Dans cette catégorie des actualités insolites, la philosophie toute personnelle de Tom Brevoort s'est invitée (timidement) dans les conversations qui entourent actuellement le sujet de l'utilisation de l'intelligence artificielle générative. Tête connue de l'industrie des comics, que l'on comprend généralement comme le second des grands commandants de l'éditorial chez Marvel derrière C.B Cebulski, Brevoort administre le pôle des séries X-Men (après s'être occupé pendant plusieurs décennies des Avengers), entre autres choses, au sommet de la chaîne d'assemblage proprement dite.
En somme, le bonhomme est plutôt considéré comme un éditeur influent, et l'une des voix officielles de la Maison des Idées. Voix qui s'exprime d'ailleurs par le biais de son propre canal consacré : depuis quelques années, Tom Brevoort entretient une correspondance avec le public sous la forme d'une newsletter via la plateforme Substack. Une habitude qui lui permet de répondre aux questions des lecteurs, de proclamer certaines décisions officielles, mais aussi de formuler des opinions plus personnelles sur certains motifs d'intérêt privé. Notamment, et en l'occurrence, l'intelligence artificielle.
Lors d'une nouvelle newsletter tombée tout récemment, Brevoort s'est effectivement aventuré (avec une certaine... audace ?) sur ce terrain miné. S'autorisant une petite expérience personnelle, l'éditeur nous explique comment il s'est amusé récemment avec l'outil d'intelligence artificielle du géant Google, Gemini, au point de commander au robot une petite illustration susceptible d'illustrer ses prochaines notes de blog et ses prochaines correspondances. Et pour expliquer, ou plutôt contextualiser son opinion sur le sujet de l'intelligence artificielle, Brevoort n'a pas oublié de garnir l'image en question d'une petite narration théorique. Pour que le public comprenne, en somme.
De fait, le sujet de l'IA est un motif de crispation dans l'industrie des comics, compte tenu du danger que cette technologie représente pour l'emploi des dessinateurs, encreurs et coloristes. Sans oublier, bien sûr, le fait que les algorithmes de l'IA utilisée pour la génération d'images reposent sur des bases de données acquises illégalement, des banques d'images qui exploitent le travail des artistes de comics (entre autres) pour dupliquer leur style sans accord ni compensation. Vous étiez probablement déjà au courant. Et Tom Brevoort l'était lui-aussi : la preuve, il en parle en ouverture de son petit papier.
"L'impact de l'IA sur les arts créatifs suscite évidemment de vives inquiétudes actuellement, et notamment sur la façon dont les algorithmes remixent et reproduisent l'oeuvre d'artistes professionnels, sans les créditer ou les rémunérer. Ces arguments en défaveur de la technologie sont valables, et posent des questions qui méritent d'être éclaircies. Mais, dans toute l'histoire de l'innovation humaine, il est assez facile de se rendre compte que, une fois qu'une découverte a été opérée, tous les efforts pour en réduire l'utilisation s'avèrent plutôt vains. La technologie change le monde, qu'on le veuille ou non. Et nous devons seulement veiller à ce que ces changements s'appliquent de façon juste et équitable."
Sur le papier, cette déclaration aurait valeur de note d'intention informative sur le point de vue précis de l'éditeur en tant qu'individu isolé. La politique du groupe Marvel sur le sujet de l'intelligence artificielle est en revanche beaucoup moins claire, dans la mesure où les deux géants du secteur super-héros (en comprenant DC Comics) n'ont pas forcément l'habitude de communiquer sur cette question. Et justement.
Dans cette situation de silence général - qui peut s'avérer terrifiante pour des artistes professionnels, lesquels attendent justement une communication officielle, une série de mesures de sûreté, ou bien simplement, une position claire de la part de leurs employeurs pour savoir de quoi l'avenir sera fait - la moindre prise de parole, même minime, peut potentiellement sonner comme une détonation. Concrêtement parlant, le positionnement de Marvel et DC Comics sur l'intelligence artificielle n'est pas clair. Or, donc, quand un éditeur en parle, même sur un canal personnel, l'industrie est obligée de faire attention aux mots qui ont été utilisés, faute d'en avoir de meilleurs pour estimer dans quel sens le vent va bien pouvoir tourner. De ce point de vue, l'introduction de la newsletter de Brevoort passe pour rassurante : le bonhomme a l'air pleinement conscient des problématiques éthiques (au minimum) de l'intelligence artificielle générative, et semble même plaider pour une rétribution des artistes dont le travail a été subtilisé.
