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Comics et IA : avec l'affaire #Spawnuary, toujours plus d'inquiétudes pour le secteur

Comics et IA : avec l'affaire #Spawnuary, toujours plus d'inquiétudes pour le secteur

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Cette fois, il ne s'agit plus d'une suspicion depuis les réseaux sociaux. La rédaction de BleedingCool a pris le temps de faire quelques recherches à la suite d'un concours organisé par Todd McFarlane, sur le début de cette année. Une compétition ouverte à toutes et à tous (sous le titre "#Spawnuary") pour rendre hommage au personnage de Spawn

La consigne était toute bête : pour chaque semaine du mois de janvier, les artistes qui souhaitaient participer n'avaient qu'à proposer un dessin prêt à l'emploi, qui pourrait ensuite servir de couverture variante à l'une des différentes séries du Spawniverse. A savoir, Spawn, Gunslinger Spawn, The Scorched et un autre titre consacré à un super-vilain. Pas de limites de quantité pour les illustrations proposées par dessinateur, pas de préférence pour les crayonnés ou le numérique, ni de consigne sur l'emploi de la couleur. En somme, une opération plutôt classique. Une autre règle avait cependant été spécifiée : interdiction de soumettre un dessin réalisé sous intelligence artificielle.

Spawn vs Robots

Les résultats du concours #Spawnuary ont été communiqués tout récemment. Or, arrive le problème. Dans la liste des vainqueurs pour les illustrations consacrées aux super-méchants de l'univers Spawn, apparaît le pseudo' d'un certain Louis Ruiz, sous l'alias Robot9000. Celui-ci s'est classé en tête de liste pour trois dessins, respectivement consacrés aux personnages d'Omega Spawn, Cyborg Gorilla et The Heap, trois super-méchants de la saga de Todd McFarlane. En allant se renseigner sur les participants, difficile de ne pas voir d'emblée un problème dans cette sélection : sur ses comptes publics, Robot9000 se décrit volontiers comme un enthousiaste des technologies de l'intelligence artificielle. Sa page Instagram regorge de créations réalisées sous prompts et améliorées via l'application ProCreate, et celui-ci participe également à des groupes Discord consacrés à l'IA générative dans le domaine du dessin et de l'illustration.
 
Pour l'heure, pas encore de raison de s'affoler. Pour participer au concours, les illustrateurs candidats devaient passer par le réseau Instagram (dans la mesure où Todd McFarlane est lui même un utilisateur régulier de cette plateforme, et s'en sert fréquemment pour recruter de nouveaux prodiges, comme d'ailleurs l'illustrateur français Kibar), en équipant leurs créations d'un hashtag "#spawnuary" ou "spawnchallenge." Ce qui signifie que les oeuvres en question ont été publiées au grand jour, longtemps avant les résultats. Or, sur chacun des trois posts, Ruiz, sans doute pour désamorcer les suspicions, ou alerter sa propre communauté, a bien pris soin de préciser que les illustrations en question n'avaient pas été réalisées sous intelligence artificielle, mais via le logiciel ProCreate. En ajoutant au passage que ses "cinq années à apprendre le dessin" avaient fini par servir, "en fin de compte." 
 

 
En somme, même si plusieurs personnes auront, d'entrée de jeu, émis des doutes sur le sujet, Ruiz assure avoir respecté les règles du concours. Le débat aurait donc pu se résumer à une situation de parole contre parole. Todd McFarlane a décidé de faire confiance à l'illustrateur, et à sa bonne foi. Il n'aura fallu que quelques jours pour que les accusations se mettent à tomber : plusieurs utilisateurs, artistes en compétition, et quelques sites web ou vidéastes spécialisés dans l'industrie des comics n'ont pas hésite à l'accuser de tricherie.
 
L'accusation en question ne tombe pas du ciel. En effet, certaines plateformes d'intelligence artificielle permettent de remonter assez facilement aux sources de telle ou telle création. C'est le cas du service Midjourney : pour celles et ceux qui sont abonné(e)s à cette IA générative, considérée comme l'une des pionnières du secteur, il suffit simplement de retrouver le nom d'un utilisateur pour avoir accès à l'historique de ses prompts, et aux résultats obtenus. Aussi, sur le web, quelques uns ont pu tracer l'origine des illustrations soumises pour le concours #Spawnuary... et présenté dans la foulée les pièces à conviction.
 
