Bienvenue dans un nouveau numéro de la chronique des "critiques express". A intervalles réguliers, la rédaction vous propose de courtes reviews sur des numéros de comics VO sortis récemment. L'idée est de pouvoir à la fois vous proposer une analyse des sorties attendues du côté des éditeurs mainstream et indé', parler également de runs sur la durée, et essayer de piquer votre curiosité sur quelques titres moins en vue. En somme, tout simplement de mettre en avant le médium comics dans nos colonnes autrement que par le prisme pur de l'article d'actualités.
Si la rédaction propose généralement une sélection ciblée pour cette chronique, autour de nos goûts personnels ou de nos intérêts précis, le fait est que la tendance des croisements de franchise suit son cours dans le paysage de l'industrie moderne. C'est curieux, non ? On aura probablement l'occasion d'en parler d'ici les prochaines semaines, mais par exemple : Godzilla a décidé de prolonger son séjour dans l'univers Marvel pour un deuxième tour de piste. Et même si la maison d'édition reste généralement hostile aux partenariats avec d'autres enseignes (en dehors de cet exemple précis), on sait que les Fantastic Four vont aussi croiser les Gargoyles d'ici cet automne. Pendant ce temps là, chez DC Comics, Sonic et ses potes font cause commune avec la Justice League, tandis que les Tortues Ninja sont venues taper la bise aux Maîtres de l'Univers du côté de chez Dark Horse.
Et puis, un peu plus loin, Ash, le héros de la trilogie des films Evil Dead piste la galinette cendrée en compagnie de Red Sonja chez Dynamite Entertainment. Même si l'exemple ne correspond pas forcément au reste de la liste (compte tenu des habitudes de cette compagnie un peu particulière), ça fait tout de même beaucoup de piqueniques entre cousins des quatre coins de la culture pop' cette année. Robert Kirkman a même monté tout un univers partagé sur la base de cette promesse - "les gens aiment bien G.I. Joe, les gens aiment bien Transformers, on n'a qu'à se dire qu'ils sont voisins depuis le départ et puis voilà" pour résumer le programme extrêmement basique, mais tout de même efficace, de l'univers Energon.
D'aucuns pourraient répondre que cette tendance n'est pas forcément une franche nouveauté pour le marché des comics. Et ce serait vrai, bien sûr. En revanche, ce qui a changé, c'est que l'argent n'est plus forcément mis aux mêmes endroits. Autrefois, si les rencontres de licences pouvaient passer pour de simples objets de consommation paresseux, souvent inintéressants ou poussifs dans leurs concepts, les éditeurs s'arrangent désormais pour mobiliser une certaine quantité de talent autour de ces projets. Si bien que la rencontre en question n'est plus que le bête caprice que l'on tend aux grands enfants de trente-cinq ans pour leur chatouiller la corde nostalgique, mais bien d'authentiques réussites occasionnelles, susceptibles de revendiquer une réelle envie de bien faire et une passion communicative pour les univers que l'on met face à face. A tel point que les gros lecteurs n'ont même plus l'impression de se faire pigeonner au moment de passer à la caisse. Et si vous vous demandez pourquoi on précise tout ça, pourquoi cette apologie surprenante sur l'évolution des comics de licence dans le présent... mettons qu'on a surtout envie de vous convaincre qu'on est pas forcément contre le principe dans l'absolu. Et parce que, chez Marvel... la sauce ne prend toujours pas.
L'exercice de la critique de comics à parution mensuelle oblige à revenir plusieurs fois sur un même titre, afin de juger si ce dernier parvient à se maintenir sur un temps plus ou moins long. Forcément, du côté de DC Comics, difficile de ne pas rempiler sur ce qui reste l'un des évènements majeurs de l'année : le retour de Jeph Loeb et Jim Lee sur du Batman en mensuel, pour un arc Hush 2 qui n'avance pas des masses, il faut bien le dire, sur ce second numéro. On avait laissé Batman seul avec un Joker passablement mutilé par Hush (ou quelqu'un qui tente de se faire passer pour lui ?) ; code d'honneur du Chevalier Noir oblige, ce dernier va devoir faire en sorte de lui sauver la vie - quand bien même il a dû subir toutes les horreurs du Clown Prince du Crime, et cette décision ne va pas particulièrement plaire à tout le monde.
