"Toute publicité, même mauvaise, est bonne à prendre". L'adage qui explique en effet que même un bad buzz est bon en termes de communication s'applique parfaitement à la nouvelle bourde de Marvel. Entre décisions édito-commerciales plus ou moins douteuses pour faire vendre des comics, symbolique de plus ou moins mauvais goût, l'énervement habituel des réseaux sociaux et une gestion catastrophique d'un gros spoiler, il apparaît que la Maison des Idées a su s'attirer les foudres de tout un tas de personnes. Si vous n'étiez pas sur les internets au cours de la soirée passée, voilà un récapitulatif des évènements, autour de la mort annoncée - ou plutôt spoilée - de Kamala Khan, qui doit survenir d'ici la fin du mois.
Le fonctionnement intrinsèque de l'industrie des comics oblige très souvent les éditeurs mainstream à lâcher des spoilers sur leurs publications à venir. Bien souvent, l'annonce de l'arrêt d'une série, le démarrage d'un nouvel event, les conclusions dudit event, sont connues à l'avance, via le système des sollicitations qui force la maison d'édition a délivrer les informations (résumés, couvertures) des comics à venir trois mois plus tard aux revendeurs. Ce afin qu'ils puissent ajuster les commandes. Si Marvel comme DC Comics pourrait jouer un jeu de dupes afin de garder sous le coude quelques secrets, il faut bien aussi appâter les retailers et les lecteurs en leur promettant des choses importantes dans leurs lectures. C'est pourquoi l'équilibre fragile de la promotion par rapport au spoil est difficile à maîtriser. Dernier exemple en date : Marvel qui teasait l'arrivée imminente d'un tout nouveau Spider-personnage dans la série Spider-Man de Dan Slott, et qui dévoilait la couverture "spoiler" tout juste en amont de la sortie du numéro concerné. Dans l'affaire du jour, on s'intéresse à l'autre série Amazing Spider-Man, conduite par Zeb Wells.
C'est à la fin du mois de mai que sortira Amazing Spider-Man #26, que l'éditeur avait vendu depuis trois mois comme un numéro important - "l'un des plus choquants dans l'histoire de l'Homme Araignée" selon le discours marketing sous amphétamines auquel l'éditeur Nick Lowe nous a habitués.
La couverture du numéro indiquait notamment qu'un personnage important allait mourir. Trente ans après The Death of Superman, la mort d'un héros ou d'une héroïne fait encore partie des ressorts éditoriaux employés pour attirer le public et faire croire à un minimum d'enjeux au sein d'histoires souvent bloquées aux termes du statu quo. S'il y aurait tout un papier à faire sur l'utilisation de la mort des personnages (et toutes les facilités que ça implique, ou pire, quand il est question de personnages féminins), mettons que le lectorat pouvait faire quelques pronostics sur le protagoniste qui allait passer l'arme à gauche. Problème : à deux semaines de la sortie du numéro en question, les pages importantes montrant le décès en question ont fuité sur la toile. En conséquence de quoi, Marvel a immédiatement mis en garde de la présence de ces spoilers.
???? WARNING ????
— Spider-Man (@SpiderMan) May 16, 2023
'Amazing Spider-Man' #26 spoilers are online. Avoid the web ????? (or don't) at your own risk. pic.twitter.com/pXuKTJ73no
Jusque là, pas de problèmes. Les sites habituels comme BleedingCool s'occupent de relayer le spoiler en question, en prenant soin de ne mettre rien dans le titre et de placer plusieurs balises dans le corps du texte avant de passer à la révélation. De cette façon, le média peut profiter de la curiosité des gens tout en partageant une information, quand celles et ceux qui ne veulent pas savoir peuvent continuer leur journée tranquillement. Nous sommes conscients de cette culture du spoiler et de l'impact négatif qu'elle peut avoir sur une lecture, aussi prenons-nous au cas par cas la façon dont il faudrait les traiter. Dans cet exemple, il n'était pas prévu de vous en parler, mais vous verrez que la suite du déroulé en aura décidé autrement.
Dans la soirée du 16 mai 2023, à 23h09, le journal Entertainment Weekly - en partenariat avec Marvel - va se rendre complice de l'annonce/spoil de la mort importante prévue pour Amazing Spider-Man #26, deux semaines avant la sortie dudit bouquin. Qu'on se comprenne : ce genre d'opérations est assez commune et les éditeurs travaillent avec les médias d'information pour faire part de ce type de micro-évènements à la hauteur de la sphère comics - chose que nous essayons aussi de faire avec les éditeurs français pour faire vivre l'actualité de cette niche culturelle. Mais il y a des façons de faire dans ce cas précis qui permettent de participer à l'annonce sans tout dévoiler. L'article d'Entertainment Weekly est fautif à plusieurs endroits.
Il y a d'une part le péché originel du sujet, qui est au final l'annonce du one-shot Fallen Friend : The Death of Ms. Marvel #1, explicite dès son titre. Ainsi, on nous apprend donc, couverture comprise, que l'héroïne Kamala Khan va prochainement trouver la mort (nous reviendrons là-dessus plus bas). Il y a quelques éléments intéressants à retenir sur ce numéro : on retrouvera en effet à l'écriture la co-créatrice du personnage, G. Willow Wilson, Saladin Ahmed qui a poursuivi ses aventures en comics, et Mark Waid qui s'occupait aussi du personnage dans les Champions ou les Avengers. Le numéro est attendu pour le 12 juillet 2023.
