Disclaimer : la critique qui suit comporte des spoilers. Un ou deux.
(ou trois...)
Attendue parmi les sorties du mois de novembre, la série Scott Pilgrim Takes Off a posé bagage sur la grille de la plateforme Netflix. En amorçant quelques conversations au passage. D'aucuns s'attendaient à ce que cette adaptation se cantonne à un simple portage en mouvement des comics de l'artiste Bryan Lee O'Malley, avec, peut-être, quelques nouveaux morceaux du groupe Anamaguchi et l'apport esthétique du studio d'animation Science Saru. Sauf que, voilà. Ce n'est pas le cas. Et il reste désormais beaucoup de choses à dire pour remettre un peu d'ordre dans la chronologie de la longue saga Scott Pilgrim, avec ce dernier élément, et visiblement conséquent pour l'œuvre d'O'Malley une fois remise à sa bonne place dans le canon.
La publicité autour de cette production a été assez intelligemment faite, dans la mesure où les éléments utilisés se sont résumés à ce que le public connaissait déjà des comics ou du film Scott Pilgrim. Mais malheureusement, il est impossible de discuter correctement de cette série animée sans entrer dans les détails du scénario. Ce pourquoi cette critique tombe un peu plus tard.
En considérant que les fans ont eu le temps de rattraper l'ensemble des huit épisodes, pour décortiquer, enfin, ce que Bryan Lee O'Malley avait de si neuf à nous dire. Et pourquoi le géniteur a finalement décidé de reprendre la route vers les plaines enneigées de son adolescence, presque vingt ans après avoir mis en scène la rencontre d'un jeune idiot de Toronto et d'une mystérieuse livreuse de colis venue des Etats-Unis, en trimballant avec elle un passé chargé, truffé de végans sauvages, de jalouseries ninjas et de skateurs arrogants. C'est parti.
Whatever Happened to That Boy from Toronto ?
Bryan Lee O'Malley a vingt-quatre ans lorsqu'il attaque le comics Scott Pilgrim. Il vit alors en colloc', il joue de la guitare, il aime les jeux vidéo, et il vient de tomber amoureux. C'est même sa rencontre avec l'artiste américaine Hope Larson qui lui inspire la base de toute cette chronologie - lorsque celle-ci lui explique avoir eu trois petits-copains affublés du même prénom ("Matt"), Bryan Lee, frappé par cette coïncidence curieuse, imagine que ces trois anciens soupirants pourraient décider de se réunir en groupe pour former une sorte de "ligue". Et que ce petit collectif d'ex vengeurs viendrait à Toronto pour tenter de se venger, en décidant de lui casser la gueule au passage. Ce synopsis l'amuse, au point de le motiver à poser un premier brouillon.
L'écriture s'appuie sur une référence essentielle : le manga Ranma 1/2 de Rumiko Takahashi. A la croisée des genres entre action, romance et comédie, cette BD extraordinaire suit l'aventure d'un adolescent malchanceux que son père fiance, contre son gré, à toute une batterie de soupirantes. Et bien sûr, chaque fiancée transporte avec elle son propre ex petit-copain jaloux. Les adversaires de Ranma ont tous leur propre gimmick, leur propre gadget, mais dans la mesure où le héros est un véritable roi de la baston, les affrontements se transforment vite en sketchs ou en prétextes à des scènes toujours plus absurdes.
Mais si Bryan Lee O'Malley emprunte beaucoup à Rumiko Takahashi pour construire l'armature de la série Scott Pilgrim, le titre suit aussi une méthodologie plus proche de l'école des romans graphiques alternatifs de l'école Daniel Clowes. L'intrigue du projet épouse les contours du format tranche de vie, avec des référents biographiques évidents, et une situation topographique pensée pour évoquer le quotidien du dessinateur dans les rues de Toronto. Sans se compliquer la tâche, le dessinateur va donc inventer son propre avatar de fiction, en la personne d'un jeune garçon qui attend de devenir un homme. Scott Pilgrim existe là où existe Bryan Lee. Son colloc' Wallace Wells est basé sur le colloc' de Bryan Lee à l'époque, Chris Butcher. Ramona Flowers est basée sur Hope Larson. Etc. La musique, la rencontre, la bande de potes, tout est fait pour évoquer un moment précis de la vie du créateur, avec ses loisirs, ses amis, ses sorties... et une importante surcouche de fiction.