Ce court résumé suffirait d'ailleurs à résumer l'intrigue de ce second numéro, qui montre peut-être là les premières faiblesses de Hush 2 en tant qu'arc scénaristique ? Batman ressasse une partie de son passé que tout le monde connaît bien, on le voit sans cesse penser au fait qu'il a conscience d'être manipulé par Tommy Elliott, tout en refusant cet état de fait, et la conclusion est faite avec la même mécanique qu'au précédent numéro. C'est-à-dire que Batman explique à son lecteur ce qu'il se passe, comme si Jeph Loeb voulait absolument pointer le doigt dans une seule direction narrative, ce qui forcément pousse ledit lecteur à se méfier. Un jeu dangereux pour le scénariste : soit il berne en effet tout le monde et on s'en rend déjà compte ; soit il ne le fait pas et il sera pour le moment difficile de trouver un grand intérêt à l'intrigue.
D'autant plus qu'il y a un problème majeur : l'impression que Hush 2 est vraiment la suite directe de Hush - comme s'il ne s'était pas passé vingt ans d'évolution dans le traitement de certains personnages, particulièrement celui qui intervient dans la seconde moitié du numéro. On comprendra aisément que Loeb ait accepté de reprendre Batman avec la condition "foutez moi la paix sur la continuité", mais tout de même. Il y a des gens qui risquent de tiquer. Du reste, Jim Lee n'est plus le Jim Lee d'il y a deux décennies, mais il serait malhonnête de dire qu'on apprécie pas ce Batman #159 si on a été fan auparavant de son dessin. L'encrage appuyé, les poses qui prennent une demi-page, l'apparente brutalité des scènes : un sorte de voyage dans le temps qui ne fait pas si mal aux rétines que ça.
Il ne faut pas se leurrer : Batman Hush 2 a sûrement quelques surprises dans son sac ; mais si on se fie à l'impression que dégage les deux premiers numéros, alors il faut prendre le récit pour ce qu'il est. Une sorte de friandise destinée à celles et ceux qui ont lu Hush en direct il y a plus de vingt ans, ou par qui cette précédente histoire a été la porte d'entrée fondatrice pour l'initiation aux comics. Sans foncièrement être nostalgique, Hush 2 a des accents passéistes, ce que l'on pourrait tolérer à condition que la suite ne soit pas aussi décompressée.
Arno Kikoo
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Rendez-vous compte : nous arriverons bientôt à l'anniversaire des vingt ans de cette curieuse période pendant laquelle tout le monde s'était pris d'une passion inexplicable pour le poker. Il fallait être là pour le voir. Lorsque Daniel Craig et Mads Mikkelsen se sont affrontés lors d'une bataille finale d'anthologie... autour d'une partie de carte. "Je relance", "Je checke", "Et moi je voudrais un cocktail qui tabasse", "Boum : tapis ! Et vlan, t'as rien vu venir le borgne". Ah, c'était quelque chose, Casino Royale. Au pic de son succès, la grande relance des films James Bond avait même motivé une sorte de mode passagère. Dans le monde réel, beaucoup de gens s'étaient intéressés aux parties de carte, pendant que le cinéma tentera, à sa façon, de produire des clones. Ou tout au moins, des films articulés autour de l'univers du jeu. Surtout qu'Ocean's Eleven et Ocean's Twelve étaient aussi passés par là. Tenez, prenez Las Vegas 21, par exemple. Ou Cash avec Jean Dujardin. Et Jean Reno !
Du côté des comics, le sujet du poker existe aussi, on peut le croiser dans les BDs de répertoire criminel, mais rarement au premier plan. Heureusement, l'inépuisable corne d'abondance Cullen Bunn finira par se documenter sur le sujet à l'occasion de la série Arcana Royale. C'était fatal : quand on publie six séries originales chaque année, on a vite tendance à gratter tout ce qui existe comme base de travail. Bunn a donc imaginé un poker d'un genre nouveau, croisé avec le jeu de tarot, pour une histoire de partie de cartes sur fond démoniaque. Une parieuse professionnelle est embauchée pour participer à un circuit underground. Et par underground, on veut dire que les joueurs viennent littéralement des enfers pour la plupart d'entre eux. Par un curieux hasard de circonstance, Hudson, une championne incontestée du poker no limit, se retrouve obligée de bluffer entre les démons et les magiciens de l'occulte... quitte à risquer gros.