Mais l'article d'Entertainment Weekly va bien plus loin, puisqu'en plus d'annoncer le one-shot, il annonce que la mort en question aura donc lieu dans Amazing Spider-Man #26, et se permet même de présenter la page (peut-être finale) de cette intrigue, censée être le moment le plus important du numéro. Voyez aussi l'absurdité apparente entre l'avertissement de spoiler en tête d'article et le titre dudit article...
Connaissant depuis maintenant une dizaine d'années la façon dont l'industrie fonctionne, l'hypothèse qui nous apparaît la plus simple - et du moins la plus à même d'excuser un tant soit peu la démarche - est la suivante. L'article d'EW aurait certainement dû paraître le 31 mai (comme le rappelle ce teaser mis en ligne plus tôt dans l'année), soit le jour même de la sortie d'Amazing Spider-Man #26, de façon à créer l'évènement autour de cette sortie, créer un engouement auprès des comic shops et annoncer Fallen Friend : The Death of Ms Marvel par la même occasion.
Il s'agit d'une méthode édito-commerciale assez classique et qui ne devrait surprendre personne au vu de la façon dont Nick Lowe gère Amazing Spider-Man depuis des années, à force de numéros anniversaire, de parutions accélérées et de tie-ins à tout va (rappelez-vous des numéros .HU puis .BEY lors des runs de Nick Spencer et de la période Beyond). Sauf que : le leak a visiblement précipité toute la manoeuvre, et Marvel a possiblement préféré balancer l'article immédiatement - histoire de se donner un semblant de contrôle sur l'histoire, plutôt que de faire mine de rien pendant encore deux semaines, face à un lectorat déjà très vocal sur les réseaux sociaux. Et donc, à minuit et quelques, deux heures après avoir averti des spoilers sur internet, on se retrouve avec les comptes officiels de Marvel obligés de partager ledit spoiler.
It's the heroic sacrifice no one expected. The #MarvelComics Universe mourns its fallen friend in a special one-shot this July.
— Marvel Entertainment (@Marvel) May 16, 2023
Read more here: https://t.co/uKHHf1ATZO pic.twitter.com/XigoWBC6hW
Un beau raté à tous points de vue pour l'éditeur qui n'a ni su garder un secret, ni réussi à faire croire qu'il maîtrisait au final ce genre de fuites. Comme on l'expliquait, l'annonce a par ailleurs réussi à énerver tout une partie du lectorat, pour plusieurs motifs. D'une part, l'usage fainéant de la mort d'un personnage, un trope que les comics utilisent depuis de très nombreuses années et qui est devenu en définitive assez inconséquent. Au cours des dernières années, de nombreux personnages Marvel sont morts, pour finalement revenir à la vie : Steve Rogers, Wolverine ou Doctor Strange pour ne citer qu'eux. Mais Kamala Khan cristallise d'autres crispations : en tant que personnage féminin, sa mort répond au cliché éculé de la "femme dans le réfrigérateur", dénoncé il y a maintenant trente ans par Gail Simone puis tout un tas d'autrices et auteurs, en s'appuyant sur le passage célèbre dans lequel Kyle Rainer découvre sa petite amie découpée en morceaux dans son frigo. On pourra arguer que Kamala Khan n'a pas été un faire-valoir pour un héros masculin dans sa création et qu'elle a eu droit à de nombreux comics en solo, de quoi penser que Marvel utilise cette mort simplement pour de la "shock value" un peu facile.
Certaines voix critiquent aussi le fait que la mort en question n'arrive pas dans ses propres comics, demandant "mais déjà ? Que vient-elle faire dans Amazing Spider-Man ?" - ce à quoi une simple lecture du titre de Zeb Wells permet de répondre (même si la lecture n'est pas des plus engageantes, il faut l'admettre). Il ne faut pas oublier que l'univers Marvel est par définition partagé et qu'il n'y a donc rien d'anormal à ce que des héros fassent leur apparition dans les comics des autres. En l'occurrence, Kamala était présente depuis plusieurs numéros puisqu'elle effectue un stage chez Oscorp, là où Peter Parker a été recruté par un Norman Osborn en quête de rédemption.
Difficile en revanche de contrer la colère sur le symbole d'un éditeur qui met à mort l'un de ses rares personnages musulmans, à une heure où pourtant Ms Marvel a su montrer son importance, par sa popularité auprès d'un lectorat plus diversifié et plus jeune, ses nombreux comics, mais aussi ses déclinaisons sur tout un tas de support. Mais à ces réactions épidermiques compréhensibles, permettez-nous de vous proposer une lecture bien plus froide et pragmatique, qui fait que cette mort n'en est vraisemblablement pas une. Point par point :
En conclusion, l'hypothèse établie est la suivante : la mort de Kamala Khan va permettre de faire d'elle une mutante (ou plutôt de découvrir qu'elle est en réalité une mutante - c'est un procédé classique de retcon) en lien avec la technologie de Krakoa, parce que Marvel veut que les versions comics et écrans de son personnage fétiche se répondent, quand bien même ce n'est pas très utile. Bien sûr, il y avait certainement tout un tas d'autres façons de procéder pour cette retcon potentielle, attendu que la mort dans les comics est souvent décriée pour sa nature artificielle et la seule "shock value" apportée au détriment d'un scénario plus approfondi. En l'état, on se retrouve avec des gens en colère pour la symbolique, des personnes saoulées d'être spoilées d'un numéro que personne n'a pu encore lire, et un éditeur face avec ses mauvaises pratiques éditoriales ainsi que son incapacité à maîtriser correctement sa communication.