Depuis un certain nombre d'années, les observateurs de l'industrie du jeu vidéo se sont habitués aux cas de tensions et aux conditions de travail exceptionnellement rudes que représentent les périodes de "crunch". Le terme a depuis fait son chemin dans le langage courant de la presse anglophone et des réseaux sociaux. A échelle industrielle, ces moments de développement qualifient toute une série de pratiques - allongement des journées de travail, négation des périodes de repos, abus des processus itératifs de conception remis à plat à chaque nouvelle passe, etc.
Si les premiers cas de scandales publics sur le sujet pouvaient présenter un dilemme implicite au consommateur (dans le rapport en delta entre la qualité d'une oeuvre techniquement irréprochable et le travail exigé pour accoucher de ce résultat), la multiplication des exemples de "crunch" et l'absence de prise de conscience globale des studios a fini par mobiliser l'attention d'une partie du public. Or, si le secteur du cinéma d'animation (ou de l'animation en règle générale) emprunte parfois des sentiers comparables sur le plan du développement itératif, les exemples passent pour moins fréquents, ou a minima, moins accessibles au grand public. Donnée préoccupante : le film Spider-Man : Across the Spider-Verse se retrouve pris dans un scandale de même ampleur à propos des méthodes de développement déployées par le producteur et coscénariste Phil Lord.
Plusieurs animateurs témoignent, dans les colonnes de Vulture, à propos de leurs conditions de travail. Difficultés à travailler en bonne intelligence avec les hauteurs de la chaîne de commandement, pressions exercées par Sony Pictures pour motiver les heures supplémentaires, un producteur incapable de se positionner qui pousse les réécritures tardives au point d'obliger les animateurs à recommencer sans cesse des séquences déjà terminées... en somme, un cas de "crunch" en bonne et due forme, et qui pose problème, par-delà la qualité du produit fini.
Into the Sony-Verse
Selon les sources de Vulture, les équipes en poste sur Spider-Man : Across the Spider-Verse auraient été poussés à effectuer des journées de onze heures de travail par jour, ou de soixante-dix heures par semaine. Cette quantité ne s'explique pas seulement par la générosité artistique du film de Phil Lord et Chris Miller, mais à la quantité d'éléments revus en cours de route. Des séquences entières, déjà animées et montées, puis réécrites par le capitaine du projet pour ajouter une idée, un élément ou une réplique, et qui nécessitait alors de reprendre chaque séquence à zéro. L'un des animateurs compare ce processus à l'élévation d'un mur de briques : les artisans empilent les briques les unes après les autres, et l'inspecteur des travaux finis, en constatant le résultat, décide de faire abattre le mur entier parce qu'une brique ne correspond plus à sa vision personnelle.
L'article précise au passage qu'il ne s'agit pas de débutants dans le secteur - les animateurs en question alignent plusieurs années de carrière au sein de l'industrie, pour un spectre de vétérans avec parfois cinq ans, parfois six ans, ou parfois douze ans de métier à la ceinture. Le couple Lord et Miller aurait apparemment très mauvaise réputation parmi les professionnels du cinéma d'animation, pour avoir répété cette méthode de travail extrêmement chronophage sur chacun de leurs projets (Tempête de Boulettes Géantes, The LEGO Movie) sans interroger la difficulté que celle-ci pouvait représenter pour leurs équipes.
"Pour les films d'animation, le gros de cette partie des réécritures et des choses qu'on va essayer puis recommencer a généralement lieu pendant l'écriture et la conception des storyboards. Jamais sur la partie animation, surtout quand celle-ci a été terminée. La mentalité de Phil, c'était 'si on change ça, le film sera meilleur, donc pourquoi ne pas le faire ?' Ca a évidemment été très demandeur de devoir refaire le même plan encore et encore, et d'avoir chaque département repasser dessus à chaque fois. Les changements au scénario passaient par la phase storyboard. Puis par la modélisation. Puis par l'animation, puis par la modélisation finale, c'est à dire, placer l'angle de caméra et les éléments dans l'environnement. Ensuite il y a les effets de tissus et de cheveux, qui devaient systématiquement être refaits à chaque fois que l'animation changeait.
Le département qui s'occupe des effets doit aussi repasser par-dessus les personnages pour ajouter les lignes d'encrage, et faire tous les trucs tarés comme les explosions, la fumée et l'eau. Et eux travaillent étroitement avec ceux qui font la lumière et la composition de la couleur, et le traitement visuel sur le film. Chaque passe est ensuite intégrée au montage. Les plus petits changements ont tendance à commencer par le département animation, et les changements importants dans l'histoire ont tendance à mobiliser d'autres départements, comme la partie du développement visuel, la conception des éléments, le squelettage, la peinture de textures. Il y a beaucoup d'artistes qui sont affectés par un simple changement. Maintenant, imaginez un flot ininterrompu de modifications, constamment."