Et ensuite, dans un second temps :
"Tout ça pour vous dire que je me suis amusé récemment avec le programme Gemini de Google la semaine dernière, et j'ai ainsi généré quelques images que je vais désormais partager avec vous ici. Irresponsable ? Probablement. Mais malgré son indéniable dangerosité, ce logiciel est aussi très amusant à utiliser."
Brevoort présente le résultat de ces deux petites expériences.
"Voilà : j'ai demandé à Gemini de me générer une affiche de film (basé sur cette newsletter), et voilà le résultat. Je n'ai aucune idée de qui sont Rex Fury ou Max Midnight, mais ce sont deux noms très bien trouvés en l'occurrence. Bon, le système n'est pas encore assez intelligent pour remarquer qu'il a affiché mon prénom à deux reprises, une erreur finalement assez banale. Mais bon, l'image reste plutôt sympa.
"J'ai également demandé un logo en utilisant Gemini, dont voilà le résultat. Je dois admettre qu'il n'est pas si mal. Je n'ai pas prévu de l'utiliser pour quoi que ce soit, mais je vous le partage pour le plaisir. Il est plutôt sympathique. Voici comment l'IA est capable de vous séduire."
Hors contexte, et dans un monde qui accepte encore assez facilement de hausser les épaules (dont acte, d'ailleurs) sur les problématiques réelles de l'intelligence artificielle, il est difficile de formuler une critique objective envers Tom Brevoort sur ce point. De fait, une bonne partie des voix hostiles à l'IA se seront tout de même amusés en testant les limites et les possibilités de l'outil avant de former une opinion définitive sur le sujet. Généralement, au début, lorsque le phénomène était encore tout neuf et que des questions pouvaient encore se poser sur le potentiel de dangerosité de cette technologie. Et de la même façon, si Brevoort reste l'une des figures de proue de la maison d'édition Marvel Comics, le bonhomme reste un individu isolé. Il ne nous appartient pas nécessairement de commenter son comportement privé, sur un canal de communication certes public, mais tout de même personnel. On peut, en revanche, interroger la démarche.
Et notamment, l'utilité d'ouvrir sa newsletter avec un paragraphe qui évoque une partie des questionnements moraux autour de l'IA générative... avant de faire la démonstration de l'IA générative et de son efficacité en tant que loisir ludique et productiviste. Pourquoi attaquer ce texte par un commentaire sur les débats autour de la propriété intellectuelle et la rétribution des artistes pour ensuite hausser les épaules et s'en dédouaner globalement ? Pourquoi enchaîner sur un modeste "mais bon, c'est rigolo, vous avez vu ?" comme pour contredire tout un raisonnement pourtant établi objectivement sur la base de faits concrets ? En définitive, il est difficile de ne pas avoir l'impression de voir un Tom Brevoort très fier et satisfait d'avoir pu générer ses deux petites images, et qui cherchait simplement une façon de les partager avec ses abonnés sans risquer de se faire taxer d'irresponsable par la communauté des artistes. Lesquels restent - encore une fois - extrêmement hostiles à l'IA générative dans leur grande majorité. Chez Marvel, notamment.
Finalement, une introduction sur un mode "je ne suis pas raciste, mais". Dans la concrétude des faits, l'aspect ludique de l'intelligence artificielle n'a jamais été remis en question, pas plus que son impressionnante efficacité. C'est justement parce que l'IA séduit, et produit des contenus que l'on peut exploiter sur un axe purement économique, que les professionnels des industries créatives au sens large (illustrateurs, musiciens, techniciens des effets spéciaux, entre autres choses), craignent pour l'avenir de leurs professions.
Au passage, pour insister sur le cas particulier de cette actualité : la sortie de Brevoort est d'autant plus surprenante qu'elle forme l'une des seules prises de parole officielles d'un éditeur important sur cette question. Au moment où le secteur des comics s'interroge sur la façon de gérer les progrès de l'intelligence artificielle, de les encadrer, de les intégrer ou d'adopter de nouvelles modalités potentielles, le seul commentaire de Tom Brevoort, le plus ancien des plus anciens éditeurs de la plus grande enseigne de BD aux Etats-Unis, se résumera donc à... "Vous avez vu ? Ça fonctionne vachement bien !". Pour paraphraser le bonhomme : irresponsable, probablement.
