C'était le grand moment de la rentrée : alors qu'il évite de trop aller en conventions, même au Royaume-Uni, le scénariste
Mark Millar est allé faire un tour en France, et dans la ville d'Angers qui plus est, à l'occasion de la
tenue de la première édition du Festival Cultissime. Alors que l'ensemble de son oeuvre en creator-owned, le fameux
Millarworld, a été rapatrié chez
Netflix et que cet univers a connu son premier crossover l'an passé avec
Big Game (
sorti il y a peu chez Panini Comics), la venue de Millar par chez nous était une occasion à ne pas manquer pour pouvoir vous proposer une (longue) interview.
De quoi revenir sur pas mal de points du Millarworld et d'interroger Mark Millar autant en tant qu'auteur qu'en tant que businessman, comme vous le constaterez au cours de cet entretien. Une interview également disponible à l'audio pour les anglophones avec le podcast First Print, et nous adressons de chaleureux remerciements à Phalène de la Valette, co-organisatrice de Cultissime, qui a permis cette interview de se faire. Si vous appréciez ce travail, ne manquez pas de le partager !
AK : Bonjour Mark !
MM : Bonjour ! Content de vous voir.
AK : C'est un plaisir et un honneur de vous recevoir ! Comment allez vous ?
MM : Je suis content, ça fait seulement vingt-quatre heures que je suis en France et j'ai déjà pris l'accent ! J'ai complètement perdu mon phrasé écossais.
AK : Pas complètement. (rires) Il faudra rester un peu plus longtemps pour ça. Donc, dans la mesure où nous n'avons que trente minutes, on ne va pas pouvoir opérer un regard rétrospectif sur l'ensemble de votre carrière...
MM : C'est comme vous voulez, moi tout me va.
AK : Pour commencer, j'aimerais qu'on parle un peu du Millarworld.
MM : Ok.
AK : Ca fait donc vingt ans maintenant ?
MM : Ca fait tout juste un peu plus de vingt ans, oui, c'est fou !
AK : Quel est le bilan que vous tirez aujourd'hui de cette aventure, en comparaison de ce que vous avez pu ressentir au moment de vous lancer à l'époque de Wanted ?
MM : C'est curieux, mais ça a surpassé tout ce que je pouvais en attendre. Mon idée au départ, c'était : voyons voir si je peux déjà inventer un nouveau personnage. Parce que c'est difficile, vous savez, de créer quelque chose qui trouve un intérêt chez les gens. C'est beaucoup plus facile de travailler sur Spider-Man, sur les X-Men, de produire une histoire à partir de quelque chose qui a été inventé par quelqu'un d'autre au préalable. Et c'était Stan Lee qui était venu me parler, aux alentours de 2002, 2003. Il m'avait dit : tente le coup ! Je suis sûr que tu serais doué pour ça. Alors j'ai lancé un premier projet qui a bien fonctionné, puis un second, avant de m'apercevoir que c'était plus facile que je ne le pensais.
A aucun moment je ne m'attendais à ce que ça dure vingt ans, avec... vingt-cinq franchises différentes ? Et une quantité de films vendus à Netflix... je ne pouvais pas imaginer que ça irait si loin, pour moi, la priorité c'était surtout de ne pas perdre de l'argent. (rires) Je me disais seulement, j'espère pouvoir finir ce projet sans y laisser de l'argent, c'était à peu près tout. Vous voyez ?
AK : C'est drôle que vous disiez ça, parce que hier (ndlr : lors d'une conférence organisée dans le cadre du festival Cultissime) vous aviez expliqué que tout était prévu depuis le départ.
MM : C'était mon rêve !
AK : Mais comment avez vous pu à la fois anticiper ce succès tout en étant surpris que ça se produise ?
MM : Parce que c'était ce que j'espérais ! Mais vous savez, vous pouvez rêver de monter un projet avec des stars de cinéma, ça ne veut pas dire que c'est que vous obtiendrez au final. Moi, je rêvais éveillé en me disant que, peut-être, dans quinze ans ce serait formidable si je pouvais travailler avec tel ou tel artiste, que ce serait génial si je pouvais raconter telle ou telle histoire, mais je n'avais aucune assurance sur la faisabilité de tout ça. C'était seulement les choses dont je rêvais. Et ensuite, le succès de chaque titre m'a permis d'aller embaucher un nouvel artiste pour le projet suivant, etc. De fil en aiguille, tout a commencé à s'empiler pour former un ensemble d'éléments plutôt imposant. C'est quand Kick Ass est sorti que j'ai commencé à me dire : ok, c'est pas mal, peut-être que tout ce que j'espérais en secret va peut-être vraiment se réaliser au final.
Parce que vous savez, quand on y pense, la plupart des comics en creator owned sont voués à l'échec. La plupart d'entre eux sont produits à perte. C'est comme ça : ça coûte de l'argent de monter un projet de comics. Moi, je n'ai pas à payer un scénariste, puisque j'écris mes propres histoires, mais il faut quand même embaucher un dessinateur, et ça peut coûter très cher. Si vous allez chercher un gros nom, ça peut même monter jusqu'à 40.000 dollars par numéro. Vous multipliez ça par six pour une série complète et vous obtenez un chiffre qui avoisine le quart d'un million de dollars. Ensuite arrivent les coloristes, les lettreurs, les éditeurs, et il faut aussi payer pour l'impression des numéros. Tout ça avant d'attaquer le marketing. Le moindre projet est susceptible de vous coûter beaucoup d'argent, et d'échouer à être rentable. Sur le marché, la plupart des séries indépendantes ne sont pas rentables. Moi, j'ai eu cette chance : l'essentiel de mes albums a bien fonctionné, et avec le temps, j'ai de plus en plus confiance en moi. J'ai commencé à me dire que ça allait bien se passer, mais au début ? Je croisais les doigts à chaque fois.
