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Doctor Strange : Fall Sunrise, plongée dans le superbe labyrinthe de l'esprit de Tradd Moore

Doctor Strange : Fall Sunrise, plongée dans le superbe labyrinthe de l'esprit de Tradd Moore

ReviewPanini
On a aimé• Une expérience graphique unique
• Riche de sens
• Une rupture dans les comics de super-héros
• Les hommages, les références
On a moins aimé• Un fond (vraiment) opaque
• Qui risque de diviser
Notre note

Difficile de se débattre avec un scénario qui n’a pas envie de se laisser faire. En ce début d’année, la mini’ Doctor Strange : Fall Sunrise de Tradd Moore et Heather Moore a été publiée sur le marché français par voie des éditions Panini Comics. Une sortie importante, compte tenu de l’apothéose artistique que représente, pour ce dessinateur devenu en quelques années l’une des étoiles montantes de l’industrie américaine, l’album une fois sorti d’imprimerie. Découvert par le gros du lectorat pour son travail sur la série Silver Surfer Black, en compagnie de Donny Cates, Moore s’improvise scénariste dans cette adaptation partielle de la théorie gnostique, mise à l’effort dans un titre qui cadre avec le genre du roman philosophique, de la révélation et de l’apprentissage. Le deuil, la maternité, le sacrifice, la guérison, un tome chargé de sens… dans un labyrinthe esthétique où il est parfois difficile de trouver son chemin. Lors des différentes entrevues accordées par le créateur pour accompagner la sortie du projet aux Etats-Unis, une constante demeure : Tradd Moore n’a pas envie de vous expliquer le sens profond de cette curieuse épopée... sinon en des termes vagues. En somme ? Faites en ce que vous voulez. 

Faites en ce que vous voulez, à partir du moment où le constat final ne sera pas cantonné à un modeste “c’est bizarre”. Encore que, oui, objectivement, du point de vue d’un lecteur endoctriné à des codes de fiction plus conventionnels, le résultat est effectivement bizarre. Confus. Inhabituel. Et juxtaposé à un dessin qui brise frontalement les codes de l’art séquentiel américain des super-héros, d’aucuns auraient même envie de s’arrêter à une simple parabole sur le psychédélique, la prise de LSD. Ce qui n’a rien d’un bilan mensonger. Tradd Moore embrasse cette définition de son oeuvre. Le dessinateur assume, et si certains critiques vont comparer ses pages à une prise d’acides dans un champ de fleurs où la forme des arbres évoquera l’un ou l’autre démon du néant survenu sur Terre... en théorie, et à moins d’un pépin, on croit comprendre que grosso modo, ça lui va très bien. Pour beaucoup de lecteurs, l’argument de vente principal sera, de toute façon, l’approche graphique développée dans les pages de ce superbe album. Et puisque le dessin l’emporte, parlons-en.

What is it that Disturbs You, Stephen Strange ?

Depuis ses débuts, Moore a décidé d’approcher les structures corporelles, l’organique, sous l’angle de la déformation. Des corps qui se tendent, des corps qui s’arrondissent, des corps qui refusent en bloc toutes les règles de la morphologie réaliste, dans un espace distendu. Alors, forcément, quel meilleur sujet d’étude pour cet étonnant savant fou que le personnage de Doctor Strange ? Moore explique que, au départ, l’idée était de produire une création originale en indépendant. Peut-être chez Image Comics, peut-être ailleurs. Le projet a germé dans sa tête et l’a accompagné pendant dix ans, à coups de petites notes dans de petits carnets. Mais, suite au succès de Silver Surfer Black, la Maison des Idées voulait de nouveau travailler avec lui, et comme c’est parfois le cas lorsqu’un éditeur sent la possibilité de développer une vedette en interne, Tradd Moore a eu carte blanche pour choisir lui-même le personnage, le sujet et l’équipe créative. 


