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Maus : le chef d'oeuvre d'Art Spiegelman banni d'une école du Tennessee pour ''nudité'' et ''obscénités''

Maus : le chef d'oeuvre d'Art Spiegelman banni d'une école du Tennessee pour ''nudité'' et ''obscénités''

NewsIndé

Curieuse actualité pour animer ce milieu de semaine. Aux Etats-Unis, les membres du conseil scolaire d'une école dans le comté de McMinn, Tennessee, ont décidé à l'unanimité de bannir la série Maus d'Art Spiegelman du programme éducatif local. Le personnel de l'enseignement estime que la BD serait inappropriée aux enfants, en raison de son contenu sexuel (le dessin d'une souris dénudée), d'un langage violent ou obscène (l'usage d'un "goddamn" et de huit autres dialogues considérés comme dangereux entre les mains de jeunes élèves), et d'une manifestation générale de l'horreur de la Shoah suffisamment choquante pour être proscrite.

Un cas de censure manifeste (dont on entendra vraisemblablement moins parler sur CNews ou dans Le Figaro que les occurrences occasionnelles de la fameuse théorie du "woke" - mais peut-être pas, surprenez-nous les frères) sur la base d'arguments difficiles à entendre, pour un titre de bande-dessinée lauréat du Prix Pulitzer, transmis et enseigné dans les écoles d'Amérique du Nord et d'Europe depuis plus de vingt ans.

Maus Guard

Basé sur la vie réelle de la famille Spiegelman, Maus s'intéresse à l'isolement des communautés juives de Pologne jusqu'aux déportations des victimes de rafle suite à la construction des camps d'extermination de l'Allemagne Nazie. L'auteur met en scène l'histoire de ses propres parents, en interrogeant son père Vladek, survivant de l'holocauste incarcéré dans le centre de détention d'Auschwitz-II Birkenau. Le fils retrace ainsi le quotidien des juifs de Czestochowa après l'invasion de la Pologne, leur tentative d'exil et leur vie au sein des camps jusqu'à la victoire des Alliés et la Libération, sous la forme de souris anthropomorphes, d'abord inspirées par les cartoons de Walt Disney puis illustrées dans un format plus raide, dépouillé, et moins satirique. Les nazis, à l'inverse, sont représentés sous la forme de chats.
 
Tony Allman, membre du conseil scolaire de McMinn, justifie la décision du collectif, au-delà des simples critères formels de nudité ou de vulgarité, en reprochant à l'artiste la difficulté de cette lecture réaliste de la Seconde Guerre Mondiale et de la Shoah.
 
"Vulgaire [...], inapproprié, nous n'avons pas à promouvoir ou même à autoriser ce truc. Je ne nie pas le fait que c'était une période horrible, brutale et cruelle. Là, il y a des gens qui sont pendus, il y a des enfants qui se font tuer, pourquoi le système éducatif devrait-il promouvoir ce genre de choses ? Ce n'est ni intelligent, ni sain."

Plus grave encore, Allman reproche à Art Spiegelman sont passé de dessinateur dans les colonnes de Playboy. Effectivement, la revue de Hugh Hefner, considérée comme une institution à part entière de la presse érotique aux Etats-Unis dans la représentation de nus féminins, a effectivement accueilli différents grands dessinateurs de mouvements undergrounds variés au fil de son histoire : Harvey Kurtzman, Jack Cole (créateur du personnage de Plastic Man) ou Jules Feiffer, autre détenteur du Prix Pulitzer pour son travail dans le milieu de l'édition américaine. Grand passionné de comics, admirateur de Milton Canniff (Terry & les PiratesHefner ouvrira très tôt les pages de Playboy aux artistes de comic strip, comme aux écrivains de fiction non-illustrée (parmi lesquels Roal Dahl, Ian Fleming, Vladimir Nabokov, etc).
 
Un pan de l'histoire de cette revue apparemment largement ignoré par Allman, qui range Spiegelman dans la catégorie des pornographes par association. Sans évoquer au passage l'énorme travail journalistique du dessinateur pour le journal (plus respectable) The New Yorker. Pour rappel, la vénérable revue accueille régulièrement les chroniques, essais historiographiques ou billets d'humeur sur l'évolution de l'art séquentiel de Spiegelman dans ses colonnes, depuis 1992.
 
"Je peux me tromper mais ce type qui a fait les dessins a aussi travaillé pour Playboy. Il suffit de regarder son historique, et pourtant on le laisse faire des livres qui sont transmis aux enfants dans les écoles primaires. Si j'avais un enfant en classe de Quatrième, je n'autoriserais pas ça. Je devrais le changer d'école ou lui faire cours à la maison, et ça ça ne peut pas arriver."