OC : Il me semble qu'au moment de Kick Ass 3, vous aviez déjà planté l'idée que tous ces projets fonctionnaient au sein d'un même univers.
MM : Oui.
OC : Mais à l'époque vous n'aviez pas encore lancé le projet Big Game pour autant.
MM : Non.
OC : Qu'est-ce qui vous a poussé à remettre cette idée à plus tard, et à attendre pour avoir le crossover tel qu'on l'a eu en définitive ?
MM : Et bien, j'ai toujours eu cette idée du crossover à l'esprit. Parce que tout ça remonte à Wanted : vous voyez, l'idée que les super-vilains se rassemblent et éliminent les super-héros était déjà plantée dans cet album, et ça remonte à plus de vingt ans maintenant. J'avais dit à l'époque que tout ça s'était produit en 1986, l'année du grand massacre des super-héros. Et l'idée, c'était que les vilains avaient fait en sorte qu'on oublie l'existence des justiciers costumés. De sorte que les gens ont seulement à l'esprit le Superman de Christopher Reeve, ou le Batman d'Adam West dans cet univers. Et j'avais toujours à l'esprit l'idée qu'une nouvelle génération de héros - je crois même que c'est formulé tel quel dans Wanted de mémoire - allait pouvoir émerger à partir de là, vous voyez ? Et que ce serait à eux d'aller affronter les vilains.
Ce plan là a toujours été prévu dès le départ. Mais je ne pensais pas être en capacité de le mettre en œuvre... parce que je ne pensais pas que j'allais un jour vendre la compagnie à Netflix. Je me disais : bon, mettons que j'utilise Kick Ass, et que Kick Ass apparaît dans 17 pages au sein du crossover... ça veut dire qu'il faut que je paye John Romita Jr. pour ces 17 pages, parce que la licence lui appartient aussi. Et si je rajoute les personnages de The Magic Order, il faudra que je paye Olivier Coipel aussi. Et si tels ou tels personnages apparaissent dans une case ou deux, qu'est-ce que je fais ? Du point de vue des royalties, ça aurait été un enfer ! Je ne pensais pas que c'était possible de monter un crossover dans ces conditions.
Or, l'avantage, c'est que quand Netflix a racheté Millarworld, ils sont devenus les propriétaires légaux de tout le catalogue. Les problèmes légaux ont immédiatement disparu : chaque dessinateur a été payé pour vendre les droits de chaque licence sur laquelle ils avaient travaillé, comme moi je l'ai été au moment du rachat. Et à ce moment là j'ai été voir Netflix et je leur ai dit, puisque vous possédez toutes ces créations, est-ce que ça vous embête si je fais un crossover de mon côté en les utilisant toutes au sein d'une même histoire ? Ils m'ont dit : fais comme tu veux ! C'était formidable, tout s'est bien passé au final.
Donc oui, j'avais toujours rêvé que ça se produise. Et ça a fini par se faire, ce qui est plutôt agréable.
AK : Et pour rebondir sur cette question : quand avez-vous su que c'était le bon moment ? Parce que si on vous écoute, vous auriez pu lancer Big Game cinq ans en arrière.
MM : Oui, dès le rachat.
AK : Voilà, et même avant de lancer les séries que vous avez créé ensuite sous bannière Netflix, comme Magic Order, Night Club, etc. Alors pourquoi maintenant, quel a été le déclencheur de toute l'intrigue ?
MM : Je peux vous citer exactement le moment précis : c'était pour les vingt ans de la compagnie, je m'étais posé la question de comment fêter ça correctement. Au départ, j'ai eu l'idée d'une sorte d'artbook, parce qu'on a tout de même eu une belle galerie de dessinateurs sur les différentes séries de la marque. Et finalement, je me suis dit, et si je lançais ce crossover que je n'avais jamais réellement pu envisager auparavant ? Et l'avantage d'avoir attendu, c'est que j'avais davantage de personnages à mélanger ensemble. Si je m'étais lancé cinq ans plus tôt, je n'aurais pas eu certaines créations prêtes à l'emploi. Dans un crossover, plus on a de personnages, mieux c'est. Un peu comme les ingrédients d'un gâteau. Pouvoir cuisiner quelque chose d'aussi gros, c'est forcément plus amusant.
OC : Est-ce que c'était une expérience à usage unique ?
MM : Oui, c'était juste pour cette fois.
OC : A partir de Big Game, vous n'avez pas prévu de considérer l'idée que tout cet univers pourrait fonctionner avec une cohérence entre les séries d'ici les prochaines années ?
MM : Non, je vois plus ça comme une conclusion. Mon plan, c'était de terminer sur une série de 60 volumes. Et j'aime bien l'aspect fou, gargantuesque que ça représente, parce que soixante 60 volumes, ça fait à peu près 360, 380 numéros au global. Et tous les albums sont plus ou moins liés les uns aux autres, et je n'ai pas eu besoin de faire venir de nouveaux scénaristes ou de nouveaux dessinateurs dont je n'étais pas satisfait. Le fait d'avoir quelque chose qui a un début, un milieu et une fin, ça me paraît plus épique. Et puis, je me dis que c'est plutôt cool de les faire se rencontrer une seule et unique fois, parce que si on prend l'exemple des Avengers : c'était génial de les voir se rencontrer pour la toute première fois dans le film de 2012 ! Et puis, dans les films suivants, ils se recroisent, mais ils se connaissent, et ça n'a pas le même impact. On est là à se dire "oui, bon, d'accord..." Vous voyez ?