Problème : le projet va s'éparpiller... pendant un certain temps. Si Bryan Lee n'a que vingt-cinq ans au moment de la sortie du premier album aux éditions Oni Press, la série ne s'achèvera que six ans plus tard. Et à ce moment là, le jeune garçon a bien changé. Il s'est d'abord marié, avant de quitter Toronto pour la Caroline du Nord, aux Etats-Unis, et de s'installer ensuite à Los Angeles. O'Malley pouvait sans doute se projeter sans difficultés dans l'avatar de Scott Pilgrim pendant la première moitié de sa vingtaine, mais l'âge l'a rattrapé entre temps. Arrivé au seuil de ses trente ans, le dessinateur aurait déclaré, dans le cadre d'une entrevue, qu'il ne souhaitait pas "faire du Scott Pilgrim pendant encore dix ans", en reprenant une célèbre phrase d'Hergé au sujet de Tintin pour sanctifier la fin de ce rapport biographique, "il n'est plus moi, et je dois faire un effort terrible pour l'inventer lui." Il était temps de passer à une autre aventure. Peut-être moins obnubilée par sa propre actualité.
Celle-ci prend la forme du roman graphique Seconds. Un titre qui assume de signifier l'idée d'une sorte de "deuxième projet", d'une envie de passer à autre chose. Or, justement, si Seconds n'est pas à proprement parler une suite de Scott Pilgrim, l'album s'inscrit tout de même dans une continuité thématique. L'histoire s'intéresse à une héroïne qui vient d'entrer dans le trentaine, et qui aspire à ouvrir un nouveau restaurant. Un lieu qui lui ressemblerait davantage, où elle se sentirait mieux chez elle, et qui lui permettrait de tourner la page de certaines erreurs de ses vingt ans. En un sens, le roman graphique performe sa propre théorie : avec Seconds, Bryan Lee O'Malley évoque l'envie de monter un projet déconnecté de Scott Pilgrim, déconnecté de ses passions d'ancien jeune homme, pour accompagner cette nouvelle étape de sa vie. Le titre est un succès et, enfin, l'idée générale qui sous-tend l'œuvre du dessinateur apparaît au grand jour. Plus que d'inventer des histoires, celui-ci semble construire dans la durée une réflexion sur le temps. La façon dont l'esprit, le quotidien et la relation au passé évolue aux différents âges de la vie.
Scott Pilgrim était l'œuvre d'un adolescent qui devait accepter de passer à l'âge adulte. Un héros qui entame l'aventure en sortant avec une lycéenne... et la termine avec une porte ouverte sur l'avenir.
Malheureusement, si vous êtes fortiches en calcul mental, vous avez dû vous apercevoir que Bryan Lee O'Malley était aujourd'hui âgé de quarante-quatre ans. Or, si Scott Pilgrim lui aura permis de personnifier ses vingt ans, et si Seconds a pu l'aider à mettre des mots sur ses trente ans, le dessinateur a depuis raccroché les crayons. Plus une seule création au poste d'auteur/dessinateur à signaler depuis la sortie de Seconds - dans la mesure où la série Snotgirl, réalisée en compagnie de l'artiste Leslie Hung, n'a pas de rapport direct avec le reste de sa bibliographie. Ce fameux troisième roman graphique qui représenterait son rapport personnel à la quarantaine n'a simplement pas eu lieu. Pour toute annonce de nouveauté, O'Malley ne semble pas avoir été particulièrement actif en dehors de... la série animée Scott Pilgrim Takes Off.
