Depuis les Etats-Unis, l'histoire toute entière du genre des super-héros repose sur la base d'un conflit entre une équipe créative et une maison d'édition. Lorsque Jerry Siegel et Joe Shuster inventent le personnage de Superman, les deux auteurs vont passer un contrat avec la société National Allied Publications pour la production de la série Action Comics : en échange de 130 dollars et d'une promesse d'embauche pour de futurs numéros supplémentaires, Siegel et Schuster acceptent de céder les droits de Superman à leur nouvel employeur. Cette forme de contrat deviendra la norme du marché de l'édition aux Etats-Unis pour les séries publiées chez DC Comics et Marvel. Les éditeurs conservent les propriétés intellectuelles et les droits sur les adaptations et le merchandising, pendant que les auteurs perçoivent des revenus sur les commandes de scripts et les planches. Une logique qui court jusque dans le présent.
L'Histoire sans Fin
Et malgré les critiques, les protestations, les enquêtes de presse et les débats d'idées, cette façon de faire n'a pas forcément évolué pour s'adapter en fonction des époques ou des nouvelles réalités économiques autour de ce secteur. Les artistes ont obtenu quelques compensations avec le temps, oui, mais le dogme de la propriété intellectuelle exclusive demeure : les personnages inventés chez DC et Marvel appartiennent à DC et Marvel. Plusieurs créateurs auront tenté de contester sans succès cette lecture des contrats... au premier rangs desquels, Jerry Siegel et Joe Shuster, qui avaient tenté leur chance devant les tribunaux dès 1946 dans l'espoir de récupérer les droits du personnage de Superman. Depuis ses premières apparitions dans les kiosques, celui-ci était effectivement devenu un véritable phénomène commercial et les auteurs estimaient alors ne pas avoir été suffisamment compensés. Et malgré plusieurs tentatives de plaider leur cause devant la justice, Siegel et Shuster ne seront jamais parvenus à récupérer la garde de leur fils préféré.
L'histoire tragique de ces deux pères fondateurs informe sur la réalité uniforme du marché des super-héros. Ces premiers procès ne composent effectivement qu'une fraction de la partie émergée d'un énorme iceberg formé sur la base de nombreux conflits, de portes claquées, d'avocats experts en droit de la propriété intellectuelle, voire même de sociétés toutes entières montées pour répondre à cette conception normalisée du copyright dans l'histoire des comics aux Etats-Unis. Exemple récent : le Joe Shuster Estate, un organisme chargé de protéger les droits des héritiers de la famille Shuster, vient à nouveau d'attaquer en justice le groupe Warner Bros. Discovery. La plainte concerne l'exploitation du film Superman de James Gunn sur les territoires du Royaume-Uni, de l'Irlande, du Canada et de l'Australie.
Pour ces zones commerciales, la législation sur le droit des auteurs fonctionne différemment : dans les pays qui ont appartenu à l'ancien Empire Britannique, la loi exige que l'usufruit de la propriété intellectuelle soit restituée aux héritiers directs des créateurs à partir d'une certaine période de carence. Celle-ci correspond à une durée de vingt-cinq ans après la mort du créateur concerné. Autrement dit, lorsqu'un artiste meurt, le catalogue de ses créations tombe directement dans la poche de ses légataires au bout de ces vingt-cinq années. Or, dans la mesure où Jerry Siegel et Joe Shuster nous ont quitté en 1992 et 1996, les droits du personnage de Superman auraient normalement dû être automatiquement transférés à leurs héritiers en 2017 et 2021 sur les territoires concernés. Si on pousse la logique jusqu'au bout, cela signifie donc que... Warner Bros. Discovery est obligé de solliciter leur accord pour exploiter le moindre projet autour de Superman au Royaume-Uni, en Irlande, au Canada et en Australie. C'est tout du moins ce que prévoit le droit britannique pour les pays qui appliquent cette législation.