Et puis quand ils finissent par se voir presque quotidiennement, ça n'a plus grand chose de spécial, de magique. Le fait d'avoir cette unique histoire avec tous mes personnages, j'ai tendance à me dire que ça a quelque chose de légendaire si ça n'arrive qu'une fois. Et que ça ne se reproduira plus jamais ensuite.
OC : Vous dites ça, mais on vous a vu récemment revenir vers des personnages que l'on pensait avoir été conçus pour des histoires autonomes, à usage unique.
MM : Oui.
OC : On pense à Prodigy par exemple, ou à Nemesis, qui est déjà revenu pour deux nouvelles histoires.
MM : C'est juste.
OC : Et beaucoup de gens avaient tendance à se dire "Mark Millar, c'est des histoires de six numéros et on passe à la suite", mais récemment, vous semblez vous réintéresser à des formats... pas forcément de "séries régulières" à proprement parler, mais avec une certaine continuité entre les albums.
MM : Mais seulement pour certains. Seulement pour les titres qui méritent d'avoir une suite, ou je trouve davantage de matière pour de nouvelles histoires. Si on prend Starlight par exemple, j'ai le sentiment que la fin se suffit à elle-même. J'avais prévu une suite, avant de réaliser que ça ne tenait pas. Comme une impression de forcer une nouvelle histoire qui n'était pas nécessaire. Quand le titre est sorti, il a rencontré un franc succès (et d'ailleurs on prépare une adaptation de ce projet), alors le côté businessman de votre cerveau a tendance à vous dire : peut-être qu'on devrait sortir un nouvel album. Mais il faut rester fidèle à ses personnages, et quand j'ai fini par me pencher dessus, j'ai réalisé que non, cette histoire là avait déjà été racontée, c'était terminé. La franchise est bouclée.
Pour Kick Ass vous voyez, j'ai le sentiment que l'histoire est terminée, mais seulement maintenant. Dans Big Game, il obtient ses propres super-pouvoirs, et c'est la conclusion la plus folle qu'on pouvait espérer pour ce personnage - parce que son rêve, c'était justement de devenir un vrai super-héros. Et maintenant il a sauvé le monde ! Qu'est-ce que vous voulez que je raconte avec lui après ça ? Je n'ai pas envie de sacrifier mon intégrité avec des suites inutiles.
A l'inverse, certaines idées fonctionnent mieux. Si on prend Nemesis, je n'ai jamais eu le sentiment que l'histoire était terminée. J'avais déjà trois volumes supplémentaires en tête pour ce personnage lorsqu'on a sorti la première série à l'époque. Et ça a donné Nemesis : Reloaded, puis Nemesis : Rogue's Gallery, et le dernier album, Nemesis Forever, qui est prévu pour l'année prochaine. Et ensuite l'histoire sera bouclée, je n'ai rien prévu sur cette franchise après ça. Mais en général, on s'en rend compte. C'est dans les tripes : on sait quand il nous reste quelque chose à dire, quelques kilomètres avant la ligne d'arrivée.
AK : Mais ce n'est pas quelque chose qui s'explique, c'est de l'intuition.
MM : Oui, au fond de vous, vous savez quand vous commencez à escroquer les gens ! (rires) Et vous le sentez aussi quand vous prenez la bonne décision.
OC : Donc dans l'immédiat, vous n'avez toujours pas prévu de vous remettre à écrire des comics au format ongoing ?
MM : Eh. Je n'aurais pas forcément envie d'être si catégorique. Avec les personnages de Millarworld, non, effectivement, mais je finirai par faire autre chose vous savez. Par exemple : Superman tombe dans le domaine public d'ici une petite dizaine d'années. Et DC Comics m'a toujours dit - enfin, Marvel et DC Comics m'ont toujours dit, si tu veux revenir, si tu as une idée, on serait ravis de t'avoir pour de nouveaux projets. Et j'avais une idée pour un comics Superman. J'étais à Dubaï l'année dernière pour les vacances d'été, et au moment où je nageais, toute une histoire m'est apparue à l'esprit. Je suis revenu sur le bateau, et j'ai dit à ma femme : donne moi un crayon et du papier, il faut que je note tout ça ! Elle m'a répondu qu'on était sur un bateau au milieu de la mer, pourquoi est-ce qu'on aurait emmené un crayon et du papier ? (rires)
En rentrant à l'hôtel, j'ai commencé à gribouiller quelques idées. Et en chemin, j'ai commencé à me dire que ce projet était peut-être plus gros qu'une simple histoire de quelques numéros. J'avais envie de faire quelque chose de plus long. Peut-être 36 numéros plutôt que mes 6 habituels. Alors maintenant, je vais attendre que Superman tombe dans le domaine public d'ici dix ans, et j'aurai déjà de quoi faire 6 volumes à ce moment là. Je sais déjà quel artiste s'occupera des dessins. Je pense commencer l'écriture d'ici cinq ans, comme ça, le dessinateur aura cinq ans pour s'occuper des planches. Et ensuite, on sortira la série.