Mais alors, pourquoi faire ? L'artiste n'est plus un jeune homme. Il a depuis longtemps quitté le Canada, et s'est même séparé de Hope Larson après la sortie de Seconds (comme pour ajouter une interprétation supplémentaire à l'album), sans avoir eu l'air de chercher à coucher ces évolutions personnelles sur le papier. Mais si vous avez eu la force de vous infliger ces longs paragraphes d'introduction, vous avez probablement dû deviner où tout cela allait nous mener : sans avoir cherché à communiquer sur le sujet, Scott Pilgrim Takes Off est en réalité l'œuvre de la quarantaine pour Bryan Lee O'Malley. Et à quarante ans, les aspirations ne sont probablement plus les mêmes. Peut-être qu'à cette période de la vie, on commence à regarder vers l'arrière, à la recherche de ses bons souvenirs perdus. Peut-être même que certaines des choses que l'on regrette se lisent différemment à l'aune de ce que l'on a appris entre temps. En résumé, cette nouvelle passe sur le personnage de Scott Pilgrim a plus à voir avec une suite, celle d'un homme passé par bien des étapes avant de se décider, enfin, à revenir au point d'origine. Et ouvrir sur un autre point de chute.
I've Liked You for a Thousand Years
La série animée Scott Pilgrim Takes Off va donc bifurquer, et bifurquer rapidement. Si le premier épisode reprend le gros du premier volume, en opérant une sorte de tri sélectif, la conclusion amorce un chemin tout à fait inédit dans l'intrigue : Scott Pilgrim est mort, et Ramona Flowers se retrouve seule, après cette amorce de coup de foudre assassiné au bout d'un simple premier rendez-vous. Le scénario va suivre l'héroïne dans un point de vue inverse, ce que beaucoup de critiques ont associé à une envie de remettre la jeune femme aux cheveux multicolores sur le devant de la scène. Un résumé plutôt étonnant, dans la mesure où, si les albums reprennent le nom du héros masculin, la série Scott Pilgrim a toujours été conçue comme un dialogue entre deux personnages principaux. Ramona occupe surtout un temps d'écran plus important, et suit une courbe d'évolution sensiblement similaire, mais mieux digérée.
Bryan Lee O'Malley a cette fois décidé de prendre les choses dans le désordre. Lors de la conclusion des comics, Ramona comprend que c'est en refusant de faire confiance, en décidant de ne jamais s'attacher, qu'elle a pu froisser ou blesser ses anciens partenaires. Le propos reste sensiblement le même dans la série Takes Off, à ceci près que l'héroïne va cette fois partir à la rencontre de ses ex petits-copains et petites-copines, pour vivre ce voyage de l'intérieur. Et surtout, sans presque avoir besoin de se battre.
Une philosophie de l'échange et du dialogue qui va se construire par une longue série de rencontres, où les différentes figures convoquées vont avoir l'opportunité d'une sorte de droit de réponse. Lucas Lee, Gideon Graves, Roxie, des personnages finalement plutôt intéressants, et enfin un peu plus étoffés : certains sont présentés comme des victimes de leur environnement immédiat, de la pression, de la nécessité de s'imposer dans un monde féroce, de montrer les dents, en somme, de devenir les vilains dont l'histoire originelle avait besoin pour appliquer cette logique de "boss rush" empruntée aux jeux vidéo. A chaque rencontre, Ramona parvient à pardonner et à se faire pardonner, comme pour signifier d'une évolution personnelle plus marquée, et surtout plus logique, que la tempétueuse conclusion des premiers albums de Scott Pilgrim - où l'héroïne finissait par claquer la porte avant le combat final.
La série dans son ensemble profite de l'appel d'air créé par l'absence du protagoniste essentiel, et d'une vision de l'histoire moins obnubilée par le divertissement du combat, pour interroger la place qui reste à cette galerie de seconds couteaux. Sans le challenge imposé par la formule de base (combattre les vilains ex, gagner la fille).
