La situation est suffisamment rare pour être soulignée : pour une fois, Marvel Studios s'exprime au sujet d'une donnée relative au monde des comics. Là où les équipes de l'entreprise ont généralement l'habitude de laisser la BD fonctionner en vase clos, avec sa propre communauté, ses propres polémiques, un porte-parole de l'antenne a commenté récemment un article publié par la rédaction du site Gizmodo. Un article qui revient sur la mort du personnage de Kamala Khan l'an dernier... et sur la supposition qui voudrait que Marvel Studios aurait "commandé" au département Marvel Comics la transition identitaire de Ms. Marvel vers son nouveau rôle au sein des X-Men. Une situation farfelue, et qui risque (pour changer) de passer à côté du vrai sujet.
Fallen Friend(s)
Pour refaire le feuilleton dans l'ordre : l'an dernier, au mois de mai, la Maison des Idées décide tout bêtement de se tirer une balle dans le pied. Trois mois auparavant, l'éditeur commence par annoncer que le numéro Amazing Spider-Man #26 devrait être une sortie "importante", à surveiller. Les habitués du marché des comics n'ont alors aucun mal à lire entre les lignes. Ce genre d'annonces désigne en effet une petite sélection de possibles : quelqu'un qui revient à la vie, quelque chose de sérieux se passer pour faire évoluer le canon (un personnage qui renonce à ses pouvoirs, un mariage, une situation qui amorce un futur crossover, etc), ou bien, plus simplement, quelqu'un qui s'apprête à mourir au sein du numéro. Dans la mesure où l'industrie suit les mêmes vieilles formules depuis un long moment, beaucoup s'attendaient déjà à un(e) mort, qu'il ne restait plus qu'à identifier.
Dans la foulée, la couverture du numéro confirme cette possibilité.
Marvel a prévu de tuer
Kamala Khan, et à la suite d'une communication désastreuse (
tous les détails sont à retrouver à cette adresse pour revivre ce passionnant feuilleton), la mort de l'héroïne finit par devenir publique, en amont de la sortie d'
Amazing Spider-Man #26. Les réseaux sociaux ont donc largement le temps de faire leur travail, et cette décision se transforme vite en une polémique sonore. Celles et ceux qui n'ont pas encore le numéro entre les mains n'ont pas d'éléments pour défendre le scénario de
Zeb Wells, en charge de la série. Et l'annonce d'un
single issue Fallen Friend : The Death of Ms. Marvel ne fera qu'ajouter de l'huile sur cet étrange brasier.
Bien sûr, les suppositions vont vite, et quelques mois plus loin,
Ms. Marvel fait son grand retour à l'occasion
du numéro X-Men: Hellfire Gala 2023 #1. En utilisant la technologie de
Krakoa,
Charles Xavier ressuscite
Kamala Khan, et ce qui passait déjà pour une évidence se confirme alors en pleine lumière : cette tactique maladroite avait surtout vocation à officialiser le nouveau statut de l'héroïne, désormais rangée pour de bon dans la famille des mutants. Et des
Inhumains aussi. Parce que bon, tant qu'à faire, autant pousser le délire le plus loin possible.
Entre temps, les choses bougent, et Ms. Marvel finit par se faire sa place au sein du panthéon des X-Men. L'héroïne est désormais cramponnée à ce nouveau statu quo, et fera même partie de la relance "From the Ashes" de cet été au sein de la série NYX de Colin Kelly, Jackson Lanzing et Francesco Mortarino. En somme, la polémique passe, Kamala Khan poursuit ses aventures, et si la méthode reste discutable, on comprend grosso modo que la Maison des Idées avait simplement envie de s'aligner sur le statut du personnage chez Marvel Studios.
Mais, voilà. Tout récemment, Cody Ziglar, le scénariste de la série Miles Morales : Spider-Man, a remis une pièce dans la machine en évoquant la situation de l'an dernier. Le bonhomme affirme que Zeb Wells lui aurait avoué avoir été directement contacté par Kevin Feige (ou un représentant de Marvel Studios) et que... la présidence même du groupe aurait insisté pour que Ms. Marvel devienne une X-Men dans le canon des comics. Plus précisément :
"Wells m'a dit qu'avant que ce plan ne se mette en place, Kevin Feige était, genre 'hey, je n'ai pas l'habitude de faire ce genre de choses, mais est-ce que tu pourrais faire en sorte que Marvel se mette en ordre avec Kamala, parce qu'on a des trucs de prévu à son sujet.' Et Wells s'est dit 'merde, c'est moi qui ai été tiré à la courte paille alors... les gens vont être dégoutés de savoir que je vais devoir tuer Ms. Marvel."
En somme, si l'on se fie à cet échange rapporté (sur la base d'une conversation qui aurait eu lieu entre Kevin Feige et l'éditorial, voire entre Kevin Feige et Zeb Wells), Marvel Studios serait directement à l'origine de la décision.