Sur Spider-Man : Across the Spider-Verse, Sony Pictures aurait embauché un bon millier de salariés sur ces différents départements nécessaires à la création des plans du film. En cours de développement, une centaine d'animateurs auraient décidé de jeter l'éponge, passablement écoeurés et éprouvés par la méthode de travail de Phil Lord. Les différentes sources concordent pour brosser le portrait d'un producteur incapable de se canaliser, obsessionnel de la modification. Problème, si cet esprit d'improvisateur fou fonctionne sur une production en images réelles (les descriptions du style Lord et Miller livrées par Vulture cadrent avec le tournage des deux films Jump Street, par les mêmes réalisateurs), dans la mesure où il suffira à ce moment là de changer une réplique ou de positionner la caméra différemment, l'animation exige de son côté un temps de travail plus conséquent dans la mesure où chaque élément est à modéliser, dessiner, animer.
En particulier dans le cas de Phil Lord, dans la mesure où le producteur aurait apparemment exigé que chaque scène soit complétée dans son intégralité avant de formuler un jugement sur l'utilité ou l'efficacité de ces différentes séquences. Cette méthode n'a généralement pas cours dans le cinéma d'animation, où les metteurs en scène se contentent d'éléments primaires pour valider ou invalider la mise en production des plans. Or, sources de Vulture expliquent que Lord n'était simplement pas en mesure de visualiser une scène sans avoir un rendu définitif sous les yeux. En général, pour l'animation 3D, les modèles préparatoires exigés vont généralement s'arrêter au stade de la démo, du storyboard, ou d'une simple version de travail. Difficile, pour des animateurs chevronnés, de voir le résultat d'une passe entière mise à la poubelle s'il s'avère que Lord trouve, au bout de la chaîne d'assemblage, que le résultat n'était finalement pas conforme à ce qu'il espérait.
"Ce n'est pas comme si Phil n'avait pas conscience de comment fonctionne le cinéma d'animation. Son travail, et celui de Chris Miller, parle pour eux. Evidemment, ils ont eu beaucoup de succès, et leurs films sont bons. Même moi, j'étais fan de leur travail. Je dirais même que je le suis encore. Mais parce qu'ils ont eu du succès, parce qu'ils ont reçu des prix, personne ne va s'opposer à Phil Lord quand il décide de faire les changements dont il a envie."
Un autre animateur ajoute :
"Bien sûr, il existe un certain degré de pression quand on travaille sur la suite d'un film qui a reçu un Oscar. Et il y a cette difficulté de rendre ces différents univers et tous ces personnages. Il y a beaucoup de styles à l'écran, ils sont tous très techniques, et il y a eu beaucoup d'ambition de déployée pour les rendus. Mais ce n'est pas ça qui a fait que le film a été rendu en retard ou que les artistes ont fini par devenir fous. Le plus gros problème, c'était l'écriture. Phil n'avait aucune idée de ce qu'il voulait. Peut-être que c'est quelqu'un qui a du mal à se décider, je n'en sais rien ! Et bien sûr, c'est le lot commun de tous les films d'avoir un metteur en scène qui se dit 'hey, et si on faisait ça, et ça, et ça'. Mais à ce moment là, c'est le rôle du producteur d'aller à sa rencontre et de canaliser le projet. Sauf qu'ici, Phil est le producteur. Il ne peut pas se canaliser lui-même."
Selon les sources, Lord n'aurait pas hésité à contourner régulièrement le trio de réalisateurs, Joaquim Dos Santos, Justin K. Thompson et Kemp Powers, engagés à la mise en scène de Spider-Man : Across the Spider-Verse. Une présence écrasante qui aurait demandé à avoir le contrôle créatif total de la production, et à valider lui-même le moindre plan avant l'intégration au montage final. Contactés par Vulture, Joaquim Dos Santos, Justin K. Thompson et Kemp Powers n'ont pas souhaité s'exprimer sur le sujet. Quant à Chris Miller, celui-ci ne serait pas particulièrement intervenu dans le processus de production. Le était apparemment introuvable pendant la majeure partie du développement - une donnée que Sony Pictures, qui a tenu à défendre publiquement l'attitude de Lord dans la presse, n'a pas cherché à contester.
Michelle Grady et Amy Pascal, deux gradées de l'organigramme Sony Pictures en charge de la production de Spider-Man : Across the Spider-Verse, ont préféré contextualiser et relativiser les griefs des animateurs. Selon Grady, les méthodes employées par Phil Lord ne seraient pas particulièrement inhabituelles dans le secteur de l'animation à gros budget, tout en expliquant comprendre ce que ce processus peut avoir de frustrant. Pascal, de son côté, préfère vanter une mentalité perfectionniste, en mettant en avant l'exigence induite et la nécessaire recherche du résultat le plus optimal possible. Dans le même temps, la productrice minimise l'avalanche de départs en cours de développement - une centaine de salariés sur une équipe comprenant plus d'un millier de personne, somme toute, un moindre mal compte tenu de l'efficacité du produit fini.
Mais, malgré ce travail de remise en contexte, Amy Pascal ne va pas jusqu'à nier les soubresauts constatés par l'application de la méthode Phi Lord. Elle admet notamment que le film a effectivement été repensé en cours de production, presque intégralement.