Une place que Bryan Lee O'Malley décide de combler en posant la question : est-ce que la première histoire avait tellement besoin d'un héros ? Et d'ailleurs, c'est quoi un héros ? Pourquoi Matthew Pattel, par exemple, semble si persuadé qu'avoir obtenu une victoire lui assure ce rôle de nouveau protagoniste triomphal ? Peut-être parce que le scénariste comprend que chacun de ses personnages était le héros de sa propre histoire, et que si les choses s'étaient passées différemment, Scott Pilgrim lui-même aurait pu devenir un autre "Evil Ex", après avoir pourtant été présenté comme une figure plus épaisse ou plus positive sur six albums.
A partir de là, la série va dégager une constellations de petits moments (parfois furtifs, parfois explicites) où les personnages vont commencer à peu à peu se décrocher de l'orbite Ramona Flowers pour partir à la recherche de leur propre identité. De ce qu'ils savent faire, veulent faire ou doivent faire une fois libérés de leur rôle fondamental. Comme une quête de l'existentialisme adossée à un manga de baston. Sans sacrifier aux codes d'origine : si l'évolution de la couleur des cheveux de Ramona Flowers évoquait d'abord le caractère et l'état d'esprit de l'héroïne dans la bande-dessinée, l'adaptation cherche plutôt à retrouver la métaphore des jeux vidéo. A chaque rencontre, Ramona découvre une nouvelle facette de son passé, mûrit au contact de ses ex, et "passe les niveaux", en quelque sorte, jusqu'à atteindre cette forme finale qui consistera à s'engager dans une histoire sans chercher à prendre la fuite.
Là-encore, cette envie permanente d'insuffler une énergie de héros à des personnages jusqu'ici présentés comme des méchants par défaut, ou de donner un peu plus d'épaisseur à des figures parfois survolées dans le passé, se comprend comme une façon de reprendre à plat une série composée à un âge où les nuances passaient pour moins immédiates, moins évidentes. Et sur des points de détails précis, certains personnages déjà présentés comme positifs vont être également refondus dans ce nouveau modèle.
Bryan Lee O'Malley et BenDavid Grabinsky, qui participe à l'écriture de l'ensemble des épisodes, se permettent, avant même la disparition de Scott, de remettre un peu d'ordre dans la chronologie à la faveur de cette nouvelle lecture. Le personnage de Knives Chau est d'abord propulsée à l'arrière-plan, par exemple, pour mettre de côté l'ambiguïté historique autour de ce triangle amoureux gênant. Plusieurs dialogues vont insister sur le fait que Scott Pilgrim ne sort pas "vraiment" avec la lycéenne, et si cette intrigue prenait jusqu'ici une place considérable, Knives va cette fois être rendue à un rôle de figuration parmi les autres membres de l'entourage du héros.
Sur le temps long, celle-ci semble s'épanouit à son tour vers une nouvelle direction: libérée de son rôle d'ex petite-amie jalouse, l'héroïne poursuit une aspiration plus artistique en devenant la nouvelle bassiste du groupe Sex Bob-o-Bomb. Une façon intéressante pour Bryan Lee O'Malley de "préciser" cet élément de scénario, souvent pointé du doigt par plusieurs générations de lectrices comme un problème dans les premiers comics. Selon lui, le couple Scott/Knives n'a jamais été pensé autrement que comme une façon d'alourdir les défauts évidents de son héros (ses amis lui reprochent de sortir avec une lycéenne, son caractère de gamin est vu comme un handicap que Pilgrim devra apprendre à surmonter au fil de la série, etc). L'adaptation lui permet donc visiblement, comme Robert Kirkman a pu le faire en passant des comics Invincible à la série animée, de placer les éléments dans un ordre différent pour corriger une donnée qui aurait mal vieilli à l'aune du succès des comics. Et encore une fois, de distinguer un personnage complet, sorti de l'orbite d'une simple relation problématique, pour permettre à Knives Chau de dégager un potentiel plus intéressant. Pendant que certains autres passent de vilains à héros, celle-ci passe de groupie à musicienne, une façon intéressante de boucler la boucle.