AK : Mais alors j'ai envie de réagir à cette réponse : oui, Superman sera bien dans le domaine public d'ici dix ans, mais ce n'est pas vraiment le Superman que tout le monde connaît. Il ne vole pas, il bondit. Il n'a pas du tout la même galerie de personnages secondaires, les mêmes éléments de background. C'est une version franchement dépouillée de ce que le personnage deviendra plus tard, est-ce que ça ne vous inquiète pas de travailler avec si peu d'éléments connus du grand public ?
MM : Superman était déjà un personnage formidable en 1938.
AK : C'est juste.
MM : Il n'a pas attendu 1963 ou 1987 pour devenir génial. Accessoirement, je n'ai pas vraiment de grande affection pour les autres vilains qui entourent ses aventures. A mon sens, tout revient toujours à Lex Luthor, et Lex Luthor sera aussi tombé dans le domaine public d'ici dix ans. Et ça me suffit. Je me servirai de Lex Luthor et... c'est tout. Tous les autres vilains de la série, je n'aurai qu'à les inventer moi même. Vous voyez ?
D'ailleurs, je trouve que Superman manque de bons vilains. Il a besoin d'être renouvelé. Luthor et Brainiac, d'accord, ce sont deux adversaires fantastiques. Le Parasite est aussi un personnage plutôt bien fichu. (ndlr : Mark Millar rigole, on ne sait pas bien pourquoi). Le Parasite est bien. Mais au-delà de ça ? Toyman n'est pas terrible, le Prankster non plus, Bizarro, etc. Je peux parfaitement écrire une histoire de Superman sans utiliser ces personnages. Donc oui, non, ça me paraît même plutôt facile en définitive ! J'ai vraiment hâte, et je sais déjà quelle direction ça va prendre.
AK : Pour en revenir au Millarworld, on aurait tendance à se dire que The Magic Order aurait pu fonctionner comme une série régulière. Même en changeant d'artiste à chaque nouvelle histoire, vous auriez pu sortir ça avec des numéros #7, #8 ou #9 et ainsi de suite. Pourquoi avoir décidé de produire le titre en différents albums remis au numéro #1 à chaque fois ?
MM : Je pense que c'était surtout une question de temporalité. J'avais développé The Magic Order dans le cadre de mon travail chez Netflix, donc, pour être une série télévisée et pas un comics. Ce n'est pas un projet en creator owned comme c'était le cas à l'époque du Millarworld d'autrefois. J'ai vendu la compagnie en 2017, et tous les projets que j'ai développé ont été pensés en interne pour devenir des films ou des séries télévisées. Mais je leur avais tout demandé si je pouvais exploiter ces idées au format comics, parce que j'aime écrire des comics. Ils m'ont répondu qu'ils étaient d'accord, mais seulement si je travaillais avec de bons dessinateurs. Globalement, ils sont très à l'aise avec ce fonctionnement. Mais donc ça veut aussi dire que, curieusement, les comics que je sors aujourd'hui sont en fait l'adaptation de concepts qui ont été prévus pour Netflix et pas l'inverse !
Pour The Magic Order, on avait tout de suite prévu de faire cinq saisons. Et à côté de ça, ils m'avaient commandé une suite de Prodigy pour avoir de quoi faire en attendant que le premier film se produise. Et donc, c'est pour ça que je n'ai pas sorti cinq volumes d'affilée avec un numéro tous les mois, parce que Netflix me positionne sur d'autres projets, et je dois donc revenir sur The Magic Order lorsque j'ai le temps de m'en occuper. Je n'ai pas eu deux années de libre pour travailler exclusivement sur ce comics, il a fallu que j'étale ce travail sur... quelque chose comme six ans ?
AK : D'accord, et ça m'amène justement à la question suivante : comment se déroule le processus de création entre vous et Netflix ? Est-ce que vous leur proposez des idées, ou bien, est-ce qu'ils vous passent une commande ? Si on prend Night Club, on a un peu l'impression d'avoir un genre de pitch algorithmique : des adolescents, des vampires, Youtube, la monétisation du contenu sur le web. Ca ressemble un peu à un projet conçu pour plaire aux jeunes, est-ce que Netflix a simplement regardé les tendances du web avant de vous commander un projet taillé sur mesure pour cette démographie ?
MM : Hahaha. Non, non. L'une des conditions essentielles que j'ai posé au moment du rachat, c'était qu'ils ne devaient jamais interférer dans le processus créatif. Ce qui peut se passer, en revanche, c'est que l'équipe en charge du développement des longs-métrages va venir me voir et me dire : ok, on aurait très envie de monter un film Prodigy, est-ce que tu peux prévoir deux histoires supplémentaires dans cet univers ? Et s'ils me demandent de prévoir cinq nouvelles histoires, je peux leur répondre que je n'ai pas d'inspiration pour une telle quantité. Que je peux en faire deux mais pas plus. Et là, généralement, ils me disent : ok, ce sera déjà ça. C'est pour ça que j'ai sorti deux nouveaux albums de Prodigy. Ils ont besoin de prendre de l'avance sur la franchise. Comme ça, quand le premier film se sera fait, ils sauront dans quelle direction l'histoire pourra aller et anticiper la suite.