Si l'on regarde l'historique Midjourney du compte Robot9000, on peut effectivement retrouver les trois dessins lauréats. Ceux ci ont été créés en suivant une commande machine précise : "Omega Spawn design par Ashley Wood, 8k, aquarelle riche en détails, design susceptible de remporter un prix." Difficile de ne pas hausser un sourcil face à cette dernière indication fournie à l'algorithme. 
 
C'est malheureux, mais l'intelligence artificielle a bien exécuté le contrat dans le cas présent, à partir du moment où l'objectif était effectivement de remporter un prix... ou un concours, en l'occurrence. Les créations en question peuvent même être datées : celles-ci ont été générées le 23 janvier 2024, soit quelques jours avant la fermeture des inscriptions au concours, le 28 janvier. 
 

 

 

 
La rédaction de BleedingCool ne s'est pas privée de publier un article détaillé qui retrace les détails de cette affaire. A grand renfort de captures d'écran, et en expliquant avoir tenté de contacter Todd McFarlane et Robot9000, sans résultats. Et sur le papier, le site web a effectivement suivi la procédure de routine : pour un "artiste" qui se revendique lui-même comme un enthousiaste de l'intelligence artificielle, avec l'historique des prompts depuis la source même de l'IA, dans un concours qui interdit officiellement d'utiliser ce genre d'astuce, la situation laisse assez peu de place au doute. Visiblement, Luis Ruiz a triché. Et marqué un précédent grave, dans la mesure où Todd McFarlane se prépare à utiliser trois illustrations générées par intelligence artificielle d'ici cette année, quitte à ouvrir la porte à d'autres abus de ce genre. Seulement... seulement voilà.
 
Si l'on se prend à faire quelques recherches, on réalise que Ruiz avait en fait déjà répondu à cette accusation. Sur Twitter, Devrim Kunter, un artiste turc a en effet pris le temps de retracer ce petit feuilleton. Au départ, celui-ci s'est alarmé de la possibilité de voir McFarlane Productions récompenser un tricheur... avant de publier, quelques jours plus tard, les croquis mis en ligne par Robot9000 pour son dessin de The Heap. Une série de quatre croquis étape par étape, qui aurait tendance à prouver que le loustic a bel et bien créé lui-même ce design.
 
Avant, vraisemblablement, d'appliquer une couche de couleur, d'encrage et d'effet sur Midjourney. Revenez à la commande exacte du prompt mentionnée plus haut : celle-ci parle bien d'aquarelles "à la Ashley Wood." Donc... à défaut d'avoir obtenu une illustration complète par la voie de l'intelligence artificielle, Ruiz aurait simplement appliqué une finition en couleurs par le biais d'un prompt. 
 
 
 

 
Si l'on regarde le premier commentaire sous le post de Devrim Kunter, on comprend même que cette pratique n'est finalement pas si inhabituelle, depuis l'apparition de cette technologie.
 
 
 
Maintenant, si on veut récapituler la situation. D'un côté, le concours proscrit bel et bien l'utilisation de l'intelligence artificielle. En somme, même si celle-ci a seulement été utilisée pour la mise en couleurs... dans tous les cas, il s'agit bel et bien d'une entorse à la règle. Même si cette tricherie paraît bien moins grave. Puisque, au fond, si on a envie de croire que Ruiz est effectivement l'auteur de ce design de The Heap, on aurait aussi envie de dire qu'il a fait le gros du travail lui-même. Mieux encore : Todd McFarlane avait précisé que les dessins en noir et blanc étaient acceptés pour le concours. 
 
Donc, en suivant ce raisonnement, avec ou sans couleurs, il n'est pas idiot de se dire que cette illustration aurait sans doute remporté la victoire. Et que l'application d'une aquarelle virtuelle aurait donc finalement assez peu d'importance, compte tenu de cette donnée. Ou pas suffisamment pour le disqualifier.
 

 
En prenant en compte ces éléments, on peut sans doute comprendre ce qui a pu motiver la décision de Todd McFarlane de ne pas refuser le dessin de Robot9000 malgré cette série de preuves accablantes. Même si, bien entendu, le doute demeure.
 
