La réponse ne s'est pas faite attendre. Dans la journée d'hier, Bill Willingham, scénariste et créateur des comics Fables, était revenu sur la situation de cette propriété intellectuelle, dans la foulée d'un conflit prolongé avec les éditions DC Comics. L'auteur a pu faire état de ses griefs vis-à-vis de l'enseigne, mais aussi vis-à-vis du groupe DC Entertainment au sens large. Pour résumer ? Sur la gestion interne, Bill Willingham explique que les choses ont changé depuis la signature du contrat d'édition original avec le label Vertigo pour le lancement des comics Fables.
Depuis quelques années, DC Comics aurait tenté à plusieurs reprises d'arracher les droits de cette petite marque (développée en "creator owned") à son scénariste, en rognant sur les payes d'intéressements, les royalties, en ne le consultant pas lors des signatures d'adaptations éventuelles, en ignorant les multiples relances de l'intéressé, etc. En définitive, et pour contourner le problème, Bill Willingham expliquait avoir pris la décision de renoncer aux droits de Fables, pour placer la série dans le domaine public. Ce qui signifierait donc, sur le papier, que celui-ci aurait renoncé à son statut d'auteur exclusif pour permettre aux uns et aux autres de sortir leurs propres comics Fables, voire leurs propres adaptations.
Evidemment, la mise en effet s'annonce plus complexe
Bill Willingham évoquait cette donnée dans son propre communiqué, publié sur la plateforme
Subtack : la législation sur le droit d'auteurs aux Etats-Unis est notoirement floue, complexe et difficile à considérer comme un champ d'expériences particulièrement éloquent. Les artistes de comics le savent mieux que les autres. Plusieurs affaires tranchées devant la justice auront donné raison aux éditeurs contre les créateurs de BD à l'échelle des contrats en "
work for hire" (autrement dit, pour les salariés à la commande), mais le débat est loin d'avoir été réglé une bonne fois pour toutes par ces différentes jurisprudences passées. Encore aujourd'hui,
Marvel Studios, à titre d'exemple, se retrouve obligé de faire signer aux auteurs et aux autrices des comics adaptés au cinéma et à la télévision
des contrats bien spécifiques, qui les poussent à renoncer à leurs droits sur les personnages (et mécaniquement, sur les royalties).
Ce genre de boucliers brandis par les producteurs en cas de litiges potentiels n'aurait aucun sens si la juridiction était claire. Et dans le cas présent, avec un contrat en creator owned, on aurait même tendance à penser que les choses devraient être encore plus compliquées. Si Bill Willingham s'est certainement entretenu avec différents avocats avant de prendre sa décision, du point de vue du groupe, de l'employeur, sa tactique est d'ores et déjà à considérer comme nulle et non avenue.
Voici, très concrètement, ce que l'éditeur a répondu suite à l'explosion de "l'affaire" Fables :
"Le comics Fables et ses différents romans graphiques publiés chez DC Comics, de même que les personnages, les histoires et les éléments qui les composent, sont la propriété de DC Comics et restent protégés par la loi des Etats-Unis sur le copyright et à travers le monde, en accord avec les lois appliquées sur chaque territoire, et ne font pas partie des oeuvres tombées dans le domaine public.
DC conserve l'intégralité des droits et prendra les décisions nécessaires pour protéger ses droits à la propriété intellectuelle."
Le message a le mérite d'être clair : si vous espérez tenter votre chance en proposant votre propre lecture de Fables, comme Bill Willingham l'indiquait, DC Comics n'hésitera pas à vous attaquer en justice. Une réaction attendue, et pas forcément surprenante, de la part d'une entreprise qui compte bien se battre pour conserver la propriété intellectuelle de Fables en dépit des déclarations de son créateur officiel.
Là-encore, le débat risque donc de finir entre les mains des juristes, au-delà de toute considération personnelle, ou de l'éthique des individus mis en jeu dans cet étonnante spirale médiatique. Sur les réseaux sociaux, les déclarations passées de Bill Willingham, la proximité de l'auteur avec les médias d'extrême-droite, ses déclarations contre la Palestine, contre la culture "wokiste", et certaines prises positions laissant suggérer une hostilité vis-à-vis de l'avortement, se sont déjà invitées dans les conversations apparues à l'aune de ce coup de force. Pour sortir de ce cas de figure individuel, la politique de DC Comics sur les propriétés intellectuelles accordées aux créateurs du label Vertigo a aussi été scrutée de près par certains. Au hasard, ces extraits de dépôts aux offices américains de la propriété intellectuelle, qui tendraient à confirmer (pour l'heure) le statut d'auteur officiel de Bill Willingham sur les comics Fables, avec l'accord de DC Comics.
Mais, ces documents sont là-encore de l'ordre du circonstanciel, compte tenu de la difficulté du droit sur la propriété aux Etats-Unis. L'éditeur Stuart Moore, lui-même passé par un poste de gestion chez Vertigo, a expliqué que les choses allaient effectivement être plus complexes à démêler que prévu :
"Pourquoi est-ce que tout le monde se met à critiquer Bill Willingham ? Il se contente de rendre public un conflit avec une grande corporation. J'ai participé à réviser certains de ces contrats Vertigo du début des années quatre-vingt dix, et je peux vous dire qu'ils sont très compliqués à approcher."
Avant d'ajouter :
"N.B. : J'ai été informé de source sûre qu'il existe un autre versant à cette affaire dont personne ne parle pour le moment"
A quoi peut-il faire référence ? Difficile à dire. Le fait qu'il s'agisse d'un élément dont les gens ne parlent pas aurait tendance à sortir de l'équation les convictions politiques de Bill Willingham, dans la mesure où cette part du sujet fait déjà l'objet de nombreuses conversations. De son côté, la rédaction de ComicsBeat ajoute qu'il est assez rare de voir DC Comics réagir à chaud à ce genre de coup de semonce sur la scène publique. La preuve d'un engagement certain de la part de la maison d'édition - une entreprise qui compte sur une armée d'avocats largement disponible et qui n'aurait aucun problème à faire traîner la situation sur plusieurs années, en dégainant toutes les parades possibles pour empêcher Fables de tomber effectivement dans le domaine public à terme.
A voir pour d'autres détails (ou d'autres révélations), dans une situation qui risque bien de faire date sur le marché des comics, éternel terrain d'affrontement autour de la propriété intellectuelle contre le salariat à la commande.