Par contre, ils ne vont jamais venir me voir pour me commander une histoire avec des vampires, ou une histoire de science-fiction. Ils me demandent seulement vers quoi j'ai envie d'aller, et si une idée leur plaît, ils veulent savoir quelle quantité je peux produire au sein de cet univers. Vous voyez ? Donc cette théorie de l'auteur à la commande, non. J'aurais horreur de ça, si des gars venaient me dire en permanence ce sur quoi je devais travailler.
AK : A vous chuchoter à l'oreille.
MM : Hahaha.
OC : Mais dans ce cas, et arrêtez moi si je dis une bêtise, mais quand The Ambassadors avait été annoncée, il m'avait semblé que le projet était justement de viser des super-héros de pays précis (la Corée, la France, le Brésil, etc) parce qu'ils représentaient justement des marchés en croissance pour Netflix.
MM : Mais ça c'était mon idée. C'est ce que j'ai proposé à Netflix. On a des réunions sur les stratégies de développement, et à l'époque, ils m'avaient demandé ce que je voulais faire pour l'année suivante. Et c'était il y a longtemps : Ambassadors a mis un certain temps à se monter, parce que Travis Charest, le dessinateur le plus lent du milieu, a mis quatre ans pour dessiner son numéro. (rires) Ca devait être vers 2018 ? Waouh. Et donc je leur ai proposé une histoire de super-héros. Ils m'ont demandé ce que ce projet aurait de spécial pour se distinguer, et je leur ai répondu que c'était une bonne opportunité d'exploiter à fond le business model de Netflix.
Vous savez, en général quand on lance une franchise de super-héros, on a tendance à se concentrer exclusivement sur le marché américain. On espère que ça fonctionnera à l'international, mais la cible reste le public des Etats-Unis. C'est pour ça que les personnages sont généralement américains, que l'intrigue se passe aux Etats-Unis, c'est le cas de la plupart des films de DC et Marvel. Or, ce qui est intéressant avec Netflix, c'est que ce pays ne représente qu'une partie de leur chiffre d'affaires. La plateforme s'est imposée sur énormément d'autres territoires, elle est même crucialement implantée sur certains marchés du divertissement à l'international. Je me suis dit qu'on pouvait créer des personnages pour chaque pays en croissance, avec un héros différent pour chaque marché. Si l'Inde devient un pays important pour Netflix, il suffit de créer un super-héros indien. Si le Pakistan devient un marché cible, on crée un super-héros pakistanais, etc.
Et ils ont adoré cette idée. Donc finalement, c'était plus une façon pour moi d'utiliser les forces de la plateforme. Je ne pense pas qu'on pourrait faire ça avec le cinéma, ou pas de la même façon. La force de Netflix, c'est l'existence de ces petits marchés autonomes, très utiles pour pousser telle ou telle idée. Netflix India comprend mieux les aspirations du public local que la filiale indienne d'Universal Pictures si vous voulez, parce qu'ils n'ont pas le même ancrage local.
OC : Et vous avez choisi la France au milieu de tous les pays disponibles.
MM : Il le fallait ! (rires) Et là encore, c'était une décision qui s'entend d'un point de vue business. Si vous prenez les grands marchés de la bande-dessinée, vous avez les Etats-Unis, l'Asie... et le Brésil, un peu, mais surtout la France. Et j'ai choisi ces territoires pour cette raison. Ca n'aurait pas été rationnel de créer un super-héros islandais, par exemple, parce que le marché de la BD en Islande est trop petit. Alors que la France représente 90% du marché de la BD à l'échelle de toute l'Europe. Pour un seul territoire. Je ne sais pas si vous le saviez, mais c'est fou quand on y réfléchit : 90% du chiffre d'affaires de Panini Comics repose sur la France (ndlr : on a pas les chiffres, ce sera à vérifier). C'est dingue. Vous avez un appétit pour la BD exceptionnel. Au Royaume-Uni, ce n'est pas trop mal non plus, ceci dit. Mais j'avais donc vraiment envie d'exploiter le potentiel du marché français.
Et aussi, maintenant que j'y pense... vous connaissez Miraculous ?
AK : Bien sûr, c'est une série animée française !
MM : Exactement, et Thomas Astruc, le créateur, c'est un copain. J'adore cette série, mes enfants adorent cette série, je pense que c'est le meilleur cartoon de super-héros qui existe actuellement. Bien supérieur à ce que produisent Marvel et DC Comics. C'est vraiment génial. Je me suis beaucoup inspiré de ça pour les héros français de The Ambassadors. Et puis, c'est aussi un pays qui représente un bon support : le drapeau français évoque la palette chromatique du super-héros, il a les mêmes couleurs que le costume de Captain America par exemple. Donc... j'ai embauché un designer de génie, qui a aussi travaillé sur Mad Max : Fury Road. Il s'appelle Brendan McCarthy.
OC : C'est aussi un grand dessinateur de comics.
MM : Oui, il vient de la BD aussi. C'est un vrai génie, je l'ai toujours admiré. Je lui avais demandé de s'occuper des costumes, et le premier dont il s'est emparé c'était celui des deux héros français. J'ai regardé le résultat et j'ai dit : ah, ça va être génial. Il a eu quelques idées de détails auxquels je n'avais pas pensé, et que j'ai fini par intégrer dans l'histoire.
OC : Si on veut revenir une seconde sur votre relation avec Netflix : actuellement, dans les adaptations qui ont été produites, on a eu Jupiter's Legacy, Supercrooks, El Elegido (donc American Jesus)...
MM : Oui.