Pourquoi ? Parce que l'intelligence artificielle progresse à une cadence exceptionnelle. Qui peut dire si Luiz n'a pas utilisé une autre IA pour "déconstruire" son propre dessin et faire passer le résultat pour une série de croquis préparatoires. Ou pire encore : si ces croquis de The Heap passent pour des preuves de l'innocence du candidat, que peut-on penser de son Cyborg Gorilla ?
 
Sur la page Midjourney de Robot9000, on remarque en effet des variations bien plus importantes d'un prompt à l'autre. Un personnage présenté sous différents angles, qui change parfois de position, avec un front tantôt lisse, tantôt floqué d'une plaque de métal. Est-ce que l'IA s'est simplement contentée d'appliquer une palette de couleurs en aquarelles à un dessin original, ou bien, est-ce que Ruiz a fourni des éléments à l'IA pour lui demander ensuite de produire une multitude de variations avant de sélectionner la meilleure ?
 
Pour The Heap, on voit aussi que l'une des versions du dessin est sensiblement différente des autres. On voit aussi que, parfois, un personnage supplémentaire a été ajouté au premier plan. Là-encore, des tonnes de question se posent sur ce qui va relever de l'artiste, ou de la génération artificielle. Et c'est un peu le problème.
 
 
 
Revenons en arrière. En ce début d'année, DC Comics a publié deux numéros de la série Batman dans le cadre de l'intrigue "Joker : Year One" de Chip Zdarsky. Les deux singles comprenaient plusieurs planches réalisées par l'artiste Andrea Sorrentino. Dans la foulée, de nombreux internautes se sont interrogés sur une possible utilisation de l'IA de la part de ce vétéran des comics de super-héros.... dans la mesure où le résultat obtenu ne correspond absolument pas à son style traditionnel. D'aucuns expliquent que Sorrentino a simplement cherché à expérimenter de nouvelles méthodes de travail, et que le rendu, s'il ressemble bien à ce que l'on peut produire par la voie de l'IA, n'a pas été généré par prompts. Qu'il s'agirait d'une autre technique, plus réaliste, plus photographique, mais tout de même bien réalisée par le dessinateur lui-même. Et sans tricher.
 
Notre rédaction a publié un article sur ce sujet, avant de recevoir une information de la part d'une source (à qui l'on peut légitimement se fier) pour affirmer que Sorrentino n'avait pas eu recours à une IA pour les deux numéros en question. Peu de temps après ce "scandale" localisé, un éditeur de chez DC Comics avait promis à un site web indépendant, qui avait également décidé de traiter ce sujet, des précisions et une possible enquête en interne. Depuis, l'enseigne n'a pas communiqué sur le sujet, et Andrea Sorrentino ne s'est pas non plus exprimé sur les réseaux sociaux pour préciser ce qui avait pu se passer, ou présenter les détails de cette nouvelle méthode plus expérimentale. En somme, comme pour l'affaire du concours #Spawnuary, personne n'a cherché à contester publiquement ces informations. Ni les commanditaires, ni les intéressés. Et le doute persiste, dans la mesure où, au sein de l'industrie, plusieurs grands noms en viennent à affirmer publiquement que Sorrentino a bien eu recours à l'intelligence artificielle. La traînée de poudre continue de se répandre, dans le silence générale des principaux concernés.
 

 
Et voilà pour la conclusion de cet article : l'intelligence artificielle est là. Ces premiers exemples, qui suscitent déjà énormément de débats, ne sont que les secousses d'anticipation d'un séisme qui va, d'ici les années à venir, secouer l'industrie. Et pas seulement cette industrie individuelle. Les grands groupes investissent déjà massivement dans ces technologies d'avenir, au cinéma, à la télévision, sur le web, ou à différentes échelles de la société de demain. Le lectorat s'organise actuellement pour tenter de repérer et boycotter les mauvais élèves, mais tel quel, difficile d'imaginer que les artistes eux mêmes auront du mal à s'empêcher de passer par cette voie. Le dessinateur moderne est d'ores et déjà en concurrence avec ces nouvelles technologies, et pour beaucoup (en témoignent certaines échanges directs avec plusieurs illustrateurs), maîtriser cette méthode de travail, que l'on a encore tendance à qualifier "d'outil", devient de plus en plus une nécessité économique dans le présent. 
 