La réflexion peut s'appliquer à l'ensemble (ou presque) des personnages mis en avant dans la série. C'est pour ça que Scott Pilgrim Takes Off ressemble davantage à une suite qu'à un simple remix. L'objectif n'est pas seulement de raconter la même histoire d'un autre point de vue, mais de permettre à des personnages bloqués dans le temps d'évoluer vers de nouvelles pistes, plus riches, plus denses, et contées à hauteur d'adulte pour un effet général plus nuancé, et souvent plus sensible. Mais, l'adaptation n'est pas qu'une suite sur le plan de la symbolique, ou de l'impression d'évoluer dans un format plus réfléchi par un vieux briscard heureux de repasser sur son ancienne création avec plus de recul. Dans la mesure où le projet est aussi une évocation de la vie personnelle de Bryan Lee O'Malley, de son divorce, de son avenir, et surtout, surtout, de sa quarantaine bien entamée.
8bit Fighter
La série reste globalement traversée par les mêmes influences qu'à l'époque de sa sortie. Comprise comme une sorte de jeu vidéo narratif en mouvement, celle-ci amorce chaque épisode par un hommage aux écrans titres des bornes d'arcade ou des titres de la génération NES/Super Nintendo, les armes et les coups spéciaux sont représentés sous la forme de pixels, et chaque victoire rapporte, encore et toujours, les célèbres pièces des adversaires tombés au combat.
Clins d'oeil ironiques au Virtual Boy, reprise de la chanson vedette de Mortal Kombat, passage en animation façon Shojo, dialogues absurdes qui laissent entendre que le personnages "respawnent" après leur mort, etc. Le studio d'animation Science Saru, embauché à la mise en scène, trouve assez rapidement ses marques pour imprimer le style maison dans l'atmosphère esthétique des comics, en utilisant toutes les armes possibles : après un premier épisode qui s'applique à reproduire scrupuleusement les cases de la BD, les équipes vont profiter de la page blanche offerte par l'intrigue (inédite) de Scott Pilgrim Takes Off pour se laisser aller. Le contraste est même assez amusant. Comme si Science Saru avait décidé, au départ, de respecter la BD à la lettre, et de commencer à s'exprimer seulement à partir du premier virage. Du moment où Scott Pilgrim n'était plus l'œuvre exclusive d'un auteur isolé, mais aussi leur propre terrain de jeu, avec ce nouveau point de départ.
O'Malley a pu expliquer en interview que la production n'avait pas donné d'indications particulières aux animateurs de Science Saru. En partant du principe que le studio était suffisamment spécialiste pour ne pas avoir à recevoir de consigne ou de directives. Et justement, ça se voit : les transitions entre ce qui relève du scénario, de l'utile, et les moments d'animation laissées exclusivement entre les mains d'un département artistique sont abruptes. Parce que les animateurs semblent trop heureux de pouvoir bander les muscles. En bombardant sur les effets, les torsions, les mouvements de caméra, le choix des angles et de la perspective, pour amplifier la moindre scène d'action.
La baston entre Lucas Lee et les paparazzis ninjas, l'affrontement entre Matthew Pattel et Gideon, le combat final, Science Saru s'amuse à manipuler le style "cartoon" de Scott Pilgrim, ce dessin minimaliste composé de petits bonshommes hauts de trois pommes, pour s'amuser à briser les codes de mise en scène des séquences plus "normales" et ancrées dans le sol. Comme une envie de jouer sur ce décalage. L'animation alterne donc entre des scènes de champs contre-champs, portées par les dialogues et une atmosphère légère, lente, avec ces chorégraphie où les personnages s'envolent et se cognent dessus en chanson. Dans le même ordre d'idée, Science Saru profite aussi avec l'importance de la musique dans l'univers de Scott Pilgrim pour faire durer les affrontements (parfois, sans le moindre dialogue) aussi longtemps que possible.