OC : A quel point êtes vous personnellement impliqué dans le développement de ces différents projets ? A la fois dans ce qui a déjà été fait et dans ce qui est actuellement en cours de production. Je crois que pour l'heure, on parle surtout de The Magic Order, et...
MM : King of Spies aussi.
OC : Voilà. Qu'est-ce que vous pouvez nous dire à ce sujet ?
MM : Oui, alors... malheureusement, c'est plus difficile de parler de ça que de parler de comics. Quand vous voulez faire un comics, vous allez chercher votre équipe créative, vous dites ce que vous avez envie de faire, et voilà. Alors que quand on parle d'adaptations, vous lâchez une information, et tout à coup vous avez 200 articles de presse qui vous citent et déforment vos propos. Donc, voilà, pour l'heure il va falloir attendre que tout ça se décante un peu. Pour les informations officielles. Bon, ceci dit, ce n'est pas un secret : on travaille depuis des années sur certaines choses. En ce qui concerne Magic Order, on avait essayé de lancer le projet avec une première équipe, mais ça n'a pas fonctionné. Alors il a fallu embaucher de nouvelles personnes pour se charger du développement. Ils sont en train de plancher dessus et ça se passe très bien.
Pour King of Spies, on avait d'abord envisagé d'en faire une série télévisée, mais au final on a décidé d'adapter le projet en long-métrage. En ce qui concerne mon degré d'implication... je dirais que ça s'est accentué au fil des années. Quand je suis arrivé, au début, j'essayais surtout de guider les équipes créatives depuis les coulisses. Si on prend l'exemple de Jupiter's Legacy, je donnais surtout des conseils, des indications. Je n'ai pas eu de réelle emprise sur le projet. J'avais un petit pouvoir décisionnel, mais pas énorme. Aujourd'hui, j'ai obtenu un droit de véto qui me permet de mettre fin à un développement si les décisions ne me plaisent pas. Et en réalité, je me retrouve à devoir dire non assez souvent, à expliquer que tel ou tel projet ne fonctionne pas. Quand vous êtes scénariste, au début, vous êtes excité à l'idée que votre travail soit porté à l'écran : c'est drôle, c'est nouveau, c'est excitant. Mais au point où j'en suis arrivé dans le présent, je n'ai plus envie que ça arrive si le résultat n'est pas parfait. Si tout le monde ne fournit pas l'effort maximum pour que les séries et les films atteignent leur plein potentiel.
Et ça veut dire que le gros de mon travail consiste à expliquer aux gens que ça ne fonctionne pas, qu'il faut repenser tout le développement, le confier à de nouvelles équipes. C'est souvent assez long, fastidieux... mais l'espoir, c'est que ça accouche de quelque chose de bien une fois passé la ligne d'arrivée.
OC : Mais on est bien d'accord que c'est vous qui choisissez de publier des comics ? Netflix pourrait juste vous embaucher comme scénariste ou producteur sans avoir besoin des BDs ?
MM : Oui. Et vraiment, ils ont été très cools envers moi. Souvent, ils me disent que ma vie serait plus simple si j'arrêtais les BDs, mais je leur réponds que je le fais parce que j'aime ça, simplement.
OC : Ca veut donc dire que si vous n'avez aucune obligation légale d'écrire des comics seulement chez Netflix, que vous pourriez le faire ailleurs, chez une maison d'édition.
MM : Oui et non. Techniquement, comme je suis un salarié à un poste exécutif, je n'ai pas le droit d'aller travailler chez Marvel ou DC Comics. Mais j'ai une clause dans mon contrat, je l'avais réclamée parce que je sentais que j'aurais besoin d'écrire ailleurs. Et je pensais que ce serait Superman au départ, même si au final je vais plutôt attendre de pouvoir posséder l'histoire que j'ai prévu d'écrire d'ici dix ans. Et aussi, la raison qui me pousse à remettre ce projet à plus tard, c'est aussi que je suis resté proche des équipes de chez Marvel. On a été collègues pendant tellement longtemps, vous vous rendez bien compte. Je les vois de temps en temps pour boire un verre, tout ça. Et C.B. Cebulski, le patron de chez Marvel, était venu me voir. Il m'avait dit : mais pourquoi tu voudrais travailler avec DC ? (rires). Et plusieurs personnes dans l'industrie m'ont dit la même chose : ne va pas chez DC, ils vont te la faire à l'envers, va plutôt chez Marvel !
Je leur ai répondu que je n'avais pas forcément d'idées pour une nouvelle histoire dans leur univers. Et c'est toujours ma philosophie : si tu n'as rien à raconter, ne te force pas, il faut que ça reste quelque chose qui te passionne et qui te motive à travailler. Alors j'ai pris le temps de la réflexion, et c'est vrai que j'ai un peu tout fait chez Marvel : les Avengers, les X-Men, Spider-Man, Wolverine, les Fantastic Four... Et je ne me vois pas aller sur Howard the Duck. A mon sens, si je reviens, ça doit forcément être pour produire quelque chose de gigantesque. Si on pense à Civil War, ça reste le comics le plus vendu de toute leur histoire. C'est pour ça que je n'ai pas envie de remettre le pied dans la porte si ça signifie de devoir travailler sur de plus petits concepts.
