup de gueule du dessinateur. On imagine que pour toutes celles et ceux qui poursuivent actuellement leur collaboration avec la Maison des Idées, le risque serait un peu trop grand.
Sur le papier, un coup d'éclat localisé qui risque malheureusement de ne pas avoir d'impact immédiat sans une prise de conscience massive du lectorat. La problématique reste la même pour toutes les fois où cette situation s'est déjà produite : Marvel fonctionne dans une logique de groupe qui a rarement eu l'habitude de considérer les variables humaines au carrefour de la production de comics (coût de la vie, mutuelles, retraites, etc).
De fait, l'éditeur applique cette logique du "marche ou crève" par tradition ou par dogme, et ne compte probablement pas infléchir sa politique interne si les responsables n'estiment pas ces évolutions nécessaires. En somme, si les ventes poursuivent leur trajectoire actuelle, sans énorme scandale public (ce qui n'est pas le cas ici : Dustin NGuyen ne porte pas une voix suffisante pour se faire entendre des consommateurs moyens), les deux principales structures du secteur super-héros pourront encore s'accrocher à l'idée que nul n'est irremplaçable et que les salariés récalcitrants pourront toujours tenter leur chance ailleurs. La seule possibilité de voir la situation s'améliorer reste donc dans les mains du lectorat lui-même, à supposer que celui-ci prenne conscience des réalités internes de cette usine à gaz.