
En parallèle d'une série régulière qui se pense comme une réinvention moderne et survitaminée de l'univers du Chevalier Noir, Absolute Batman s'offre cette semaine un numéro Annual. Une friandise à la saveur particulière, puisque le sommaire se décompose sur deux récits servis par des auteurs parmi les plus intéressants du marché des comics actuels, Daniel Warren Johnson (Wonder Woman : Dead Earth) d'un côté et James Harren (Ultramega) de l'autre. En particulier pour qui aime : la violence.
Or, c'est surtout l'histoire du premier de ces deux prodiges qui risque de faire - beaucoup - parler d'elle. Surtout compte tenu de son propos. Et aussi, pourquoi pas, d'un "courage" éventuel de la part de DC Comics, dans la mesure où l'éditeur a accepté de publier pareille histoire dans une période politique particulièrement chargée aux Etats-Unis (mais pourquoi se mentir ? En Europe également). Sur le papier, rien de choquant, sauf si l'on se place du point de vue d'une part précise de la population - celle qui ne supporte plus l'altérité, qui se pense ostracisée quand elle tient en réalité l'essentiel du pouvoir poltique entre ses mains... et qui aime placarder l'adjectif de son choix pour terrasser toute opinion contraire. Bref, pour celles et ceux qui ne veulent pas de "politique" dans les comics, soyez prévenus : Absolute Batman Annual #1 n'est pas pour vous.
On pourrait résumer l'intrigue de Daniel Warren Johnson en quelques lignes. L'histoire se base dans le passé d'un Bruce Wayne venu récupérer un stock d'armes armes non-létales (ou "pas trop létales") en bordure de Gotham City. Dans cette communauté plus rurale que sa métropole de résidence, le jeune homme, qui débute tout juste son aventure dans le rôle de Batman, tombe sur un campement de sans-abris, des laissés-pour-compte sans espoir de vie meilleure lorsqu'une grande entreprise qui avait promis de développer l'économie de la région a finalement abandonné le chantier de construction prévu au départ. Sur place, une horde de suprémacistes blancs compte bien se passer les nerfs sur les résidents de ce campement de fortune. Sauf que voilà : une chauve-souris est venue se poser au sommet de ces ruines.

Alors ? "Batman contre les nazis" ? Si on veut. Il convient déjà d'attester la façon dont Daniel Warren Johnson profite de la dimension extravagante d'Absolute Batman pour pousser les potards plus haut. Ce qui veut dire, simplement, que le scénariste ne compte pas prendre la moindre pincette dans cette lecture plus permissive (et déjà ouvertement politisée par Scott Snyder dans la série principale) en appelant un chat un chat. Johnson ne laisse aucune place au doute sur la cible de cette histoire courte, par le prisme de son récit, l'iconographie très inspirée du réel... il n'est pas possible d'interpréter ce message différemment. Les méchants de l'histoire se revendiquent d'une mouvance suprémaciste blanche, adoptent l'iconographie nazie (même si le "n-word" n'est pas utilisé dans le numéro) et sont fans des salut "romains", en plus de vouloir tabasser des personnes sans défense dont le seul crime est d'exister, ou plutôt, d'exister différemment.
En face de cette sorte de crime d'un genre nouveau, Batman ne compe pas éduquer, raisonner ou entendre l'argumentaire d'en face. Pour lui, la seule méthode de dialogue constructif dans ce cas de figure, ce sera le bourre-pif. Les bras se font casser en page pleine, les coups de poings et de genoux démontent les faciès des nazis avec toute la démesure que le dessin de Daniel Warren Johson peut avoir de tonitruant. Un concentré démentiel d'action (qui explique de façon amusante comment ce Batman ci a obtenu sa "Batmobile") pour faire l'étalage d'une brutalité résolument "Absolute", d'une colère sourde sur laquelle l'auteur ne manque pas de proposer un peu du recul.

Alors pourquoi attaquer la paragraphe précédent par un "si on veut" ? Pour cette même raison, justement. C'est l'une des forces du bonhomme depuis ses débuts : Daniel Warren Johnson aime l'action spectaculaire... et l'introspection dépouillée. Et donc, l'auteur en profite pour interroger les actions de son justicier en le posant en face de plusieurs figures diverses, d'aures gens qui lui proposent différentes façons de réagir aux gens armés d'intentions violentes. Un jeune Bruce Wayne se retrouve par exemple amené à discuter avec son père, qui lui explique que l'éducation permet d'éviter aux gens de tomber dans les affres de la haine de l'autre. Plus tard, adulte, Bruce se confronte aussi aux paroles d'un prêtre qui préfère user de compassion... même face à celles et ceux qui ont pourtant tenté de l'agresser auparavant.
Avec ces personnages secondaires, DWJ démontre (non sans cruauté) pourquoi la solution proposée par Batman ne peut pas se terminer sur une bonne note... pour autant qu'elle pourrait parfois paraître nécessaire. Un sentiment a priori partagé par l'essentiel du lectorat : dans un monde où l'extrême-droite prend de plus en plus de place, d'importance et de pouvoir, où ses discours laminent le débat public dans l'essentiel des sociétés occidentales, il apparaît évident que, de fait, la lutte contre le facisme ne pourra pas se faire que par les mots. Pour autant, personne n'a envie de cette provoquer l'escalade de la violence, qui ne fait qu'entraîner tout le monde que dans un cycle perpétuel. La tristesse qui se dégage de la lecture de cet Absolute Batman Annual #1 provient du fait qu'il n'existe pas - hélas - de Batman du monde réel our venir en aide aux gens de notre monde. Et qu'on ne peut donc que se reposer sur ce soutien imaginaire.