Et ce qui s'est passé à ce moment là, c'est j'ai été faire mon jogging, et j'ai eu cette idée qui m'est venue en tête - j'ai tout de suite su que ça pouvait être la base du plus grand comics de tous les temps. Et je n'ai même pas encore dit à Marvel de quoi il allait s'agire. Par contre, au mois de janvier, j'ai prévu de prendre une pause de trois mois, et c'est à ce moment là que je vais leur présenter mes idées. Je leur ai seulement dit : j'ai un projet qui pourrait être énorme, colossal... et ils m'ont répondu, allez, allons y. Mais ils ne savent pas encore ce que c'est, et ce n'est certainement pas ce à quoi il s'attendent. A mon avis, les gens risquent d'être sous le choc mais... cette histoire a le potentiel nécessaire pour devenir le comics le plus important de cette génération. De ces vingt-cinq dernières années, mettons. J'estime que ça pourrait même se vendre deux fois mieux que Civil War, vous voyez.
AK : C'est un objectif ambitieux.
MM : Mais c'est ça le truc : à quoi bon tenter un retour si c'est pour vendre moins bien qu'avant ?
AK : Oui, et je comprends que ça reste un objectif à atteindre.
MM : Vous comprendrez quand vous aurez tous les détails, mais en fait, c'est un succès presque garanti. On peut déjà savoir pourquoi ce sera colossal.
OC : Qui est-ce que vous allez tuer cette fois ci ?
MM : Hahaha. C'est vrai que tous ces trucs que les gens ont déjà fait par le passé, et qu'on pensait impossibles - on n'a pas le droit de tuer Spider-Man, et tout ça - en vérité, il faut être capable d'inventer quelque chose que les gens n'ont encore jamais vu jusqu'ici. Et c'est aussi pour ça que ça pourrait bien ne pas se faire. Parce que je vais évidemment refuser si on ne me laisse pas écrire exactement ce que j'ai prévu d'écrire. A choisir, je préférerais encore aller au pub pendant mes trois mois de vacances et oublier tout ça. Il faut que ça en vaille la peine. Quand j'en ai parlé avec quelques uns de mes amis, ils m'ont tous répondu : si tu arrives à faire passer une idée pareille, c'est sûr, ce sera le plus grand comics de tous les temps. Alors voilà, je suis impatient, et on verra bien ce qui se passe au final.
AK : Très bien. Mais malgré cette pause, vous allez continuer à écrire pour Netflix ?
MM : Oui oui, les annonces vont tomber au mois de décembre pour les titres de l'année prochaine.
AK : J'avais aussi envie de vous demander : est-ce que vous allez, un jour, vous donner le challenge d'écrire une BD que l'on ne pourrait vraiment pas du tout adapter au cinéma ou à la télévision ?
MM : C'est impossible !
AK : Vous ne pensez pas ? Quelque chose de tellement complexe ou de tellement ésotérique que ça ne pourrait vraiment pas fonctionner sur un écran ?
MM : Est-ce que vous avez un seul exemple en tête ? Un seul grand film qui n'aurait pas pu exister au format comics ?
AK : Alors ça marche dans ce sens là, mais peut-être pas dans le sens inverse.
MM : Non ! Donnez moi l'exemple d'un comics qui ne pourrait pas être adapté !
OC : Nemesis.
MM : Mon Nemesis ?
OC : C'est trop de violence pour Hollywood.
MM : Hahaha ! Et pourtant c'est prévu, le projet est en développement chez Warner Bros. en ce moment.
AK : Je pourrais vous en citer quelques uns dans le registre de la science-fiction.
MM : Allez y.
AK : Comme Decorum de Jonathan Hickman.
MM : Ca ferait une super série télévisée, au contraire !
AK : Je ne sais pas si les visuels fonctionneraient aussi bien en images réelles.
MM : Peut-être pas.
OC : Watchmen. (ndlr : c'est une vanne, hein)
MM : Watchmen aurait fait une superbe série télévisée en douze parties sur HBO.
AK : Donc vous pensez que le moindre comics peut servir de base à une adaptation ?
MM : Avec le bon réalisateur, oui. C'est une erreur que font constamment les studios : ils vont chercher des gens qui ne sont doués. A une époque, on avait Sam Raimi, Bryan Singer, Matthew Vaughn, Christopher Nolan, des génies à la tête de ces projets. Ca ne peut pas fonctionner si vous prenez n'importe quel mec comme ça, au hasard. Parce que les comics sont un format particulièrement exigeants. Vous savez, entre 1940 et 1998, les adaptations étaient globalement mauvaises, à l'exception des œuvres de Tim Burton et de Richard Donner. Toutes les autres étaient un peu nulles. Ou passables, sympathiques, mais ce n'étaient jamais de grands films ou de grandes séries. Mais quand vous ramenez un auteur, un vrai, il va être capable de trouver une façon de plier le matériel source pour en faire quelque chose de plus grand. Et c'est ça que je dis : non, évidemment, tous les comics n'ont pas vocation à être adaptés par n'importe qui. Par contre, si Denis Villeneuve devait travailler sur une BD de Jonathan Hickman, je suis sûr qu'il en ferait le meilleur foutu film de science-fiction de l'histoire. Vous voyez ?
OC : Mais de votre côté, vous avez tout de même développé... je ne sais pas si on devrait appeler ça une "méthode", mais un style particulier pour provoquer le lecteur avec des éléments surprenants, choquants, violents. Et certaines scènes, certaines idées auraient peut-être plus de mal à s'intégrer dans la pensée hollywoodienne. A ce moment là, ce n'est plus seulement une question de talent, mais aussi de censure.
MM : Oui.