Le résultat est plutôt réussi - il même assez surprenant de voir ce que le studio a réussi à produire en se basant sur le style "toon" de Bryan Lee O'Malley - mais dans le même temps, ce décalage a aussi de quoi désarçonner. Comme si la production avait laissé en surbrillance les moments où le scénario marque une pause, et que les animateurs entrent dans la pièce pour prendre le contrôle. D'autres séquences sont plus franchement marquées, notamment l'épisode de Roxie, où les scènes de dialogues vont se faire plus vives, les personnages plus expressifs, et traversés par les codes de l'animation à la japonaise. Le duo' batterie/basse de Knives et Kim est un autre bel exemple de cette liberté accordée aux équipes de Science Saru : d'un coup, d'un seul, les personnages deviennent plus fluides, plus articulés, plus souples, plus vivants. Là où le gros de la série va tout de même s'appliquer à fixer les visages ronds, les bouilles figées qui forment le gros des planches d'O'Malley dans la version comics.
Côté sonore, le groupe Anamanaguchi œuvre pour l'essentiel de la bande son de cette série animée. Leur présence est un énième indice de ce envie de "digérer" tout ce qu'a été Scott Pilgrim passé, dans la mesure où ces spécialistes de la chiptune s'étaient déjà occupés des musiques du jeu vidéo Scott Pilgrim vs the World : The Game. Le résultat final n'est pas désagréable à l'oreille... mais les fans de la bande son du film d'Edgar Wright auront de quoi regretter l'uniformité globale, induite par l'envie de confier l'ensemble des morceaux à un groupe solitaire. A l'inverse, le film avait eu la bonne idée de se distinguer avec une sélection de titres variés, et pensés pour représenter la variété de la scène indie rock du Canada sur cette période (Broken Social Scene, Metric, Plumtree, etc). Quelques anciens morceaux ont tout de même réussi à s'infiltrer dans la bande son de Takes Off, et comme à l'époque, les vedettes du casting participent aux séquences de chant (dont Brie Larson, évidemment).
La présence d'Anamaguchi, d'Edgar Wright, du casting vocal de Scott Pilgrim vs the World et des nombreux, nombreux caméos parfois à peine perceptibles, fabriquent cette idée globale d'une série en forme de suite. La suite du film, dans la mesure où la série va intégrer l'idée que l'histoire de Scott et Ramona a déjà été adaptée au cinéma, la suite du jeu vidéo, la suite des comics. Dans un format composite qui va reprendre un peu de tout dans ce qui s'est fait auparavant, en essayant de ne pas tricher avec les codes, et en intégrant cette idée du temps qui passe. Le doublage suit une direction assez lente, posée, dans une perspective contemplative qui cherche la douceur, l'impression d'un calme après la tempête. Ce rythme peut parfois frustrer, si l'on cherche justement à retrouver l'énergie folle du film de Wright, mais elle participe aussi à faire de Scott Pilgrim Takes Off un objet assez intéressant, à double tranchant : comme si quelque chose s'était terminé, que ces personnages n'étaient que de lointains échos du passé, et que la production avait opté pour le spleen plutôt que pour la frénésie. Partant de là, la conclusion reste probablement l'élément le plus étonnant dans cette mécanique des adieux.
You Can't Stand to See Me That Way
Tout le paradoxe est là. Lorsque Scott Pilgrim est devenu un succès populaire, de nombreux fans se sont emparés du projet en estimant que le personnage principal de toute l'intrigue était en fait... le méchant. Et sur le papier, l'argumentaire tient debout. Scott sort avec une adolescente. C'est un idiot. Il est égocentré. Mais, quand on lui pose la question, Bryan Lee O'Malley a du mal à adhérer à la théorie. Pour lui, Scott est surtout un naïf qui a fait des erreurs... et même lors de la tournée promo' de ces dernières semaines, l'auteur reste accroché à cette lecture des faits. Alors, on aurait du mal à comprendre pourquoi le garçon de Toronto finit par effectivement devenir le vilain de Scott Pilgrim Takes Off... à moins que.