Ses idées de série originale ont donc été reconverties dans le projet Doctor Strange : Fall Sunrise. Une façon pour lui de mettre en accord la forme et le fond. Puisque, lorsqu’un dessinateur s’empare du scénario, il a souvent tendance à utiliser l’intrigue comme un véhicule pratique pour dessiner ce qu’il a, précisément, envie de dessiner. Le personnage de Doctor Strange est un habitué de l’expérimental. Depuis les premiers pas de Steve Ditko, le Sorcier Suprême transporte avec lui tout un terrain de jeu ouvert aux expériences métaphysiques. Et pour un dessinateur qui aime tordre, qui aime l’abstraction, ou la représentation du concret dans l’abstrait (souvenez vous de ces pages de Silver Surfer Black qui ressemblaient aux tableaux des formes de Kandinsky), et qui avait visiblement envie de bâtir son propre monde, quoi de mieux qu’un personnage capable d’aller où bon lui semble à travers les dimensions, les réalités, jusqu’à finir dans un univers où tout était possible sur le plan artistique ?

Ce monde s’appelle “Plemoa” (on reviendra plus bas sur le sens de ces noms propres, qui font référence à des objets littéraires bien précis), et Tradd Moore l’a conçu comme une cour de récréation. Voire même encore, comme une leçon de dessin. Une thèse artistique, sur le surréalisme en BD, sur le mélange des genres, le métissage de l’art élevé et de l’art pop culturel. Là-encore, le créateur a été assez explicite quant aux références convoquées : Caspar David Friedrich (Le Voyageur Contemplant une Mer de Nuages), Max Ernst (L’Ange du Foyer), Ayami Kojima (l’ex figure de proue des illustrations sur la série des Castlevania, Moore est un fan avoué de la formidable saga des Belmont, et plus précisément de Symphony of the Night), Gianni de Luca (génial auteur de BD italien, grand révolutionnaire de l’art séquentiel - et dans le cas présent, les emprunts sont faciles à identifier : un même personnage dessiné plusieurs fois dans l’espace pour signifier le mouvement et la rêverie, les double-perspectives à deux couloirs opposés, etc), Ingmar Bergman (Le Septième Sceau, là-encore, la référence passe pour assez évidente), John Boorman (Excalibur), Final Fantasy X, Dark Souls, etc. 


Une vaste collection d’influences diverses de la part d’un artiste particulièrement chargé, qui prend à différents endroits de ce que l’on qualifie (à tort, visiblement) de "culture élevée" et de "culture pop". Forcément, les clins d’oeil au jeu vidéo sauteront aux yeux le plus facilement, et les fans des productions From Software n’auront pas de mal à identifier leur champion dans la longue liste des créatures façonnées dans le cerveau de Moore pour cette plongée dans les croyances gnostiques.

A travers le défilement des pages, le lecteur évolue dans une zone qui n’avait jamais été explorée jusqu’ici. Des morceaux de P. Craig Russell souple superposées à des ombrages épais à la Mike Mignola, dans une texture onirique qui évoque les rêveries en couleurs du mouvement hippie. Une composition onctueuse en arrondis, en effets de découpages parfois structurés par groupes de briques, qui utilise une large palette d’effets. Des grands plans aériens, un jeu sur la perspective, et de superbes fresques énormes où l’oeil perd le sens du rationnel, du concret, de la logique dans l’espace. Parfois, le dessinateur s’autorise une pause biblique dans son propre mythe biblique, en allant convoquer les enluminures médiévales, les pages de manuscrit lourdes de la fantasy noire, avec du texte, du folklore gothique. 

A d’autres moments, Moore va chercher à varier en cassant son histoire pour s’autoriser des pauses, des parenthèses qui surprennent. Il va même aussi s’amuser avec le quatrième mur induit par les codes de la fiction comics, en terminant ses numéros avec les habituels commentaires de l’éditeur au bout du cliffhanger ("mais que va-t-il se passer ? Revenez le mois prochain pour le découvrir !"). Certains segments rendent ouvertement hommage à Steve Ditko, mais l’impression générale demeure au sortir de l’album d’avoir découvert quelque chose de l’ordre du jamais vu. Comme le public des années soixante-dix qui découvrait en direct et sans préparation le Necronomicon de H.R. Giger : ouvrir cet album et avoir l’impression de fouiller dans un imaginaire complètement inédit, halluciné, unique. 