Lancée sur une introduction convaincante, la série Arcana Royale a l'air de tenir toutes ses promesses pour le bon : le concept est suffisamment simple et ludique pour être accrocheur, et bien exécuté dans cette première fournée. L'héroïne profite d'un design réussi, avec une attitude de grande gueule qui refuse de baisser le regard, et un comportement de baroudeuse emblématique de cette catégorie de fiction basée sur le jeu. De son côté, A.C. Zamudio a suivi les bonnes idées de découpage que l'on souvent dans ces BDs qui prennent l'occulte comme terrain de jeu : découpages travaillées, atmosphères réussies, une superbe mise en couleurs de Bill Crabtree qui insuffle une esthétique impeccable dans ces cases découpées avec adresse, dans des planches plutôt généreuses, malgré quelques cassures dans les designs de personnages anthropomorphes. Comme une BD de Michael Avon Oeming découpée par J.H. Williams III, mais en toute modestie, sans exagération ou volonté de frime apparente. En somme, l'esthétique fonctionne et l'idée de base se développe sans trop d'artifice - on ne comprend pas encore grand chose, mais on se laisse guider.
Et c'est un peu ça qui fonctionne, au fond. Lorsque l'on s'engage dans comics sur la base d'une promesse aussi vague que "une partie de poker avec des démons", on a surtout envie de voir si l'histoire et les dessins seront capables de tenir debout pour motiver le caprice. En l'occurrence, Arcana Royale #1 remporte la mise. Avec ses découpages intelligents (des jetons qui servent de cases, une utilisation astucieuse de l'espace sur les double-pages), une héroïne qui accroche immédiatement la rétine, et un imaginaire foutraque qui respire l'envie de bien faire, on se laisse porter par la nouvelle lubie de Cullen Bunn sans trop de difficultés. Bien sûr, comme souvent dans le cas du scénariste, on comprend bien qu'il ne s'agira pas d'une œuvre marquante ou particulièrement mémorable. Mais le scénariste s'est suffisamment bien entouré cette fois ci pour accoucher d'une main gagnante. Reste à voir si l'auteur aura envie d'aller à tapis. Et on va s'arrêter là parce que les idées me manquent pour d'autres jeux de mots idiots.
Corentin
Lancée à l'été 2024, la série The Power Fantasy est déjà assurée d'être un grande série. Pour être franc, c'était le cas à partir du troisième ou quatrième numéro, et on s'excuse de ne pas vous avoir prévenu plus tôt. Le pitch du titre est assez simple : sur cette planète existent une demi-douzaine d'être dont la puissance équivaut à celle d'une bombe nucléaire, tous doués de pouvoirs très divers. La perspective de leur capacité destructrice est telle qu'il faut s'assurer que tout le monde reste dans les rangs, sans que quiconque ne puisse se livrer une guerre (ou une simple dispute) qui serait à même de causer des milliers de morts, sinon l'extinction de toute l'humanité. L'intrigue nous montre comment, dans le présent de 1999, la tension monte alors que l'un de ces "Atomic" décide de se lier au gouvernement américain (qui a une sainte horreur de tous les autres êtres à super-pouvoirs). Au fil des numéros, de grands évènements des décennies passées, de 1945 à 1999, ont forgé les relations qui lient nos six êtres à super-pouvoirs. Une intrigue faite de complots, de discussion morales, d'enjeux géo-politiques, et de questionnements jusqu'au boutistes sur le sacro-saint crédo du grand pouvoir et des grandes responsabilités.
The Power Fantasy est tout simplement : passionnant. Kieron Gillen a des plans qui peuvent allonger la série jusqu'à trente voire cinquante numéros, et on lui souhaite sincèrement de pouvoir aller jusque là. Chacun de ses personnages a été savamment construit, tant dans la personnalité et les pouvoirs que dans leur apparence - grâce au travail de Caspar Wijngaard qui concrétise son statut de valeur sûre de la scène indé. À l'instar d'un Jupiter's Legacy, Gillen ne prend pas à la légère la puissance des héros - et la gravité des enjeux qui gravitent autour ; mais la nature bien différente des pouvoirs de chacun des Atomics permet d'aborder tout un tas de thématiques différentes.
