Le scénariste Christopher Cantwell faisait ses débuts dans la bande-dessinée il y a quelques années avec la série She Could Fly, aux éditions Berger Books/Dark Horse. Transfuge de la télévision, Cantwell s'est fait connaître pour son travail sur la série Halt & Catch Fire d'AMC, une annexe nerdy de Mad Men centrée sur le quotidien d'une entreprise spécialisée dans l'informatique, pendant le premier boum des ordinateurs au fil de la décennie 1980. Depuis, l'auteur sera devenu l'une des coqueluches de Dark Horse, avec Everything, réinvention du roman Bazaar de Stephen King avec un peu moins de Satan, et la dernière série The Mask : Election Year où il reprenait le personnage de Bighead inventé par Doug Mahnke et John Arcudi dans un contexte de satire politique.
Cantwell a également pris ses quartiers chez Marvel après cet embryon de succès critique. La Maison des Idées lui a confié le destin du malveillant Doctor Doom (ou Docteur Fatalis en VF), et plus tard de reprendre le personnage d'Iron Man - en un sens, deux "récupérations" de personnages affiliés à Dan Slott depuis quelques années. Panini Comics imprime le premier volume de sa série consacrée au dictateur de la Latvérie, accompagné par le dessinateur Salvador Larocca, pour un résultat à situer entre le génie et le joyeux bordel, souvent incompréhensible entre deux fulgurances. Décortiquons.
La série Doctor Doom démarre sur un postulat écologique intéressant : dans le monde fictif de Marvel, Reed Richards et Tony Stark ont trouvé une solution pour pallier à l'effet de serre et au réchauffement global, en installant une base sur la Lune qui se chargera d'aspirer les émissions de gaz à effets de serre stagnant dans l'atmosphère. Le stockage ne serait pas non plus un problème - dans le monde des super-héros, on peut fabriquer un trou noir pour se débarrasser des déchets sans trop se fatiguer. Les enjeux sont tout de suite très forts, et très actuel, en particulier vis-à-vis de la réalité : l'homologue de Tony Stark dans notre version du réel, Robert Downey Jr., annonçait l'an dernier qu'un programme similaire était en route, visant à utiliser les robots et l'intelligence artificielle pour "nettoyer" l'atmosphère avec l'organisation Footprint Coalition. Volontaire ou involontaire, l'emprunt que fait Cantwell à ces tentatives de dernier recours pour inverser plusieurs décennies de catastrophe écologique (et les débats environnants ce genre de sujets complexes) percute immédiatement dans cet environnement fictif, où il s'agit plus souvent d'assommer de méchants extra-terrestres veus nous envahir.
Doom apparaît alors comme un intellectuel dubitatif, observant depuis sa tour d'ivoire les soubresauts d'une humanité émerveillée devant cette lueur d'espoir. Les dialogues fonctionnent tout de suite, dans ce portrait de dictateur plus nuancé et sarcastique, à la fois inquiet pour l'avenir du monde et conscient de ses failles ou de la place que prend son ego dans le regard qu'il porte sur les choses. Kang le Conquérant intervient très vite dans les premières pages comme une sorte de Docteur Manhattan amateur de pétards, pour guider la narration et offrir des rebonds fréquents aux situations. Dans les numéros qui suivent, Cantwell abuse de cet observateur neutre pour faire progresser son scénario, tout en développant sa relation avec Doom. Amis, ennemis ou frangins, les deux loustics opèrent comme deux truands de la galère en exil, dans des dialogues de moins en moins cohérents et de plus en plus existentialistes, comme si le scénariste décidait d'arrêter son intrigue pour philosopher sur la condition humaine appliquée aux personnages de BDs.
Le point de départ (fulgurant) embraye sur un scénario où s'entrechoquent tout un tas de bonnes idées. Le rapport de Doom à Victorious développe une piste intéressante, qui se recoupera plus loin avec une réflexion sur l'amour des peuples pour leurs dictateurs. La géopolitique des Balkans et le passé éditorial de Doom sont mis à l'emploi, en parallèle d'une cavale de fugitif où le super-méchant n'aura jamais semblé aussi fragile. Sa relation avec Morgan Le Fay présente une parabole intéressante sur ces groupuscules politiques d'immigrés ou d'activistes clandestins appliqué au monde de la magie. Cantwell tient à faire ses preuves, en montrant qu'il a bien fait ses devoirs et n'est pas tombé par hasard dans les bureaux de Marvel : l'auteur connaît son sujet et se montre assez expansif dans son utilisation de Doom, avec les multiples bizarreries de son historique personnel. A d'autres moments, le scénariste va aussi étaler son amour d'autres formes d'art, avec un tableau de Francisco de Goya en arrière-plan ("Saturne dévorant un de ses fils", une porte ouverte vers la fin du volume où le dictateur évoque ses propres enfants) et de multiples citations de grands auteurs ou de grands poètes, pour souligner le caractère dramatique de son héros ou tirer des parallèles avec d'autres mythes plus établis.
