Le cirque est de retour en ville. Comme chaque année, les studios de cinéma se préparent à entrer dans la période des campagnes de validation en vue de la saison des cérémonies. Pour résumer la mécanique : chacun des grands groupes investit un certaine somme pour défendre tel ou tel projet, tel ou tel comédien, telle ou telle équipe, en se positionnant sur une stratégie éventuelle. Certaines sociétés organisent des projections privées à laquelle les votants des collectifs en charge des cérémonies de remise de prix sont invités (l'Académie des Oscars, la Golden Globe Foundation, la Critics Choice Association, etc). D'autres vont se tourner vers la presse, dans l'idée d'inciter les journalistes à réaliser des profils complets d'une vedette crédible pour candidater à un prix d'interprétation. On installe des panneaux publicitaires floqués de la mention "pour votre considération" ("for your considerationi"). Et bien sûr, on assigne à certaines équipes spécialisées la charge de monter une stratégie électorale pour les plus gros candidats.
Les présidents de studio peuvent aussi participer à l'effort de guerre lors de tribunes libres ou de notes d'intention distribuées au hasard d'événements publics variés. D'une manière générale, la donnée essentielle repose sur deux variables fixes : il ne faut jamais quémander, et il faut toujours installer un narratif. Vous vous souvenez peut-être de l'époque où tout le monde chez Marvel Studios avait à cœur de commenter la fameuse citation de Martin Scorsese, qui expliquait que les films des super-héros tels qu'il étaient proposés actuellement ne rentraient pas dans sa définition du cinéma ? Tout ceci était stratégique. Chaque année, le groupe Disney cherche progressivement à installer l'idée que ses blockbusters sont tout à fait capables de postuler aux Oscars ou aux Golden Globes, en excluant l'argument de la qualité intrinsèque. Quitte à dépenser plusieurs millions de dollars au passage (un article de Variety a même pu nous permettre de mettre un ordre de grandeur sur ces fameuses campagnes, qui peuvent parfois se chiffrer entre 10 et 20 millions de dollars). Et ça recommence, à chaque fois.
That's Just Lazy Writing
Une tribune publiée sur le site (
accessible à cette adresse) est disponible pour résumer les arguments des deux camps dans ce sempiternel débat. Ce qui va nous éviter de devoir répéter cette comédie interminable une fois encore.
Disney se repose généralement sur une donnée essentielle : ils produisent les films que le public consomme massivement, et cette donnée seule suffirait à renverser toute forme de discussion. Le groupe a même réussi à obtenir une forme de victoire symbolique : depuis l'an dernier, les
Golden Globes ont instauré une catégorie spécialement pour les champions du box office.
Désormais, la cérémonie pourra remettre chaque année un prix pour le Cinematic and Box Office Achievement sur le critère de la profitabilité. Les films en question sont sélectionnés sur un critère d'entrée purement économique : ils doivent avoir réalisé plus de 150 millions de dollars de recette dont 100 millions au Etats-Unis a minima. Là-dessus, les votants peuvent ensuite sélectionner les meilleures productions de cette catégorie et élire un vainqueur. Et voilà. L'industrie pensait avoir créé une belle médaille en chocolat susceptible de calmer l'ego meurtri de grands studios incapables de se contenter de la gloire ou de la fortune, et qui avaient enfin leur propre trophée à exhiber sans gêner les catégories que l'on évalue au mérite, et seulement au mérite. Mais manque de bol : ce n'est pas Disney qui a remporté ce prix l'année dernière, mais Warner Bros. avec le film Barbie de Greta Gerwig. Malédiction ! Tout est à recommencer.
Cette année, donc, le conglomérat a décidé de pousser du pied plusieurs campagnes de considération pour Deadpool & Wolverine. A savoir :
- La catégorie Meilleure Comédie aux Golden Globes
- Melleur Acteur dans une Comédie ou un Musical pour Ryan Reynolds
- Et plus étonnant, Meilleur Second Rôle pour Hugh Jackman dans... toutes les cérémonies disponibles sur le marché : Oscars, Screen Actors Guild, Golden Globes, Critics' Choice, etc.
En ce qui concerne l'interprète de Wolverine, l'idée farfelue de Disney repose surtout sur son propre tableau de chasse : Jackman a déjà empoché un Golden Globe pour son rôle dans Les Misérables, et avait été sélectionné aux Oscars pour sa performance dans le même film. Le groupe estime probablement que ce comédien est donc un candidat plus naturellement taillé pour une sélection surprise (à défaut d'espérer une victoire). On pourra trouver amusant de voir les équipes en charge de ces campagnes insister spécifiquement sur Jackman... plutôt que sur Reynolds, le héros du film, figure de proue de la franchise et producteur du projet. Comme si le groupe était presque conscient du caractère surréaliste de cette nouvelle pantomime.
Pour rappel, la réalité des cérémonies de remise de prix repose généralement sur un facteur économique dès la base même du concept : les productions indépendantes (en dehors des grands studios basés à Hollywood) sont ostracisées, et les campagnes elles-mêmes nécessitent une certaine enveloppe. Pour ne pas trahir de secret, celles-ci peuvent aussi consister à rincer les votants à coups de cocktails ou de fêtes privées en présence des acteurs ou des réalisateurs. Et même si le résultat n'est pas forcément au rendez-vous, ou si de plus petites enseignes ont parfois réussi leur coup grâce au hasard des votes, la pratique est monnaie courante dans l'industrie du cinéma américain. Seulement voilà : pour ce qui concerne les Oscars en particulier, les sélections sont faites sur la base des professionnels par corps de métier : les acteurs nomment les acteurs, les monteurs nomment les monteurs, les réalisateurs nomment les réalisateurs, etc. Autrement dit, les campagnes de considération ont généralement un impact réduit dans la mesure où, théoriquement, chacune des profession concernée est supposée voter pour élire le meilleur représentant de ce qui se fait actuellement dans sa propre branche.
Chaque cérémonie a sa réalité, et chaque statuette est donc plus ou moins considérée comme légitime en fonction des critères d'entrée. Reste une donnée tangible : le box office ne vote pas. Et malgré cette insistance perpétuelle des marchands de blockbusters, qui reviennent chaque année avec de nouvelles trouvailles, les rares fois où une production de la taille de Deadpool & Wolverine parvient à se hisser jusqu'aux cimes des remises de prix se sont surtout jouées sur la base d'un narratif précis : le propos antiraciste de Black Panther, la qualité novatrice de l'animation sur Spider-Man : Into the Spider-Verse, le retour d'une tonalité sérieuse et le travail appliqué de Matt Reeves sur The Batman, etc. Bref, les campagnes de Disney n'ont jusqu'ici jamais porté leurs fruits, et il est peu probable que l'industrie finira par céder au lobbyisme acharné de l'Oncle Picsou.
On peut même tout de suite prendre le pari :
Dune 2 est presque déjà assuré de remporter le prix du box office aux
Golden Globes de cette année. Enfin, pour conclure,
Deadpool & Wolverine va aussi avoir droit à une campagne pour les catégorie des effets spéciaux, costumes et maquillages,
la seule marotte tangible du cinéma des super-héros.