Bien sûr, cette provision ne change rien depuis les Etats-Unis et DC Comics (ou le groupe qui possède actuellement cette maison d'édition) conserve son statut de propriétaire légal du justicier sur le marché local. Mais Superman est un personnage mondialisé, exporté dans toute une variété de territoires. Or, justement, le Joe Shuster Estate base sa plainte sur la sortie du prochain film Superman, écrit et réalisé par James Gunn, sur les quatre pays qui appliquent cette version du droit des auteurs. Puisque la loi est formelle sur ce sujet, Warner Bros. Discovery aurait donc dû solliciter l'avis des héritiers des deux auteurs avant d'envisager une exploitation commerciale du long-métrage dans les anciens territoires de la couronne.
Mark Warren Peary, le représentant de la famille Schuster, a présenté la situation sous cet angle au moment de déposer plainte devant la cour fédérale de New York : sortir le film Superman sans l'avis des héritiers constituerait une activité illicite, purement et simplement. De leur côté, les avocats du groupe Warner Bros. Discovery n'ont pas encore trouvé de parade juridique pour contrecarrer cette plainte, et se sont seulement exprimés par la voie d'un communiqué de presse en contestant l'accusation (la réponse tient en une phrase et pourrait grosso modo se résumer comme suit : "on n'est pas contents").
Sur le papier, l'attaque tombe dans le pire moment possible du point de vue du studio. Considérée comme une priorité en interne, la sortie du film Superman de James Gunn pourrait être contrecarrée par l'application même du droit britannique, dans la mesure où la loi en question semble plutôt claire sur le sujet. Si l'affaire devait effectivement se terminer devant les tribunaux, dans le cadre d'un procès ouvert, Warner Bros. (mais aussi le groupe Disney, dans la mesure où DC et Marvel suivent la même logique industrielle autour du droit des auteurs) pourrait faire face à une jurisprudence préoccupante sur l'ensemble des œuvres exploitées sur ce territoire sans l'aval des légataires directs, pour les comics comme pour d'autres registres de fiction commerciale. Comme la littérature, au hasard.
L'expérience nous a toutefois appris que les choses suivent rarement cette mécanique : en général, les studios ont plutôt tendance à s'arranger à l'amiable, en dehors des salles d'audience, avec une négociation et un chéquier, dans l'idée de contourner un arbitrage défavorable ou coûteux. Par exemple, l'entreprise pourrait une somme suffisamment importante aux représentants du Joe Shuster Estate en échange de la promesse de ne pas aller au bout de cette plainte. Ou bien encore, en se proposant de racheter les droits transférés à la famille Shuster pour ne pas avoir à partager le gâteau des profits en parts égales. Pour l'heure, on imagine que cette piste n'est pas encore étudiée, dans la mesure où les avocats vont d'abord commencer par se pencher sur la question du droit afin de considérer l'idée d'une réponse légale. S'ils ne trouvent pas de solution susceptible d'éviter au groupe Warner Bros. de perdre définitivement la bataille, alors, ensuite, les deux parties pourront s'asseoir autour d'une table et discuter d'un chiffre suivi de plusieurs zéros.
Il sera aussi intéressant de voir si d'autres familles, d'autres héritiers, tenteront de faire valoir leurs droits par la suite (puisque, pour ces premiers personnages apparus pendant l'âge d'or des super-héros, beaucoup d'artistes sont morts depuis un long moment... et seraient donc susceptibles de rentrer dans ce même cas de figure). Dans tous les cas, l'affaire risque bien de figurer dans les colonnes des pertes et profits autour de la production du film
Superman, que la solution doive passe par un procès ou par un accord à l'amiable. A noter également l'existence d'un paramètre supplémentaire : d'ici peu, le personnage devrait bientôt rentrer dans le domaine public de gré ou de force. Pour rappel, même aux Etats-Unis, une autre provision existe sur ce sujet : au bout de quatre-vingt quinze ans d'exploitation commerciale, la version du justicier présentée dans
Action Comics #1 sera considérée comme appartenant au patrimoine commun et ne sera donc plus protégée par la moindre clause d'exclusivité effective. Ce qui permettra par exemple à
Mark Millar de développer sa propre version du héros... ou bien encore, à des petites sociétés de production
de développer un slasher fauché basé sur le dernier fils de
Krypton.
A voir dans l'intervalle si les Britanniques ne vont pas permettre à la famille Shuster de réparer une injustice vieille de presque quatre-vingt dix ans.