Le sympathique robot H.E.R.B.I.E. ponctue l'histoire de commentaires amusés, dans la tradition du droïde sarcastique et attachant (à défaut d'avoir un design un tant soit peu travaillé, on remerciera Larocca qui aura sans doute préféré dessiner Silver Sable et Victorious en train de se chamailler). A partir du retour des enfers, la narration va toutefois accélérer pour devenir plus brusque, quitte à se faire rattraper par le problème de l'incohérence temporelle, du personnage qui change brusquement d'avis ou d'attitude sans raison, et d'autres idioties diverses. Cantwell se prend les pieds dans ses propres références, et dans sa compréhension des relations entre ses propres personnages. Doom devient subitement moins nuancé, Kang devient subitement plus lunatique, l'environnement général paraît moins réel et l'intrigue générale entre dans un mode de fuite en avant. Le scénariste perd de vue son propos initial, l'écologie disparaît progressivement derrière une sorte de quête de soi à la Enki Bilal, où le personnage quitte les enjeux planétaires pour entrer dans un cheminement intérieur tortueux et absurde sur ses racines ou son destin auto-guidé, paumant le lecteur au passage dans les bizarreries de certains dialogues ou de certaines situations.
Ce décalage très particulier entre le début et la fin du volume interroge sur les motivations éditoriales de Marvel, qui n'ont apparemment pas cherché à cadrer l'intrigue développée par le scénariste. Moins habitué à ce rythme frénétique (ou à manoeuvrer un tel ensemble de données et de personnages), Cantwell navigue à vue. Le labyrinthe mental de Doom devient inaccessible, dès lors que l'auteur ne manie plus le rythme de son histoire : chaque scène est régie par des dialogues finis, mais le nombre de cases ou de pages laissés à chacun d'entre eux pose un déséquilibre dans la façon dont progresse l'histoire, chaotique, et où on ne sait plus réellement comment se situe le personnage central. Il sera intéressant de voir si Cantwell parviendra à se relancer après la pause de la série (arrêtée en avril dernier aux Etats-Unis) ou si le bonhomme aura mieux digéré cette entrée en matière après Iron Man.
Du côté des dessins, Salvador Larocca offre quelques belles scènes sur les premiers numéros, imposant une certaine tonalité, une maestria visuelle accordée à la personnalité du dictateur. L'ensemble deviendra plus normalisé par la suite, avec des couleurs ternes, interchangeables et sans originalité de la part de Guru-eFX, comme si le titre devenait une série standardisée Marvel au fur et à mesure des retournements de situation et des surprises de fin de numéro. Quelques hommages à Jack Kirby s'intercalent çà et là (avec des pages pleines où Doom remplit l'espace de bulles de dialogues), l'ensemble du volume reste agréable à l'oeil sur la durée en dépit de passages fastidieux.
A l'échelle de l'éditorial de Marvel Comics, les débuts de Christopher Cantwell sur Doctor Doom évoquent ceux de Matthew Rosenberg ou Ed Brisson en leurs temps : des jeunes prodiges sur lesquels reposaient beaucoup d'espoir, et qui se seront vite échoués sur les falaises d'une entreprise de la besogne et des coups faciles et peu inspirés. La série consacrée au dictateur de Latvérie commence très fort avec de très bonnes idées, mais assume vite un ventre mou de réflexions plus indigestes et de moments de stagnation plus lents, plus incohérents ou plus incompréhensibles, au moment où l'auteur vire de bord pour s'éloigner de l'intention originale. Loin d'être criminel, le titre reste une très bonne surprise et offre la perspective d'un voyage intéressant dans l'esprit d'un super-méchant complexe et aimé de tous, mais qui demandera tout de même de s'accrocher, ou d'espérer mieux pour le tome suivant. Une semi-réussite pour le moment, dont on espère un redémarrage aussi enthousiasmant que les premiers numéros dès que Marvel aura jugé bon de remettre la machine en route.