L'IA risque bien de passer pour une réponse rationnelle à certaines situations, qui ont toujours posé problème aux artistes sous contrat. Les deadlines, par exemple. La difficulté de devoir rendre un numéro dans les temps sur une fréquence mensuelle. Le manque d'inspiration. Le temps que peuvent prendre certaines recherches, pour imaginer, au hasard, un costume de super-héros dans un style d'inspiration victorienne, un design de vaisseau spatial, une arme futuriste, etc. Dans le présent, les artistes de comics ont déjà recours à toute une série d'astuces pour gagner du temps, et n'ont pas attendu l'apparition de l'IA pour se pencher sur certains logiciels. On sait de source sûre que plusieurs dessinateurs ont recours à des applications de modélisation 3D pour rendre certains décors, sans se fatiguer ou consacrer trop de temps à cette tâche qu'ils jugent, sans se cacher, fastidieuse ou inintéressante. Et pour reprendre le cas d'Andrea Sorrentino, comme cela avait déjà été évoqué dans l'article consacré, le bonhomme n'était pas étranger à certains raccourcis rendus possibles par le numérique pour réaliser certaines planches par le passé. Pour faire court : le militantisme va rester le seul rempart crédible pour s'opposer à la propagation de l'intelligence artificielle. Mais dans les faits ? La technologie est déjà là.
 
Or, pour reprendre les paroles de Jim Lee, qui s'exprimait justement sur cette antenne encore récemment, la difficulté va forcément se déplacer sur un autre terrain. A savoir : l'éthique, la communication, et la nécessité d'informer le public. Si le lectorat ne veut pas entendre parler de l'IA, par conviction, par dégoût, ou par peur de voir l'industrie telle qu'elle fonctionnait jusqu'à présent s'enfoncer vers une mutation inextricable, alors l'éditeur a le devoir de renseigner l'utilisation de ces pratiques. Et les artistes aussi. Pour permettre au consommateur de choisir en bonne intelligence de soutenir ou de ne pas soutenir celles et ceux qui décideront de franchir ce cap. Des pistes de réflexion sont à considérer : une signalétique, un encadrement, une préface explicative... les idées ne manquent pas. On peut même envisager un futur où certains éditeurs militants refuseront catégoriquement de valider des projets utilisant l'IA, comme pour ajouter une couche d'indépendance au sein du marché indépendant, et cibler les fans qui préféreront encore les bonnes vieilles méthodes, 100% humaines. Mais pour l'heure, personne ne semble vouloir être le premier à se positionner.
 
Et pendant ce temps, le doute s'installe. Dans les pages de comics, sur les réseaux sociaux, celles et ceux qui redoutent un avenir régi par les protocoles des algorithmes ne reçoivent aucun signal d'espoir dans l'immédiat pour s'assurer que le travail de l'humain ne risque pas de s'effacer derrière la machine. Or, le secteur progresse dans le même intervalle. Les IAs sont de plus en plus performantes. Et le comics rentre lui-aussi dans les champs d'expérimentation du présent, par les mêmes industriels qui promettent déjà à leurs clients qu'ils pourront, demain, s'improviser scénariste, réalisateur, musicien, ou... artiste. Aussi, en refusant de prendre la parole sur les situations de Robot9000 ou d'Andrea Sorrentino, ce climat de doute gagne en importance. Sans explication, sans contestation, les commanditaires participent à encourager un sentiment général de paranoïa, qui laisse entrevoir l'idée d'une industrie des comics déshumanisée. Une situation qu'on aurait tort de prendre à la légère. Puisque, c'est bien dans le domaine du dessin et de la photographie que la première "fièvre" de l'IA s'est répandue au sein du grand public, à l'époque de la mode Mini Dall-E.
 
La pire des situations pourrait se traduire par une séquence où, à force de s'en remettre aux législateurs et aux pouvoirs publics avant d'enfin chercher à se positionner clairement, l'IA soit devenue suffisamment avancée pour être devenue indétectable. Et que l'entourloupe finisse par se faire au nez et à la barbe du lectorat. Que l'on ne soit plus capable de regarder un comics sans se poser à chaque fois la question... est-ce que cette planche a été dessinée par quelqu'un ?
 
Corentin
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