Reste que l'histoire est cathartique pour quiconque n'aime pas le racisme (dans un monde sain, ce devrait être la norme supposée, mais vous pourrez sans doute nous surprendre dans les commentaires) et que DC Comics adopte une certaine forme de courage en publiant ce numéro. Qui ne rencontrera pas - et c'est une garantie - l'adhésion de tous. À l'heure où l'on voit comment les grands studios, les maisons d'édition, les grands groupes de presse, céder aux sirènes du fascisme moderne, l'éditeur accepte de publier une histoire qui n'a pas peur de montrer d'où vient le danger.
Ni de mettre face les acquointances bien réelles entre les milices fascistes et les forces de l'ordre. Daniel Warren Johnson développe un discours très clair sur ce sujet (celles et ceux qui ont pu apercevoir son dessin d'un Absolute Batman aux prises avec un agent des terribles forces ICE ne seront donc pas surpris, et l'image en question avait déjà largement agité la toile en amont de ce numéro) et n'a pas peur de les exprimer. On peut parier sur une "polémique" du même genre autour d'Absolute Batman Annual #1, un comics pensé pour irriter... les personnes qui se reconnaîtront dans les ennemis affrontés par le chevalier. Avec les codes et les stigmates pourtant bien crantés dans une certaine iconographie. On peut se douter que, comme d'habitude, cette tentative de signal d'alerte ne provoquera pas de réflexion, de prise de conscience ou de débat. On peut aussi se douter que l'auteur sera ciblé par différentes attaques, et DC Comics par la même occasion.
Par ici aussi, on aura souvent été accusés de "moralisateur" en écrivant des choses aussi banales que "le racisme et le sexisme, c'est pas bien". De façon curieuse, des gens qui se reconnaissent dans des personnages fictifs qui arborent tous les mimiques visuelles des nazis, vont s'offusquer de voir un super-héros leur taper dessus. Ou bien diront que c'est trop facile de dépeindre "les blancs suprémacistes" en vilains, que le récit manquerait de subtilité et serait donc "trop politique". Pardonnez-nous, il est assez amusant de vouloir de la subtilité dans un monde où le président d'une des nations les plus puissantes au monde poste des vidéos en IA où il décharge des excréments par avion de chasse sur les manifestants qui font valoir leur droit à pouvoir s'exprimer contre sa politique. Absolute Batman Annual #1 exprime ce sentiment de ras-le-bol dans un monde qui perd tous ses repères, où l'on fait dire aux oeuvres le contraire de ce que les auteurs voulaient exprimer. Ce qui ne sera pas possible ici.

Le segment de James Harren se veut un peu plus simple dans son propos (une histoire d'un braquage dans une maison où Batman intervient, comme une forme de légende urbaine). Mais il n'en reste pas moins réjouissant dans son approche graphique, le dessinateur d'Ultramega confirmant encore s'il le fallait son sens de la mise en scène. Là aussi, économe sur les onomatopées, il laisse vivre l'action par elle-même en mettant l'accent sur l'impact des coups et la violence des affrontements. Une histoire qui a aussi droit à une touche d'émotion en conclusion. Elle reste néanmoins, dans son statut de back-up, une simple friandise qui fera plaisir en premier lieu aux fans de l'artiste. Quant au segment de deux pages de Meredith McClaren, il est amusant mais il sera difficile d'avoir grand chose de plus à écrire dessus.
Daniel Warren Johnson ne déçoit jamais, c'est la règle, et ce n'est même pas nous qui l'avons pas fixée. Même sur une simple histoire comme celle présentée dans ce numéro Annual, dans la droite lignée des commentaires politiques tout aussi clairs de Scott Snyder sur la série en canon, le dessinateur fou remplit le contrat tacitement formé avec son lectorat - leur offrir : des dingueries visuelles - tout en se permettant une réflexion plus globale sur l'idéal du super-héros face au monde réel. En l'occurrence, un propos explicite sur un aspect particulier de ce que ce monde est devenu, et dans lequel un Batman n'a plus d'autre choix que d'agir comme il le fait, malgré le constat d'échec évident posé d'entrée de jeu. Si l'on prend un plaisir cathartique à voir ces nazis modernes se prendre d'énormes parpaings dans la courge, difficile de ne pas évacuer l'idée que, dans un monde où l'humanité chercherait réellement à s'élever, il n'y aurait pas ce besoin d'avoir un Batman, Absolute ou pas. Reste à voir désormais comment Fox News et ses suiveurs arriveront à s'exciter sur ce numéro, qui fera à n'en pas douter le beurre des "antiwokistes".
- Absolute Batman Annual #1 sortira ce mercredi 29 octobre, et vous pouvez le commander par ici !