Plus prolixe, d'autres membres du conseil avaient des arguments différents à faire valoir. Selon Mike Cochran, les enfants n'auraient simplement pas besoin d'apprendre l'histoire sous une forme aussi sulfureuse et sensuelle.
 
"Nous parlons quotidiennement de l'enseignement de valeurs morales à nos enfants, et ce livre s'ouvre sur le père et son fils qui parlent de comment le père a perdu sa virginité. Ce n'est pas écrit de façon explicite, mais c'est bel et bien présent. 

Nous n'avons pas besoin de ce genre de choses pour enseigner l'histoire aux enfants. Nous pouvons leur enseigner l'histoire, nous pouvons leur enseigner l'art, nous pouvons leur dire exactement ce qui s'est passé, mais nous n'avons pas besoin de toute cette nudité et des autres trucs."

Cochran propose même plus généralement de passer au peigne fin l'ensemble des oeuvres enseignées dans le curriculum pour éliminer toutes celles qui participeraient à "normaliser la sexualité, normaliser la nudité, et normaliser l'usage d'un langage vulgaire." L'argument consistant à protéger les têtes blondes de cet abus de pornographie souricière, qui aurait sur eux un effet pervers invisible à l'oeil nu. La rédaction du Guardian souligne de son côté que l'affaire de McMinn n'a rien d'un cas isolé : dans différents états du pays, le Parti Républicain sponsorise différentes campagnes visant à retirer des bibliothèques scolaires plusieurs ouvrages focalisés sur les thèmes de l'inégalité raciale, sexuelle, ou à la mise en avant de thématiques LGBT+. Le sujet génère là-encore moins d'attention dans les médias que les occasionnelles censures d'oeuvres ouvertement racistes, sexistes, homophobes, ou comportant des représentations caricaturales de différents groupes sociaux (l'écho de ce genre de polémiques trouvant parfois un retentissement international, jusqu'en France, de l'autre côté de l'Océan Atlantique, avec "l'affaire Blanche Neige" encore très récemment).
 
 
La censure de Maus s'inscrit dans un corpus général de réflexion portée par la frange puritaine du Parti Républicain, et évoque en grande partie la tentative de faire censurer la parution du roman graphique Second Coming de Mark Russell il y a quelques années (ou un peu plus en arrière, le personnage de Kevin Keller du paysage fictif de Riverdale chez Archie Comics). Interrogé, Art Spiegelman ne cache pas sa surprise à l'annonce de cette décision, aux micros de la chaîne CNBC. Celui-ci qualifie cette censure de "orwellienne" - comme quoi, personne n'a le monopole sur l'emploi de ce qualificatif.
 
"Je suis simplement bouche bée. J'ai rencontré tellement de jeunes gens qui... Ont appris des choses grâce à ce livre. Je comprends aussi que le Tennessee est simplement un état de dingues. Il y a quelque chose de vraiment, vraiment cinglé en train de se passer par là-bas."

Sur les réseaux sociaux, différents artistes de bande-dessinée ont témoigné de leur soutien au dessinateur, ainsi qu'à l'importance de conserver Maus dans les cursus scolaires (ou en tant qu'ouvrage mémoriel unique en son genre sur une donnée capitale de l'histoire humaine). Neil Gaiman, l'auteur du Sandman et de Good Omens, ne mâche pas ses mots.
 
"Une seule catégorie d'individus serait capable de bannir Maus, et peu importe comment ils ont décidé de s'appeler dernièrement."

La rédaction de BleedingCool a pris le temps de référencer l'ensemble des artistes qui se sont manifestés pour soutenir Maus et critiquer cette décision (voir en lien source), en n'oubliant pas le communiqué de presse de l'avocat spécialiste Jeff Trexler, directeur par intérim du Comic Book Legal Defense Fund. L'organisation lutte régulièrement contre ces tentatives de censures organisées à intervalles réguliers aux Etats-Unis.
 
"Cette censure illustre bien l'importance pour les élèves d'apprendre la pensée analytique via l'interprétation proposée par la bande-dessinée. L'apprentissage de ce mélange de mots et d'images est un élément essentiel de notre 21ème siècle. Mais, si nous échouons à reconnaître ou à comprendre comment cette mécanique se met en place, nous nous mettons dans une position contraire à nos valeurs civiques. C'est ce qu'a décidé de faire cette école."


 
Corentin
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