Et cette chronique se cogne même à la limite de cet exercice : on en vient à manquer de mots pour décrire le style de Tradd Moore. Cette générosité, ces formes, ces envolées spectaculaires, cette densité, la quantité phénoménale de créatures, de costumes, d’environnements variés et parfois même incohérents dans leur propre accumulation (une sorte de cosmologie des imaginaires, qui embarque tout : les chevaliers, les dieux, la nature, les sorciers, etc). Doctor Strange : Fall Sunrise tient du génie artistique complet. Et s’il fallait encore une preuve pour expliquer que la BD n’a pas de limites, à partir du moment où le dessinateur sait ce qu’il fait, cet album est un bel exemple à l’application de cette théorie.

Apocrypha

En ce qui concerne le texte, Moore cite encore d’autres références. Ce qui nous permet de découvrir que celui-ci est aussi un grand fan de philosophie. Kierkegaard, Nietzsche, Platon… et donc, la fameuse mythologie gnostique. Pour faire court, cette discipline à cheval entre la philo’ et la religion représente une tradition de pensée avec son propre folklore. Les croyances gnostiques se retrouvent dans toute une série de mouvements de pensée (avec de vrais morceaux de fruits dans le Nouveau Testament ou la tradition hébreu, notamment) et décrit l’existence d’une sorte de divinité de l’invisible accessible via l’élévation spirituelle ou mystique. Si on a eu tendance à considérer cette version des faits comme un courant du christianisme (refusé par l’église classique), les gnostiques ont leur propre explication à l’origine du monde. C’est là qu’interviennent certaines des créatures que vous retrouverez dans Doctor Strange : Fall Sunrise. Bythos, par exemple, le "vilain" de cet album, représente le dieu créateur et fondamental. Les "Aeons" sont ses anges, et l’idée selon laquelle il existerait un “monde des idées” et un 'monde des formes' renvoie à la tradition gnostique qui explique que le monde matériel a été créé par Sophia et son enfant dans un esprit de révolte et de contestation. 


Les interprétations varient selon les différents mouvements du gnosticisme, et il est assez peu probable que le lectorat de Marvel ira se renseigner sur le sujet (ou pas au point de comprendre exactement où Tradd Moore veut en venir) à l’aune de cette nouvelle mythologie plus ou moins installée dans le canon. Comprenez simplement que tout ça n’est pas un simple trip sous acide, et que l’auteur fait référence à une mythologie préexistante, pour la mettre au service de son scénario. Forcément, pour une structure de pensée qui évoque la notion d’immatériel et de matériel, le monde des formes et des idées, pour une virtuose qui cherche à associer l’abstraction (les couleurs, le mouvement, l’énergie, le surréalisme) au figuratif (les personnages, les costumes, les paysages), le sujet rend forcément assez bien avec l’allégorie même du projet.

Sophia, la dernière des anges créée par Bythos, est par exemple souvent lue comme une figure de rebelle. Et sa descendance aura souvent tendance à être associée à l’idée des démons, dans la mesure où celle-ci enfante seule, sans l’assistance d’un procréateur, et sans le consentement de son "père". De la même façon, si le gnosticisme croire la foi chrétienne sur pas mal de points, on peut retrouver cette idée du dieu qui assassine les "premiers nés", comme la dixième Plaie d’Egypte dans l’Ancien Testament. Tout ça est évidemment très touffu, mais en faisant un peu le tri, et en dépouillant le titre de ces considérations mythologiques, on pourrait résumer l’intrigue à une sorte de conte. Strange est un chevalier valeureux, envoyé dans un royaume lointain pour secourir l’enfant d’une Reine, qui risque de se faire tuer par un méchant roi. En chemin, il redécouvre la nature primaire de cet environnement, se confronte à des obstacles, découvre que le royaume suit d’étranges traditions meurtrières. 


