
« New Gods est la réinvention de l’univers du Quatrième Monde de Jack Kirby par Ram V et Evan Cagle ».
S’il s’agit là d’une petite phrase de présentation somme toute classique au dos d’un album, ces quelques mots résonnent dans les faits comme un pari audacieux, si ce n’est risqué. Un pari risqué non pas parce que deux auteurs contemporains se penchent sur une œuvre culte d’un géant de la bande dessinée, mais parce qu’en se lançant dans une série sur les New Gods, Ram V et Evan Cagle, c'est aussi à un paradoxe qu'ils vont se mesurer.
Pour comprendre le problème dont il est ici question, il faut revenir au créateur des New Gods : l’immense Jack Kirby. Au début des années 1970, le « Roi des Comics » débarque chez DC en lançant Le Quatrième Monde, un ensemble de quatre séries interconnectées dessinant une grande mythologie cosmique. Plus d’un millier de planches et quatre ans plus tard, l’expérience prend finalement fin sans réelle conclusion suite à des ventes qui ne suivent plus suffisamment, laissant en place ce que Grant Morrison qualifiera de « symphonie inachevée ».
Si Kirby revint travailler des années plus tard sur sa création avec le roman graphique The Hunger Dogs, celle-ci conserve toujours aujourd’hui l’aura d’une fresque incomplète. Le vide créé par un univers laissé en suspens alimente cependant logiquement les idées d’auteurs admiratifs. À ce sujet, Walter Simonson écrivait : « Avec une fin définitive, l’histoire aurait été terminée. Et comme le récit n’est jamais arrivé à son terme, la grande guerre entre Néo-Genesis et Apokolips ne prendra jamais fin, ses adversaires bloqués à jamais dans un affrontement mortel ».
Se pencher sur le Quatrième Monde de Kirby aujourd’hui, c’est donc contempler les fondations d’un édifice dont la structure finale ne sera jamais définie. Parce que son auteur d’origine ne l’a pas achevé comme il le souhaitait certes, mais également parce que l’industrie des comics étant ainsi bâtie, quelqu’un d’autre aura toujours la possibilité d’y ajouter une nouvelle pierre. Puisqu’il est question d’une base sur laquelle construire, quel est donc alors le paradoxe sur lequel s’aventure l’équipe créative des New Gods d'aujourd'hui ? La réponse tient en un nom : Jack Kirby.

S’aventurer sur le Quatrième Monde, c’est marcher dans les pas de Kirby. Et marcher dans les pas de Kirby, c’est marcher sur des œufs. Pourquoi ? Il n’est pas ici question de comparer les talents, mais de comprendre la logique d’un créateur. Le Quatrième Monde est une expérimentation tant narrative que visuelle. La volonté de cet ensemble était de proposer quelque chose de nouveau. Une idée qui se heurta d’ailleurs à l’équipe commerciale de DC, qui força le « King » à reprendre à son arrivée une série pré-existante, là où celui-ci voulait avant tout innover.
Évoquant cette mentalité, Mark Evanier raconte que, du vivant de l’auteur, un dessinateur arrivant sur la série Captain America avait déclaré espérer réussir à restituer « la patte Kirby ». Le principal intéressé avait alors expliqué : « Ce gamin n’a rien compris, la patte Kirby consiste à créer de nouvelles BD ». Le Quatrième Monde se voulait proposer quelque chose de nouveau, une ambition qui a du composer avec l’existence de la série Superman’s Pal Jimmy Olsen, que Kirby avait accepté de reprendre et d’inclure à son grand projet « à contrecœur » (toujours selon Mark Evanier).
Voici donc Ram V et Evan Cagle au cœur du paradoxe : celui de faire perdurer l’héritage d’une œuvre qui souhaitait intrinsèquement proposer de la nouveauté, et non reprendre ce qui avait pu être créé par un autre auparavant. Façonner une nouvelle série se réclamant du Quatrième Monde semble donc relever du casse-tête : s’inscrire dans une continuité artistique reviendrait à trahir cette dernière, et s’en éloigner viderait le titre New Gods de son sens. Que faire alors ? C’est ici que Ram V et Evan Cagle ont compris leur matériau d’origine : ils expérimentent.
Darkseid n’est plus. L’éternel ennemi est mort, l’omniprésente menace s’est éteinte. Ram V choisit de débuter son histoire en faisant disparaître la ligne d’horizon du Quatrième Monde de Kirby, le perpétuel affrontement avec le souverain d’Apokolips. Si ce nouveau statu quo pourrait signifier le début d’une ère sereine pour Néo-Genesis, l’énigmatique Métron prophétise l’avènement sur Terre d’un nouveau dieu, un enfant qui pourrait bien causer la perte des deux mondes. Tandis que le chaos gagne du terrain, les Néo-Dieux se déchirent sur le sort à réserver à cet individu encore innocent.
Alors que le Haut-Père de Néo-Genesis envoie son champion Orion éliminer cet être potentiellement destructeur, le maître de l’évasion Mister Miracle et la surpuissante Big Barda se retrouvent malgré eux chargés de protéger ce jeune inconnu. Commence alors une course contre la montre pour localiser l’enfant et le mettre en sécurité là où le limier du Haut-Père ne pourra le retrouver. Mais si Orion a reçu l’ordre d’éliminer le petit, d’autres protagonistes aux desseins nébuleux tentent quant à eux de le capturer vivant.