D'ailleurs, le fait de le voir lui-même pointer du doigt cette accusation, en sachant pertinemment que quelqu'un risquait forcément de lui reprocher cette utilisation (utile sinon cruciale, il faut bien l'admettre - on pouvait difficilement se passer de ces deux images en tant que société fonctionnelle, c'est vrai) de l'IA générative, ne fait qu'enfoncer le clou d'un sentiment gênant mais palpable de nonchalance assumée. Comme pour dire "oui, je sais que c'est mal, mais je m'en tamponne un petit peu." Et bien sûr, aucune loi, et surtout aucune politique d'entreprise, n'impose un avis uniforme sur le sujet. Tom Brevoort a parfaitement le droit d'être content, ravi, enthousiaste au sujet de l'IA générative. D'un autre côté, les professionnels du milieu ont parfaitement le droit d'être furieux, en retour, devant pareil comportement.
Sur les réseaux sociaux, quelques réactions ont pu être entendues dans la foulée de cette newsletter. Encore une fois, la communauté des fans de comics reste généralement en défaveur de la prolifération des intelligences artificelles dans les arts, et de nombreux commentaires ont permis de prendre la température sur cette petite actualité. Pris en vrac, les commentaires en question donnaient le sentiment d'un public plutôt hostile, même si on a moins entendu les professionnels de la BD sur le sujet. Ce qui n'est pas tellement étonnant : dans la mesure où Tom Brevoort reste un éditeur influent, on imagine que celui-ci profite de la loi du silence. Dans un milieu aussi restreint, les artistes ne peuvent pas forcément se permettre de se brouiller avec une entreprise de la taille de Marvel.
Citons tout de même Ibrahim Moustafa, qui a tenu à rappeler que les boulots d'éditeurs seraient tout aussi facilement interchangeables par des programmes d'intelligence artificielle si la société décidait de pivoter vers cettte direction.
Peut-être qu'une IA plus performante que Tom Brevoort aurait décidé de ne pas conclure la période Krakoa, qui sait ?
Soit dit en passant, le dessinateur en a aussi profité pour évoquer l'un des points que Tom Brevoort avait ommis de mentionner dans son introduction de bonne foi. Effectivement, une partie du débat autour de l'intelligence artificielle repose sur les bases de données volées aux artistes (ou aux bases de données en général, dans la mesure où presque toute la toile a été victime de cette méthode "d'entraînement" des algorithmes aux images), mais il ne s'agit pas de la seule critique que l'on peut adresser aux industriels responsables de cette technologie moderne.
De fait, l'IA représente aussi un énorme problème énergétique - compte tenu de la puissance de calcul nécessaire pour son bon fonctionnement, de la dépense d'électricité consommée par les serveurs, et le refroidissement à l'eau des machines sous tension. En somme, comme le NFT en son temps (mais si, souvenez-vous), l'IA participe activement à l'accélération du réchauffement global de l'atmosphère terrestre, ainsi qu'à la raréfaction des resources naturelles. Et notamment, l'eau. Si l'argument éthique relatif aux droits des artistes ne suffit pas pour convaincre Tom Brevoort (et c'est normal : il travaille chez Marvel, en quoi devrait-il se préoccuper de l'avenir de sa propre industrie ?), on peut imaginer que cet autre motif d'inquiétude aurait pu peser dans la balance au moment où le bonhomme s'est retrouvé au carrefour de cette question fondamentale de l'existence humaine : "ai-je réellement besoin d'un logo avec un mignon petit chapeau pour ma newsletter en ligne ?"
Pour conclure, une note d'humour, puisque le papier du bonhomme s'achevait en ces termes :
"J'avais aussi pensé à utiliser l'IA de Gemini pour répondre aux questions des lecteurs cette semaine. Mais lorsque j'ai tenté le truc, elle m'a dit qu'elle était 'incapable d'écrire des réponses dans le style de Tom Brevoort'. Je reste donc irremplaçable, visiblement. Le revers de la médaille, c'est que je vais devoir répondre à toutes ces questions, comme d'habitude."
Irremplaçable, effectivement. Notez que cette partie doit évidemment se comprendre comme du second degré, et que le bonhomme pourra probablement élaborer son opinion sur l'intelligence artificielle d'ici ses prochaines prises de parole, pour un discours sans doute plus mesuré et conscient. Et peut-être même en tapant sur les irresponsables réels, à savoir, celles et ceux qui déforment ses propos, bien évidemment.
Dans le même temps, si Marvel voulait en profiter pour formuler une sorte de position officielle sur le motif de l'IA générative, il sera toujours temps. Puisque, pour rappel, le groupe Disney menace actuellement de procès l'un des géants du secteur, Midjourney, sur la question des droits d'auteur et de l'utilisation frauduleuse de l'image de leurs personnages... procès qui concerne aussi, bien entendu, les héros Marvel. Comme quoi, tout ne peut pas se résumer au seul débat du progrès inévitable contre l'obscurantisme réfractaire, même lorsque celui-ci sert de paravent pour une intention moins louable.