OC : C'est pour ça que je parlais de Nemesis. Sans même évoquer la scène d'action où le personnage massacre les gardiens de prison, on peut penser à la scène où le frère et la sœur couchent ensemble...
MM : Dans Nemesis ? Ah, vous parlez de l'insémination artificielle.
OC : Oui, pardon. (rires) Peut-être que Hollywood aurait du mal à s'arranger avec ce genre d'éléments.
MM : Et bien vous voyez, c'est ça le truc amusant : pour moi qui travaille à Hollywood depuis bien quinze ans maintenant, je peux vous dire que ce n'est jamais... les choses auxquelles on pense qui les attire réellement. Essayez d'y penser une seconde. De mon côté, Kick Ass et Wanted sont de bons exemples. Wanted, on sera d'accord pour dire que c'est une histoire obscène. Et le Kick Ass s'ouvre sur le héros avec son pantalon baissé en train de se masturber, en regardant une femme africaine avec les seins à l'air.
AK : Mais vous seriez d'accord pour dire que ces adaptations sont tout de même moins violentes que leur équivalent en BD.
MM : Non, ce n'est pas vrai pour Kick Ass.
AK : Je pensais surtout à Wanted, le film est tout de même moins "graphique". On ne verra jamais le même degré de liberté dans ce registre sur un écran de cinéma que sur une page de BD.
OC : Et aussi, Eminem n'est pas le héros du film.
MM : Eh. Pour moi, le réalisateur, Timur Berkmambetov, qui est un Kazakh complètement dingue, a amené ses propres idées folles sur ce projet. Et j'adore ce qu'il en a fait. Tout un tas de moments, comme quand James McAvoy explose le visage de Chris Pratt avec un clavier d'ordinateur et que les lettres "fuck" volent vers la caméra, c'est exactement le genre de choses que j'aurais pu écrire en comics. Ce qu'ils font en général, c'est qu'ils privilégient les choses qui rendent mieux dans un film que dans une BD. Et encore : prenez The Boys. J'aurais tendance à dire que la série est presque plus violente et cinglée que le comics.
AK & OC : (ndlr : échangent un regard circonspect)
MM : Rendez-vous compte du nombre d'éléments violents ou graphiques qu'on trouve dans cette adaptation. Et donc : les gens pensent que Hollywood réclame des propriétés intellectuelles bien sages, sans risques, mais ce n'est pas vrai. Si on prend l'exemple des comics indépendants qui sont adaptés au cinéma. Ou même Kingsman : c'est une œuvre plus crue, plus violente que les films James Bond. Kick Ass est une œuvre plus violente que les films Spider-Man. C'est aussi le cas de History of Violence...
OC : Et Deadpool qui fonctionne mieux aujourd'hui que le gros des films de Marvel Studios.
MM : Absolument. Et le Deadpool du cinéma est même plus adulte que le Deadpool des comics. Donc non, Hollywood est en réalité un milieu plus courageux et ouvert que ce que les gens veulent bien croire. Ils sont intéressés par les propriétés intellectuelles plus risquées, et la fadeur des histoires plus tranquilles les ennuie généralement - parce qu'ils ont déjà des équipes capables de leur pondre des franchises sans risque, ils veulent quelque chose de plus excentrique, contrairement à ce que l'on pense. C'était pareil pour Frank Miller avec Sin City. Les producteurs étaient prêts à bondir pour des créations originales de ce genre pendant un moment. Idem pour Hellboy : des œuvres plus personnelles, plus originales, c'est ça qui est intéressant, bien plus que les créations génériques. Les gens ont tendance à croire qu'il suffit d'écrire un comics qui ressemble à une œuvre de cinéma pour se faire adapter... la réalité, c'est que les studios ont déjà des produits de ce genre à domicile, ils n'ont pas besoin d'en récupérer davantage.
AK : Très bien. Alors, j'avais une dernière question avant de conclure : qu'est-ce qui se passe avec votre autobiographie ? J'ai l'impression que le titre évolue à chaque fois. On est passé de "Et Dieu créa Mark Millar !" à "Un chat qui s'appelait Mark Millar"...
MM : Hahahaha.
AK : Est-ce que vous avez réellement prévu d'écrire cet ouvrage ?
MM : Oui, un jour je vais certainement m'en occuper.
AK : Donc tout ça, c'est du teasing en attendant.
MM : Oui, j'aime bien embêter les gens avec ça. Je pense que le prochain titre sera "Main au Cul" et je vais l'annoncer pour l'an prochain. (rires) Mais oui, effectivement, je vais finir par le faire. Seulement, le problème c'est que si je sors ça maintenant, ce ne sera pas très intéressant. Vous comprenez, pour l'heure je travaille encore avec les gens de l'industrie, donc je ne peux pas me permettre d'offenser qui que ce soit. Alors que d'ici vingt ans, je ne ferai sans doute plus partie du décor. Je serai certainement à Hollywood, suffisamment haut placé.
AK : Et vous pourrez vous lâcher.
MM : Je pourrai me lâcher à dire la vérité à propos de certaines personnes. (rires) C'est le genre de projets plus intéressants à sortir quand on termine une carrière. Donc ce sera fait, mais sans doute pas avant vingt ans. Et ça va être génial, parce que, vous savez... j'ai des dossiers sur tout le monde. (rires) Ca va être rigolo.
AK : Les mémoires du sale. (rires) Merci Mark Millar de nous avoir accordé cet entretien !
MM : Avec plaisir !