Une enquête de Variety se penche sur un point intéressant de la production des séries télévisées de Marvel Studios : la hiérarchie interne des équipes entre les réalisateurs et les scénaristes. Si, traditionnellement, le metteur en scène est souvent considéré comme le plus haut gradé à l'échelle de projets pensés pour le cinéma, les séries ont en revanche pris l'habitude d'opérer selon une toute autre logique. A la télévision, le ou la scénariste, ou "showrunner", tient ce rôle de capitanat, de supervision, d'embauche ou de gestion au quotidien. L'industrie liste d'illustres artistes sortis de ce modèle de travail, Vince Gilligan, David Simon, Damon Lindelof, etc, plus auteurs que metteurs en scène, rarement crédités aux postes de réalisateurs sur leurs différents feuilletons.
Cette distinction s'explique par une évidente différence d'approche dans l'historique et la consommation de ces deux formats : pensé pour le grand écran dans un cadre plus cadenassé, le cinéma privilégierait un travail précis de l'image, tandis que la série télévisée, plus longue, et difficilement capable d'être entièrement mise en boîte par un seul metteur en scène, miserait plutôt sur le narratif. Cet état de fait, avec ses contre-exemples et ses nuances précises, ne s'applique apparemment pas aux projets de Marvel Studios sur la plateforme Disney+. Selon Kari Skogland, réalisatrice sur The Falcon & The Winter Soldier, l'entreprise de Kevin Feige se serait autorisée une inversion des forces en présence au moment de monter cette production précise, pour appliquer la méthodologie du cinéma au petit écran.
Television Rules the Nation
Ce qui passerait éventuellement pour un point de détail vu de loin en dit tout de même très long sur la façon dont
Marvel a choisi d'approcher cette reconversion tardive vers le petit écran. En interview,
Skogland explique que que les séries à venir ne créditeront pas de "créateur" ou de "créatrice", et se passeront même du poste crucial de "
showrunner". L'employée évoque la gestation de chaque projet comme une boucle au sein de laquelle peuvent intervenir les réalisateurs, réalisatrices et les membres du groupe d'écriture, un cas inédit à la télévision, avec la supervision générale du tout puissant
Kevin Feige et d'une poignée d'exécutifs censés servir de guide aux grandes directions d'ensemble. En résumé, pas de capitaine à bord, à l'exception d'un salarié bombardé au poste de "chef scénariste",
Malcolm Spellman en l'occurrence, dont les décisions dépendront surtout de l'aval ou du consensus collectif des équipes chargées de la mise en scène.
Des scènes prévues auraient par exemple été modifiées à la dernière minute sur décision de la production ou du réalisateur, ce qui n'arrive jamais dans le monde des séries télévisées où le ou la "showrunner" a la charge exclusive de ces décisions. En résumé, les séries Disney+ de Marvel Studios n'ont simplement pas d'auteur, pas de créateur et pas de vision précise non plus, en dehors des lignes de commandes implantées dans le processus de création par la production. Contacté par Variety, un scénariste professionnel expliquait que "je ne travaillerai jamais avec Marvel Studios. Ils ont un showrunner, oui. C'est Kevin Feige. Et tant mieux pour eux, mais je ne connais pas grand monde qui accepterait de travailler dans ce format." Sur une série comme The Falcon & the Winter Soldier, dont le propos relativement dirigiste ne nécessitait pas particulièrement de surprendre en dehors des prises de position politique, le cas pourra passer comme un point de détail sur un organigramme de production. Sur une série comme Moon Knight, en revanche, beaucoup espèrent que Feige saura lâcher la bride à un "showrunner" plus libre de ses mouvements.
Cette méthode de travail inhabituelle en surprend d'autres, à Hollywood, sans inquiéter les auteurs professionnels du petit écran : la méthode Disney sur les franchises de cette taille n'a rien de nouveau, et il était peu probable que l'entreprise accepte de desserrer la vis au fil de cette nouvelle migration vers le petit écran. Plusieurs scénaristes alertent toutefois sur le danger inhérent à cette conception du travail de groupe : il est peu probable que Marvel parvienne à embaucher de vrais auteurs, habitués à être les maîtres à bords de leurs projets, en suivant cette logique importée des plateaux de cinéma, quitte à se cantonner à des feuilletons quadrillés et sans surprises, ou sans recherche d'une écriture plus affirmée ou personnelle. Pas grave en soi : Marvel Studios ne vise pas l'excellence artistique. L'audimat a plus de poids dans la balance, comme les entrées en salles de films que l'on qualifiait, ironiquement, de série télé' appliquée au cinéma.