Sur le marché indépendant de la BD aux Etats-Unis, une fatalité semble vouloir frapper précisément et invariablement certains projets particuliers : des œuvres dont on se dit qu'elles seraient pourtant parfaitement compatibles en vue d'une adaptation à la télévision, mais qui échouent systématiquement lorsque les machines se mettent en marche. Pensez à The Goon, par exemple. La série culte d'Eric Powell a longtemps été considérée pour une transposition en images mouvantes, avec des noms importants (David Fincher, Paul Giamatti) pris dans l'équation pour produire et développer un long-métrage basé sur le comics.
Et pourtant, malgré plusieurs tentatives et plus de quinze années de patience, les fans n'ont toujours pas eu gain de cause - à chaque fois, un incident, une variable, un mauvais alignement des planètes bloque les efforts d'équipes motivées et compétentes en plein pendant le processud de production. Cette même catégorie des œuvres maudites comprend aussi la formidable série Bone de Jeff Smith. Ce véritable petit monument de la BD indépendante est encore incapable de gravir cette sempiternelle ascension vers le sommets de la colline hollywodienne. Malgré... vingt ans d'essais infructueux ?
Bone to Pick
De ce point de vue, les tentatives ont aussi été nombreuses, et même plus anciennes que dans le cas du gangster grimaçant d'
Eric Powell. Dès la fin des années quatre-vingt dix,
Nickelodeon s'empare de la série dans l'idée d'en extraire un film d'animation grand format. Plus tard,
Warner Bros. reprend le projet à la suite de ce premier échec, afin de développer la franchise sous la forme d'une trilogie de longs-métrages. Et enfin, lorsque cet effort (qui mobilisera plusieurs équipes sur une période de huit ans) finira par céder,
Netflix se présentera à son tour pour développer une série d'animation basée sur le chef d'œuvre de
Jeff Smith... projet
qui sera annulé au bout de trois ans de travail. A l'aune d'une crise conséquente dans les murs du géant de la vidéo-à-la-demande, qui devra alors retravailler son modèle de fond en comble pour intégrer une offre avec publicité face à la perte de plusieurs millions d'abonnés (en 2022).
Cette perspective funeste aura raison du projet, alors développé par le producteur Nick Cross. Et si personne n'a tenté de reprendre le flambeau entre temps, celui-ci a pu s'entretenir avec les équipes de Lost Media Busters, un média des réseaux sociaux obnubilé par les projets avortés ou portés disparus de ce genre. Pour les quelques informations que l'on peut glaner dans les virgules de cet échange, les choses avaient plutôt l'air bien engagées :
- La préproduction de la série Bone de Netflix était engagée depuis plus d'un an au moment de l'annulation. Les équipes étaient alors au travail sur l'écriture d'une première saison et le design général de l'animation.
- Il ne s'agissait pas d'un projet extrêmement gourmand en personnel à ce moment là : seul un réalisateur, deux scénaristes et deux producteurs (dont Nick Cross) s'affairaient à monter cette version animée du comics de Jeff Smith.
- 18 épisodes avaient été prévus, répartis en deux saisons de 9 épisodes.
- Pour la petite histoire, les employés étaient encore au travail (à domicile) au moment où le couperet finira par tomber : Netflix les contactera par la voie d'une réunion sur Zoom pour leur expliquer que le projet avait bêtement et simplement été annulé en interne.
Lost Media Busters a également mis la main sur un mince visuel extrait du storyboard. Il s'agit à ce jour de la seule image officielle qui nous reste de cette petite année de travail.
Au sortir de ces vingt ans de patience,
Jeff Smith a largement eu le temps de terminer
Bone de son côté au format comics, et s'autorise quelques petits périples nostalgiques dans cette mythologie de temps à autres (pour des formats anthologiques, généralement). Le statut particulier de cette BD aura même mobilisé un travail d'archivage :
le tout premier comics du dessinateur, Thorn, sorte de brouillon universitaire qui comprenait déjà les designs qu'il utilisera ensuite dans le comics officiel, a également été publié dans l'intervalle. C'est dire si on a retourné tous les cailloux pour contenter les fans.
Dans le même temps, cette ultime tentative de Netflix n'a pas (encore) motivé de repreneur officiel. On aurait envie de croire que Bone finira forcément par être adapté un jour ou l'autre, dans la mesure où le titre reste suffisamment universel pour traverser les transitions de l'imaginaire occidental en restant pertinent à n'importe quelle époque. Et puis, d'autres arlésiennes (comme The Crow, Red Sonja ou Sandman) nous ont déjà prouvé que l'industrie du cinéma et de la télévision n'avait pas pour habitude de renoncer. Comme d'habitude dans ce genre de cas, on pourra au moins se féliciter de savoir que l'œuvre n'a pas eu besoin d'exister sur les écrans pour devenir un monument aux Etats-Unis, qui continue de transitionner vers un lectorat toujours plus contemporain. A voir pour le reste, d'ici à ce que Hollywood varie de ses habitudes.