Depuis les différentes prises de paroles d'Ed Brubaker sur le sujet, la question de la rémunération des artistes de la Maison des Idées, lorsque leur travail est adapté par Marvel Studios au cinéma ou à la télévision, a tendance à réapparaître à chaque nouveau projet. Simplement parce que l'entreprise ne compte pas changer de méthode, ni même ouvrir la porte à une discussion avec les professionnels de l'industrie sur la répartition des richesses. Aux dernières nouvelles, les équipes créatives à l'origine de personnages utilisés par Marvel Studios recevaient une compensation fixée à 5000 dollars par tête, à quelques exceptions près.
Si les communicants de Disney assurent de leur côté que des sommes plus importantes sont également versées, de temps à autres, ce montant précis est bel et bien revenu dans la bouche de plusieurs témoins, restés anonymes, lors d'une enquête menée par le Hollywood Reporter l'année dernière. Le sujet se portait sur les auteurs de comics, éternels parents pauvres de la répartition des gains générés par l'industrie des super-héros - un pan tout entier du cinéma moderne qui reste, à ce jour, l'une des dernières poules aux oeufs d'or du réseau de distribution traditionnel.
All-America Comix
Le plafond des 5000 dollars, ou de sommes avoisinant ce modeste gain, n'a jamais été évoqué publiquement par les officiels de Disney. Ceux-ci préfèrent éviter d'entrer sur le terrain du débat, en rappelant que les contrats signés par les artistes n'obligent pas l'employeur à leur verser quoi que ce soit de toutes façons : aux Etats-Unis, la bande-dessinée fonctionne encore majoritairement sur un principe de création salariée, où l'entreprise conserve la propriété intellectuelle de tout personnage inventé au sein des univers Marvel et DC Comics. Les chèques versés par Marvel Studios aux créateurs ou aux créatrices ont donc plus valeur de simples remerciements anecdotiques, voire de versements par courtoisie si l'on en croit les différents communicants du groupe.
Joe Casey est le dernier auteur en date à avoir fait l'expérience de cette fameuse courtoisie. Comme beaucoup d'autres avant lui, le bonhomme évoquait récemment
avec amertume le personnage d'America Chavez, prévue pour apparaître prochainement dans le film
Doctor Strange : in the Multiverse of Madness de
Sam Raimi. Inventée par
Casey et l'artiste
Nick Dragotta,
Chavez sera interprétée par l'actrice
Xochitl Gomez dans cette version en images réelles. L'auteur n'a pas été contacté par
Disney lors de la gestation de cette seconde aventure du sorcier, et n'a jamais reçu le moindre centime pour les différentes apparitions de
Miss America en dehors des pages de BDs.
"Marvel ne m'a jamais rien payé pour America Chavez. Ni pour Doctor Strange 2, ni pour les nombreux épisodes de série animée ou les figurines qu'ils ont fait sur elle, ou encore pour les jeux vidéos dans lesquels elle apparaît. Ils ont l'air d'être plutôt en paix avec cette décision."
Lorsqu'il finira par apprendre que son personnage devait faire une apparition dans Doctor Strange : in the Multiverse of Madness, Casey devra aller se signaler lui-même à Marvel Studios, pour recevoir les fameuses propositions de contrat ouvrant la voie à une éventuelle rémunération. Le scénariste explique aujourd'hui avoir refusé la somme proposée - il juge le montant "insultant" et "dérisoire", et affirme que l'entreprise ne lui a fourni aucun élément permettant d'expliquer le calcul de cette modeste obole.
"Le fait est que Marvel possède America Chavez. Ce n'est pas sujet à débat, mais le fait est qu'il demeure des failles dans ce système qui valide le fait que les auteurs ne sont ni respectés, ni récompensés.
Pour moi, il ne s'agit pas d'argent. Il ne s'agit même pas de respect. Je ne m'attends pas à être respecté par une corporation de ce genre. Je suis dans une position qui me permet de ne pas être obligé d'accepter l'insulte qu'ils osent appeler une 'offre', et j'ai aussi les moyens d'en parler publiquement. Pour que, peut-être, le gars qui passera après moi ait une meilleure chance de recevoir l'argent qu'on lui doit - et peut-être que cet argent là pourra changer sa vie à ce moment là. Je suis quelqu'un d'heureux au quotidien. Je ne suis pas écoeuré, je ne suis pas amer, parce que j'ai appris comment ce genre de choses fonctionnaient. Mais je sais aussi qu'il faut s'exprimer, parce que c'est comme ça que les choses changent, en en parlant."
Pour rappel, sans aller jusqu'à imaginer que les corporations pousseront jusqu'à l'utopie des droits d'auteurs restitués aux artistes sous contrat, Warner Bros. et DC Entertainment, qui fonctionnent sur le même principe que Marvel vis-à-vis de la captation des propriétés intellectuelles, ont la réputation d'être bien plus généreux que Disney envers leurs artistes. Jim Starlin a souvent blagué sur le fait d'avoir reçu plus d'argent de la part de DC Comics pour l'apparition de KGBeast dans Batman V Superman que de la part de Marvel pour Thanos, Drax et Gamora dans Guardians of the Galaxy vol. 1.
Autrement dit, un plus gros chèque pour un personnage secondaire avec moins de dix lignes de dialogues, contre trois des personnages principaux. Dans le cas des deux "franchises" que représenteraient l'univers Marvel et un éventuel univers DC, la marque Disney représente une part de marché plus importante que celle de Warner Bros. sur ses propres adaptations. Avengers Endgame, basé sur le travail du même Jim Starlin, a empoché 2,8 milliards de dollars au box office mondial. Marvel Studios n'a toujours pas réagi publiquement sur ce sujet de la rémunération des auteurs (en estimant probablement que le public sensible à ces sujets reste suffisamment réduit pour s'épargner de devoir affronter le problème), et ne compte apparemment pas faire évoluer ces pratiques, éternellement placées dans l'injustice des sommes versées aux équipes créatives depuis l'invention de Superman. Certaines traditions ont la vie dure.