La série animée n'est pas un remix, parce qu'elle part plus loin en avant. Bryan Lee O'Malley assume de regarder vers l'avant, en imaginant ce qui arrive à Scott et Ramona après leur première rencontre, une fois que l'amour passe et que le quotidien s'installe. Et à partir de là, comme dans son cas personnel, la réalité vient frapper à la gorge l'idéal de cette porte ouverte vers le futur qui achevait l'intrigue de la bande-dessinée. Scott et Ramona ont divorcé. Le héros n'est pas vraiment devenu adulte, encore obsédé par ses lubies d'aspirant rockeur vedette, par les jeux vidéo rétro', comme bloqué dans l'état d'esprit de ses vingt-trois ans.
Sa relation à ses proches n'a pas bougé non plus, il porte encore les mêmes vêtements. En somme, cette version alternative de Scott Pilgrim n'est pas devenu adulte, et n'a pas rempli la promesse faite aux lecteurs lors de la saga des comics. Pire encore : puisqu'il opère dans un environnement de jeu vidéo, le personnage peut s'accrocher aux règles de fiction en vigueur, devenir plus fort, s'entraîner à maîtriser les techniques secrètes, jusqu'à atteindre un statut de boss de fin à l'ancienne... comme pour sanctuariser davantage son rapport au jeu vidéo et son incapacité à mériter Ramona.
Difficile de voir ce passage de la série comme autre chose qu'une autocritique pour Bryan Lee O'Malley. D'une part, le scénariste assume la part sombre de son héros, rendu à son égoïsme au point de tenter de changer le passé plutôt que d'essayer grandir (pour se voler à lui-même la rencontre avec l'amour de sa vie). Et de l'autre, il refuse d'égratigner la figure de Ramona, qui n'est pour rien dans l'échec de leur relation. Mieux encore, celle-ci finit par atteindre un statut de déesse au sens strict. Une curieuse psychanalyse pour le scénariste, qui va assez loin dans l'étude de son œuvre, au point de déboucher sur un message curieux. A la fois, une envie de sanctuariser cette relation fondatrice entre ses deux héros, cette belle histoire, et en même temps, l'envie d'amener un peu de réalité sur les ravages que le temps impose aux couples qui durent.
Scott Pilgrim Takes Off propose une conclusion en demi-teinte. Dans un sens, on aurait envie de dire que le scénariste nous explique que si tout était à refaire, même en sachant comme les choses allaient se terminer, l'aventure de l'amour se suffit à elle-même. Que même si ça ne fonctionne pas, ce moment, cette rencontre méritent à eux seuls d'essayer quelque chose. Mais d'un autre côté, avoir fait de Scott Pilgrim le méchant, et un méchant franchement insupportable, questionne la démarche du scénariste. A-t-il cherché à casser son jouet ? Ou a-t-il essayé d'intégrer la réflexion des théories de fans, pour la confronter à sa propre vision du héros ? Le final n'est pas forcément éloquent à l'échelle du reste de la série. De la même façon que cette curieuse scène post-générique autour de Gideon Graves, qui voudrait nous dire que certains personnages sont simplement destinés à rester dans le camp du mal par essentialisme bête et méchant, après nous avoir pourtant expliqué l'inverse quelques épisodes plus tôt.