"Plus de cent personnes ont quitté le film, parce qu'ils n'en pouvaient plus. Mais une bonne partie sont restés pour être sûrs que leur travail serait encore là au montage final. Parce que s'ils le changent, ce n'est plus votre travail qui apparaît à l'écran. Je connais des gens qui étaient là pendant plus d'un an, et qui n'ont plus grand chose qui leur appartient dans le montage final parce que tout a été modifié. Ils ont traversé l'enfer de cette production et n'ont rien eu à montrer de ce qu'ils avaient fait une fois sortis du circuit."
Les animateurs expliquent notamment que, pendant le développement, le personnel s'est arrêté de travailler pendant une période de près de six mois au moment où Phil Lord décidait de réviser le script. Encore une fois, une philosophie de la réécriture et de l'ajustement qui aurait coûté une certaine somme d'argent à Sony Pictures (dans la mesure où les équipes étaient encore payées dans l'intervalle) et poussé le film à décaler sa date de sortie. Les sources de Vulture doutent assez nettement de l'état d'avancement actuel de Spider-Man : Beyond the Spider-Verse, le dernier film de la trilogie attendu pour l'année prochaine. Selon eux, et compte tenu de l'expérience passé, il est assez peu probable que le projet sera prêt dans les temps. Le producteur en poste étant trop imprévisible pour assurer un rendement constant.
Concernant l'incitation à produire un travail supplémentaire, les témoignages concordent aussi sur l'idée que Sony Pictures n'aurait pas proposé de payes suffisantes aux salariés, les poussant à accepter des heures supplémentaires plus intéressantes. Moins bien représentées par les organisations syndicales que d'autres corps de métiers à Hollywood, les équipes d'animateurs dépendent de leurs contrats pour vivre au jour le jour, sans profiter des protections qui touchent les scénaristes, réalisateurs ou actrices et acteurs du milieu.
"J'ai entendu dire qu'ils avaient fait la même chose sur les Mitchells, sur LEGO ou sur Spider-Verse 1. Ca veut dire que vous vous retrouvez avec des artistes qui se savent particulièrement vulnérables. Sony fait exprès de tirer les salaires vers le bas, avec la promesse que le temps de travail supplémentaire poussera les payes à l'endroit où elles devraient être, normalement. Vous avez des gens qui habitent dans des villes où la vie coûte cher, et qui n'ont du tout la garantie de retrouver un emploi, qui ne savent pas ce qui les attendra ensuite. Et là ils se retrouvent dans une position où la production leur demande de travailler à chaque heure du jour, et de continuer à sourire alors que les conditions de travail sont vraiment, vraiment merdiques, parce que s'ils ne font pas ça - s'ils n'acceptent pas la corvée - alors qui sait si on fera encore appel à eux le prochain coup ?
Dans cette industrie, les artistes ont tendance à être très critiques vis-à-vis d'eux mêmes. Ils intègrent les retours qu'on leur fait et veulent donner le maximum. S'ils aiment un projet, ils accepteront de travailler davantage sans être payés, parce qu'ils veulent se prouver à eux mêmes qu'ils en sont capables, et ils veulent être fiers du résultat. Parce que c'est ce résultat qui conditionnera l'obtention du job suivant. Un film comme celui-ci exploite les gens comme ça, sur le plan créatif. Mais les salariés sont aussi vulnérables sous un angle tout à fait différent : ils veulent rester au Canada, là où l'animation se fait. Ils ont des visas d'autres pays, et ils n'ont pas forcément envie d'y retourner. L'envie d'immigrer pour de bon au Canada les garde à la botte du studio. Ils sont sous payés, donc ils doivent doubler leur temps de travail pour payer les factures. Et les primes de relocalisations ne couvrent pas tous les frais. Donc vous pouvez seulement monter une production comme celle-ci quand les gens savent qu'ils n'ont pas le choix et que leur sûreté financière en dépend. Et ça, ce n'est pas une vie."
Vous pouvez retrouver l'ensemble des quatre témoignages détaillés dans l'article source, en notant au passage que l'ensemble des animateurs contactés par Vulture (et qui s'expriment anonymement) ont tenu à contextualiser leurs prises de parole. La plupart d'entre eux expliquent comprendre la pression imposée par Phil Lord dans un tel contexte, et reconnaissent au producteur un talent indéniable pour l'écriture et la mise en scène. Avoir travaillé sur Spider-Man : Across the Spider-Verse était une chance, compte tenu de l'aura de ce projet particulier, mais la difficulté de communiquer avec une tête pensante incapable de comprendre l'effort demandé à chaque itération passe pour un grave problème, du point de vue de ces salariés en bout de ligne responsables de l'exécution proprement dite du travail, loin de la tour d'ivoire et de la conception des idées couchées sur papier. L'un d'eux explique que, pour lui, son travail sur Spider-Man : Across the Spider-Verse revenait à "la mort par un millier de petits bouts de papiers", en référence au fait de découper un même dessin un nombre incalculable de fois.
Les quatre sources concordent également sur un point de détail observé un peu partout : les différents plans du film utilisés pour les bandes-annonces, mais pas dans le montage final de la version du cinéma. Une stigmate, selon eux, de ces nombreuses itérations jetées à la poubelle suite aux révisions constantes de Phil Lord.