Le héros va se confronter à ses propres traumatismes, à ses propres failles, pour accepter que ce conflit "familial" ne sera résolu qu’à travers le pardon, la tempérance et la guérison. Que personne n’a besoin de mourir, et que le cycle perpétuel de la violence doit prendre fin. Secouez un peu tout ça dans un mixeur, avec pas mal de traités sur l’existentialisme, quelques toiles surréalistes, un scénario qui n’a pas envie de vous faciliter le travail de compréhension, et beaucoup, beaucoup de couleur, et vous obtenez Doctor Strange : Fall Sunrise. On n’a pas dit que c’était facile, on a seulement dit que c’était beau.

Et c’est un peu le problème. Même si c’est très amusant de se précipiter dans les commentaires à la sortie d’un album - pour voir si d’autres lecteurs ont été complètement paumés eux aussi - ou si on aurait envie d’applaudir un artiste qui refuse à ce point de compromettre son scénario au profit de l’accessibilité, le titre risque tout de même de louper son objectif d’éducation pour la plupart des gens. Tout le monde s’accordera sans doute sur le dessin, mais à l’échelle de ce qu’on demande à un comics de super-héros, le challenge est peut-être un peu trop ardu. Et c’est vraiment dommage, dans l’absolu. Ce genre de bouquins, comme les oeuvres d'Alan Moore ou de Grant Morrison, documentées, installées dans un corpus culturel plus large, ont plutôt tendance à donner envie aux gens de se documenter, de s’informer, d’aller ouvrir les livres qui leur manquent pour comprendre pleinement le sens de l’histoire. Des œuvres qui rendent intelligent, en quelque sorte. 


Ou curieux, a minima, de ce qui a existé avant et dont on n’a pas du tout conscience dans un monde qui va si vite et où chaque nouvelle sortie en chasse une autre. En ce qui concerne ce Fall Sunrise, et des commentaires qu’on a pu lire à droite et à gauche, en dehors d’une vague approximation ("c’est gnostique", grosso modo), le public a pour le moment envie de se concentrer sur le voyage artistique que nous propose Tradd Moore, et un peu moins sur l’épaisseur du texte. Pour le moment. Et il est difficile de leur jeter la pierre : au vu des élément qui sont convoqués (surtout, compte tenu de la disparition quasi totale des textes de cette tradition pendant près de deux mille ans), on ne connaît pas aussi bien Bythos, Sophia et Pleoma (ou "Pleroma") que l’on connaît Jésus, Judas et le Jardin d’Eden. Des références peu accessibles pour une BD qui reste… une énigme dans un superbe écrin.

En somme, une note d'intention pour les premiers pas d'un artiste (et pourquoi pas, d'un auteur) visiblement ambitieux. Pour résumer ce débat sous un angle plus généraliste, on a généralement tort de penser que la distinction qui veut qu'une BD se compose d'un scénario d'un côté, et d'un dessin de l'autre s'applique avec la même rigidité aux titres créés par un homme orchestre qui occupe tous les postes disponibles. Tradd Moore s'improvise ici en créateur démiurge qui fabrique le sens de son univers à travers le graphisme, et explique ensuite ce sens dans les références convoquées, ou par des ruptures nettes dans les codes conventionnels du comics de super-héros. Alors, est-ce qu'on aurait envie de vous conseiller la lecture pour le texte ? Pas forcément, dans la mesure où le résultat reste trop opaque pour être apprécié tel quel. En revanche, si tout le monde attendait du dessinateur un nouvel ouragan dans la forme, on termine l'album sur deux constats évidents : d'une part, c'est encore plus beau que ce à quoi l'on pouvait s'attendre, et d'autre part, Tradd Moore est un artiste avec des choses à dire, et pas seulement un nouvel espoir du dessin. A voir comment quelles formes prendront ses futurs projets d'ici les années à venir.

- Vous pouvez commander Doctor Strange : Fall Sunrise à ce lien !

Corentin
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