C'te nuit là démarrait pourtant normalement. Accoudé au comptoir du Diamond's, comme tous les vendredis, la pluie battante rythmait le silence de la salle en attendant que le pianiste revienne de sa pause. Paraît que ce vieux bouge servait de contremaîtrie aux hangars du dock pour les arrivées de chargements exotiques il y a quelques années, jusqu'à ce que le patron soit poussé vers la porte. "Raisons sanitaires", titrait le canard. Oh, pas besoin d'avoir traîné chez les roquets pour pouvoir reconstituer le tableau. Un chef de chantier qui s'engueule avec les deux plus grosses familles de la ville en refusant d'obliger ses gars à décharger leur marchandise vérolée, avouez que ça fait désordre. Tiens, v'là le pianiste qui reprend sa course folle.
J'lève les yeux et une tronche amie me toise avec un air de coquet. "Du boulot, ma caille !". Voilà comment me salue ce vieux Arnold en tambourinant une enveloppe marron sur le chêne du comptoir. J'fais mine d'éplucher les pages de sa dernière lubie, une enquête sur le nouveau chargement de Marvello Cebulski en partance pour la France. C'que c'est de devoir gagner sa croûte. Une tape dans le dos, j'salue les amis et j'embrasse le triple sec qui m'a tenu compagnie pour le meilleur de la soirée. Ensuite, doulos, imperméable, et une prière à la sainte-patronne des privés pour que cette affaire là se passe mieux que la précédente. Les notes de piano m'accompagnent quelques mètres pendant que je quitte le troquet, échangées contre l'air familier de la routine du turbin.
Relativement populaire dans le catalogue des dérivations de l'Homme Araignée, le personnage de Spider-Man Noir réapparaissait l'an dernier dans la foulée de Spider-Geddon. Maragaret Stohl et Juan Ferreyra signent le scénario et le dessin de cette nouvelle mini-série en cinq numéros, sensiblement différente des précédents volumes de David Hine, Carmine Di Giandomenico et Fabrice Sapolsky, et qui cherche manifestement à capitaliser sur l'interprétation contemporaine du personnage introduite au cinéma dans Spider-Man : Into the Spider-Verse. Une déclinaison binaire des stéréotypes de la fiction pulp et des histoires de détectives dans la compréhension exagérée du présent : en suivant le même genre de regard rétrospectif que la culture pop' de ces dernières années a pu poser sur les années quatre-vingt, en choisissant de ne retenir que les néons, les voitures, les blousons en cuir et les rayons laser, Spider-Man Noir a tout d'un manuel illustré sur les poncifs obligatoires de ce genre de bouquins ou de films. Ce qui ne veut pas non plus dire que l'idée est mauvaise, dans l'absolu.
Pour contexte, le principe de Spider-Man Noir s'explique assez simplement : les différentes séries imaginent l'apparition du héros dans le contexte des Etats-Unis de la Grande Dépression, au tournant des années 1920 et 1930, en piochant dans les obsessions thématiques de ces deux grandes périodes d'invention dans le feuilleton populaire aux Etats-Unis. Les histoires de détectives, le mysticisme ramené des colonies et de l'exploration archéologique, les gangsters, les monstres encore présents dans les séries d'épouvante de l'époque. Le succès de Spider-Man Noir inspirera d'autres réinventions du même genre chez Marvel, avec Punisher Noir, Daredevil Noir, Iron Man Noir, etc.
La série de Stohl et Ferreyra pioche dans ce qui l'intéresse des volumes précédents, en laissant de côté certaines idées pour se concentrer sur l'essentiel. L'intrigue suit Peter Parker à travers différents point géographiques, en observant un déroulé plus proche des films Indiana Jones, voire de la Momie - ou plus précisément, de la Momie 2, celui avec Dwayne Johnson en homme-scorpion. Le scénario se présente comme une longue fuite en avant, à travers différents endroits, différentes scènes d'action, dans lesquelles le personnage de Spider-Man sert surtout de véhicule ou de témoin narrateur. Si les autres séries Spider-Man Noir creusaient la personnalité et l'historique du personnage, il se contentera cette fois d'un rôle de véhicule à l'avancée de l'intrigue. Tout ce qui se passe ne le concerne pas vraiment, à l'exception du dernier numéro, qui tisse quelques liens avec la grande fresque arachnéenne de Marvel.