Avec ce huitième numéro, on nous explique enfin ce qu'a été un certain "Second Summer of Love", accident dramatique qui a mené à la disparition d'un continent entier. De quoi approfondir les relations entre Valentina (qui prend l'apparence d'un ange lorsqu'elle utilise ses pouvoirs) et Eliza (qui à l'inverse, a pactisé avec le diable), mais aussi de voir les liens de cette dernière à la terrible secte pyramidale qui a donné ses pouvoirs à Magus, lequel semble décidément de plus en plus inquiétant. Du reste, une scène montre qu'Etienne Lux est toujours un immense manipulateur et a un coup d'avance sur ses pairs, avec l'impression qu'on ne peut décidément pas lui faire confiance. Peut-être que tout ce texte ne vous parlera pas si vous n'avez jamais démarré la série, et ce n'est pas grave : sachez juste que dans The Power Fantasy, il y a des rave parties géantes qui détruisent le monde, des sectes qui confèrent des pouvoirs, une existence visiblement assumée du paradis et de l'enfer - et le tout coexiste dans un tout on ne peut plus cohérent.
Autre réussite à ne pas minorer, celle du travail de Wijngaard ; au-delà du design efficace de ses personnages, l'artiste donne corps à cet univers avec une apparente facilité déconcertante. Les couleurs qu'il utilise donnent leur cachet à chacune des scènes, avec une amplification des moments les plus intenses par des tonalités très vives, et fluo, qui sont assez caractéristiques de la patte du dessinateur. Sans forcer sur les détails, l'ensemble est d'une lisibilité exemplaire, et The Power Fantasy profite d'une ambiance qui ne saurait être reproduite avec un artiste de fill-in. Gageons que toute la série puisse se maintenir à ce niveau de qualité, et s'élever encore plus dans ses enjeux.
Une fois de plus, Kieron Gillen fait mouche avec The Power Fantasy, que certains pourraient prendre comme une forme de suite spirituelle à The Wicked+The Divine - et on ne leur donnera pas tort dans ce cas. Beau, haletant dans son suspense, passionnant dans ses thématiques, le titre se laisse découvrir et donne depuis bientôt un an l'envie d'y revenir chaque mois. Au fond, n'est-ce pas à ça que l'on juge la qualité d'une série en ongoing ?
Arno Kikoo
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Des histoires d'horreur à petite échelle, ça fait du bien. D'autant plus lorsqu'on verse dans le cadre du récit de démonologie et d'exorciste, registre pas si commun en bande dessinée (alors que des rip-offs de l'Exorciste, il y en a tellement qu'on ne les compte plus). Gus Moreno livre une sorte d'enquête paranormale, dans laquelle un exorciste qui commence à accuser son âge emmène un prêtre ayant commis un crime affreux (il a noyé un gamin en le baptisant) dans un village où un jeune garçon est visiblement possédé par le malin. Tout devient bien plus macabre quand le gamin en question affirme qu'un prêtre vient lui rendre visite depuis des mois... et qu'il s'agit de l'ancien assistant du vieil exorciste.
Entre l'investigation qui vire vers l'horreur, une action qui distille ses mystères de façon assez maline, et le coup de crayon de Jakub Rebelka, When I Lay My Vengeance... est assurément un titre d'ambiance, qui met mal à l'aise et fascine à la fois. Bien sûr que l'on veut savoir si les phénomènes étranges vont être vérifiés, si Gus Moreno a la réelle volonté de nous faire basculer dans l'horreur pure (comme avec certains moments des précédents moments, proprement dégoûtants), et surtout si une quelconque rédemption pourra être trouvée par l'un ou l'autre protagoniste. À ce moment de l'aventure, difficile de voir où l'auteur emmènera ses lecteurs, mais il semblerait qu'il n'y aura pas de fin heureuse - et c'est tant mieux. D'autant plus que Rebelka adapte une fois de plus son trait pour donner un cachet spécial à ce titre. Les visages sont déformés à la limite du cubisme de Picasso, les couleurs dans les tonalités de gris et brun participent au côté morose et morbide de l'ensemble, et les apparitions horrifiques sont proprement épouvantables. Si vous veniez pour frissonner, l'objectif est pour le moment réussi.
When I Lay My Vengeance ne révolutionne pas le registre horrifique mais remplit parfaitement sa fonction d'histoire d'horreur sur fond d'enquête religieuse. Le fait que le protagoniste principal soit un épouvantable meurtrier crée un malaise et interroge sur la possible quête de pardon qu'il pourrait avoir. L'angoisse se fait de plus en plus palpable à mesure que le paranormal prend le dessus de l'intrigue, et le travail de Rebelka est proprement inattaquable, tant il est complètement à propos vis-à-vis du style de récit abordé. Pour les fans d'horreur, une curiosité à aller inspecter de ce pas !
Arno Kikoo
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