La rédaction de Gizmodo explique avoir contacté le groupe Marvel en amont de la rédaction de leur article. Sans surprise, l'éditeur réfute catégoriquement cette affirmation. Selon le porte-parole de la Maison des Idées, la mort de Ms. Marvel était une décision de l'éditeur, dans le cadre d'un plan plus global pour Kamala Khan et les X-Men, et Kevin Feige n'aurait rien à voir dans la direction qui a été donnée au personnage.
Fait rare : Marvel Studios a également pris le temps de répondre, pour infirmer les propos de Cody Ziglar. La société nie l'existence de cette conversation, et de toute commande directe de la part de Kevin Feige dans la mort de l'héroïne en comics. A se demander si Zeb Wells n'a pas inventé cette histoire, ou si Cody Ziglar n'a pas baratiné les animateurs du podcast... encore que l'on se demande bien quel aurait été l'intérêt du scénariste à inventer tout ça.
Et justement, c'est un peu le problème. Depuis le rachat de Marvel Entertainment par le groupe Disney, les décisions de ce genre, au sein de la Maison des Idées, sont devenues monnaie courante. Pas parce que Kevin Feige commande directement aux différents éditeurs-en-chef de l'enseigne, en imposant ses propres décisions, mais par simple effet de domination culturelle du cinéma sur la niche des comics : les films du MCU draguent un public bien plus large que les BDs éditées chez Marvel.
Si l'éditeur entend récupérer une partie des nouveaux fans potentiels au sortir de la salle de cinéma, il devient alors important de se mettre à la page. De suivre les décisions du MCU pour que, dans le cas où un spectateur voudrait s'intéresser aux formats comics, celui-ci retrouve quelques éléments de ressemblance ou de proximité pour naviguer clairement. En somme, l'influence marche plutôt dans une démarche implicite, de la part d'un petit marché qui se doit de rester pertinent vis-à-vis de la popularité de ses propres personnages sur un autre support.
Et dans cette logique de suivisme, on a vu certaines propriétés influencées directement par les adaptations (Iron Man, Loki, Yondu). De la même façon qu'il est aujourd'hui assez normal de voir tel ou tel personnage particulièrement mis en avant lors de la sortie d'un film ou d'une série télévisée. Ce n'est pas un hasard si Wolverine aura droit à plusieurs gros comics cet été : oui, c'est son anniversaire, mais le fait de voir toutes les séries se concentrer sur le mois de juillet n'est pas accidentel. En face, Marvel Studios a prévu de sortir le film Deadpool & Wolverine. Et cet alignement des agendas n'est pas une commande directe de Kevin Feige, simplement... le résultat d'un bon sens économique qui tient debout, quand on a pour objectif de vendre du papier.
La situation de Ms. Marvel ressemble beaucoup à celle de Scarlet Witch et de Quicksilver. En comics, ces deux personnages sont les enfants de Magneto, et font clairement partie de la famille des mutants. Au cinéma, en revanche, dans la mesure où Marvel Studios n'avait pas les droits des X-Men (qui appartenaient, à ce moment là, à la 20th Century Fox) au moment de leur apparition dans le film Avengers : Age of Ultron, il a été décidé de leur donner une origine différente, avec des pouvoirs amorcés par l'une des Pierres d'Infinité. Quelques années plus loin, les comics ont fini par s'aligner sur le MCU en proposant une origine différente à Scarlet Witch et à Quicksilver, pour expliquer que leurs capacités auraient plus à voir avec une manipulation du Maître de l'Evolution, comme pour segmenter le lien aux X-Men et expliquer, grosso modo, que dans leurs cas bien particulier, la situation était plus compliquée que prévu.
L'existence même de
Kamala Khan s'inscrit directement dans l'ancien conflit qui opposait
Marvel Studios à la
20th Century Fox, alors en possession du catalogue mutant, avant d'être racheté par le groupe
Disney. A ce moment là, la Maison des Idées avait effectivement décidé de favoriser la race des
Inhumains, une autre branche dérivée de l'espèce humaine, face à ce conflit de propriétés intellectuelles entre les deux studios. Si les
X-Men n'ont jamais perdu en popularité, c'est sur les
Inhumains que
Marvel semblait vouloir mener l'offensive pour conquérir le public. Or si
Ms. Marvel avait
au départ été pensée pour être une mutante, elle finira par être rangée dans la famille des
Inhumains par défaut...
Bref, pour faire court, il est tout de même assez comique d'entendre la Maison des Idées dire quelques années plus tard que ses décisions sont prises en bonne âme et conscience, sans se préoccuper de l'état des choses au sein du
MCU. Surtout quand les comics
Ms. Marvel qui auront suivi son rapatriement chez les
X-Men ont été écrits...
par Iman Vellani, actrice chargée de camper
Kamala dans les séries et les films de
Marvel Studios. Là-encore, probablement pas parce que quelqu'un en a donné l'ordre, mais l'influence existe, de gré ou de force.
De la même façon qu'il est assez comique d'imaginer que Kevin Feige, comprenant le poids que ses décisions exercent déjà sur le marché des comics, prendrait le temps de téléphoner à un scénariste de BD pour lui passer commande. En résumé, il est parfois préférable de laisser certaines polémiques s'éteindre naturellement plutôt que de chercher à remuer le couteau.