En définitive, ce choix de l'intrigue du voyage temporel amène plus de questions que de réponses. Il donne un aperçu de l'état d'esprit de Bryan Lee O'Malley après le passage de ses quarante ans, oui, et aurait donc tout à fait sa place dans cette œuvre pensée comme une exploration du temps long, mais offre aussi un regard pessimiste sur le fait de vieillir. Comme s'il n'appréhendait toujours pas le fait de devenir adulte, ou peut-être encore, qu'il lui était impossible de lier le personnage de Scott Pilgrim à sa propre maturité. Un gloubiboulga d'interprétations sans doute un poil trop farfelue, mais dans une œuvre qui remâche l'ensemble de la saga et de ce qu'elle a été (au point de faire du quatrième mur dans le quatrième mur, avec le film qui imagine la BD, et la biographie du futur qui imagine la série animée...), jusqu'à ramener Edgar Wright et le casting vocal du film pour offrir une perspective complète et totale, difficile de ne avoir envie de décoder Takes Off comme un produit issu d'une certaine mélancolie personnelle. Et c'est peut-être l'objectif. La quarantaine, les bons souvenirs et les regrets. Ou l'impression d'un amour éternel, encore vivant, toutes ces années après.
Le comparatif avec la trilogie des films "Before" de Richard Linklater passe en tout cas pour le plus évident. Before Midnight, de la même façon, achève une histoire d'amour éparpillée sur trente ans d'histoire. D'un jeune couple qui se découvre, avec émotion. Puis d'un couple qui se retrouve, avec la même émotion. Et après ? Qu'est-ce qu'on fait de ça ? De cette nostalgie, de cette impression d'avoir trouvé l'amour et de devoir désormais s'habituer à ne plus vivre ces moments magiques où tout commence et où tout est nouveau. De savoir que l'on a connu le grand amour et qu'on l'a ensuite perdu à l'aune des hasards de la vie, de l'érosion naturelle des relations.
Sans tomber dans une perspective aussi sombre, Scott Pilgrim Takes Off se veut comme une réponse mûre à ce rêve d'adolescent. Des personnages principaux jusqu'aux figures plus secondaires, de l'atmosphère générale qui laisse planer les silences, de musiques plus sensibles et moins énergisantes, et de cette envie générale de mettre chaque destin face à une intersection. En définitive, la fin paraît plus douce, à l'instar du film de Linklater, comme une réconciliation entre toutes ces périodes. Une réponse tendre, matérialisée par le choix du dernier morceau : Scott Pilgrim de Plumtree, un dernier clin d'oeil, et le visage souriant de Ramona Flowers, parce que les bons souvenirs restent des bons souvenirs.
Pour celles et ceux qui seraient en train de se dire "t'es bien gentil Coco', mais j'avais à peu près pigé où tu voulais en venir au bout de trois phrases, et ça commence à faire pas mal de mots pour répéter la même idée en boucle. Fous nous le paragraphe de conclusion en gras et restons bons amis, d'accord ?", vous avez parfaitement raison. Comme Seconds, ou même comme la première série Scott Pilgrim, Takes Off fonctionne comme un exercice performatif. Bryan Lee O'Malley écrit, et en écrivant, il explique pourquoi il écrit. Et il le fait en grosses lettres : Takes Off est une énième démonstration de cette façon de faire, une pomme empoisonnée dans l'utopie de la nostalgie consumériste, qui entend arracher au public cet espoir fou de pouvoir stagner encore et encore sur la même base de fiction depuis quinze ou vingt ans.
Sur la grille de Netflix, le produit passe donc pour une anomalie (à la Matrix Resurrections). Mais, dans l'œuvre de cet auteur particulier, sans présager de quoi seront faites les prochaines années, Takes Off est aussi un point final. La réponse d'un grand dévoreur de culture pop' qui aura fini par devenir, à l'aune de son succès, un élément comme les autres dans le paysage de la fiction grand public. Bryan Lee O'Malley cherche à reprendre le contrôle de sa propre histoire, en ajoutant ce regard ironique, cette expérience, et cette envie de terminer sur un hommage rendu à ce couple étonnant. Une démarche intéressante, a minima, et un cas d'école comme on aimerait en voir plus souvent. Comme Matrix Resurrections ou Le Garçon et le Héron, l'époque s'interroge sur l'héritage des oeuvres qui ont compté, et de ce qu'on en fait lorsque l'on regarde vers l'arrière.