Mister Miracle, Big Barda, Orion… autant de figures classiques du Quatrième Monde présentées ici dans une configuration qui rappellera peut-être davantage le passage de Tom King et Mitch Gerads sur ces personnages que les aventures signées Kirby. Si Scott et Barda y sont toujours de jeunes parents et qu’Orion y est également devenu un danger, Ram V ne tombe cependant pas dans la redite de Tom King et livre ici sa propre vision des Néo-Dieux avec un récit plus axé sur l’aspect mythologique de son univers et moins sur la reconstruction de ses personnages.
Quand Kirby dépeignait deux camps manichéens pour mettre en avant la nature transfuge de ses héros, offrant en filigrane un message sur la façon dont les individus peuvent se construire en accord ou en opposition à leur environnement, Ram V parle ici de la façon dont ces personnes peuvent rester intègres face au vascillement de ce même environnement ; un message ô combien actuel. Mister Miracle et Big Barda feront tout pour sauver un enfant, quitte à s’opposer frontalement à une Néo-Genesis à la dérive.

Cette volonté de se placer dans le prolongement plutôt que dans la répétition se retrouve également dans le caractère graphique de l’oeuvre. Alors que le Quatrième Monde était le fruit d’un dessinateur unique, la série New Gods - bien qu’ayant Evan Cagle comme colonne vertébrale - voit défiler un artiste invité à chacun de ses numéros. Cette diversité des traits participe ainsi à la « réinvention » voulue de cet univers, tant sur un plan visuel que dans son esprit. L’ensemble, riche, reste toutefois cohérent puisque ces variations tiennent habilement compte des différents lieux et époques du récit.

On sera donc ravi de voir ou de revoir certains noms, avec notamment le retour aux côté de Ram V d’un Filipe Andrade toujours au sommet dans le sixième et dernier chapitre de ce premier volume. Si les artistes invités mettent la barre haute, Evan Cagle n’a pas à rougir de son travail : bien qu’il ait moins l’occasion de placer des trouvailles visuelles à chaque page, l’homme sait profiter des opportunités graphiques qui lui sont offertes. Quant au fait que passer du style de Riccardo Federici à celui d’Andrew MacLean d’un épisode à l’autre puisse dérouter, il faudra y voir ici de l’audace.
Les New Gods de Ram V et Evan Cagle sont effectivement une réinvention du Quatrième Monde de Kirby. Non pas par leur volonté de renverser brutalement la table, mais par leur souhait d’accompagner cette création vers une autre proposition tant narrative qu’artistique. Plutôt que de sombrer dans l’adage idiot du « plagiat comme plus beau des hommages », l’équipe créative démontre son profond respect de l’œuvre d’origine et de son créateur en se permettant d’y prendre des libertés plutôt que de faire le choix de la décalquer.
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Cette critique a été rédigée par Malo Martinez.