Ce manque d'incarnation s'explique probablement par l'envie de rendre cette série perméable aux nouveaux entrants, pour les lectrices ou lecteurs qui auraient découvert Spider-Man au cinéma ou dans le dernier crossover, mais pose un vrai problème d'incarnation. Peter opère dans un champ restreint, celui du détective, qui doit se contenter de réciter des phrases toutes faites et d'agir suffisamment pour faire progresser le récit. Les autres personnages ne sont pas particulièrement marquants, et Stohl abuse allègrement de l'hommage à Indiana Jones pour la cartographie de son scénario, avec un retournement de situation très évident dans le clin d'oeil. L'ensemble est très bavard, en essayant d'imiter l'argot de ces vieilles histoires d'autrefois. Un bon point sur ce sujet : la simplicité et les ficelles très évidentes de cette intrigue où les scénarios se contentent d'aller d'un point A à un point B en se balançant quelques répliques fonctionne dans cette tentative d'imiter les codes des vieux feuilletons radio ou des revues de détectives, avec ces structures où un épisode suivait une situation, un environnement, etc.
Dans l'ensemble, la série fonctionne dans cette perspective, en tant qu'exercice de style, en tant que petite curiosité pour les amateurs du Spider-Man classique qui auraient envie d'un peu de variété, et en tant que carricature de ce genre de fiction qui pousse les potards au maximum. La scénariste réinterprète certains personnages de l'environnement normal des séries arachnéennes sous cet angle exagérément pulp, avec quelques bonnes idées, appuyées par le travail d'un Juan Ferreyra en grande forme. Malheureusement, la série ne casse jamais cette simple promesse de divertissement dans un monde alternatif : les pages sont chargées de dialogue et de narration souvent assez dispensables, l'aspect polar n'est pas à niveau par rapport à d'autres propositions sur le marché (sans même aller jusqu'à nommer Criminal, préférez le Daredevil de Chip Zdarsky pour caler un creux de super-héros croisé à la fiction policière et aux ambiances travaillées), les personnages manquent de corps et Stohl s'emmêle les pinceaux en cherchant à trop en faire en cinq petits numéros.
La série est effectivement assez généreuse, avec des séquences de noir urbain aux Etats-Unis, de course-poursuites en Europe, de bagarres, de nazis, de monstres et de super-méchants. Beaucoup de personnages interviennent et le scénario ne se contente pas du seul point de focale arachnéen, avec quelques caméos sympatoches et une bagarre finale agréable à l'oeil. La scénariste se paume toutefois dans son propre coffre à jouets : la femme fatale, un élément indispensable de ce genre de récidives dans le polar à l'ancienne, se cogne à d'autres archétypes de personnages venus du même registre, le déroulé de la dernière séquence qui cherche à rendre l'histoire plus personnelle pour Peter Parker a l'air d'avoir été parachuté au dernier moment par rapport au reste de l'intrigue. L'aventure a aussi le défaut de se prendre un peu trop au sérieux.
Si Marvel cherche manifestement à tabler sur l'aspect charmant de ces réinventions rétro' de leurs personnages favoris, et que le scénario assume de grosses ficelles pour l'hommage, Spider-Man Noir reste trop premier degré dans son approche, jusqu'à prendre des allures de série B en ne s'autorisant pas assez à tourner en dérision certaines situations. Pas suffisamment connectée aux précédentes séries basées dans cet univers, pas assez consciente de son aspect de divertissement, la série n'est ni renversante, ni franchement désagréable à lire, comme une bonne recette avec de mauvais ingrédients : le résultat manque de saveur, même si on aurait vraiment envie de l'apprécier.
Heureusement pour Marvel, la cuisine est aussi affaire de présentation. Le travail de Juan Ferreyra, à l'aise dans ces environnements poussiéreux et dans ces stéréotypes de feuilleton policier et de film d'aventure, mérite que l'on s'intéresse à ce volume. Souvent empêché par les bulles de dialogue, l'artiste livre une prestation impeccable sur l'ensemble de la série, à la fois habile sur les scènes d'action, les effets de lumière et l'apparat général de cette fausse reconstitution historique. Quelques scènes marquent, et pas forcément seulement sur le plan de l'action ou des pleines pages : l'artiste s'amuse à jouer sur les contrastes dans un ensemble restreint de couleurs, imite les techniques de cadrage et de mise en scène des vieux films policiers dont s'inspire le scénario, avec de vraies petites trouvailles ici ou là (le "Spider-Sense", au hasard) et un trait aussi à l'aise dans l'expression du mouvement et du dynamisme que sur la peinture des expressions ou des suspensions de temps.
Le bonhomme ne renonce pas non plus à son penchant habituel pour l'invention de monstres et de créatures difformes. Les derniers numéros passent pour un caprice de la part de ce grande inventeur de saloperies diverses et variées, pour reconnecter à l'imaginaire des premières séries Spider-Man Noir avec leur propre bestiaire, dans cette continuation de l'imaginaire des séries d'épouvante. Reste à confier au bonhomme une série qui assumerait davantage ce genre de parti pris.
Trop Indiana Jones, trop Casablanca, trop James Bond et pas suffisamment Spider-Man Noir, la dernière série de Marvel sur le détective arachnéen se présente comme un verre à moitié vide. Superbe sur le plan des dessins, désordonné et impersonnel sur le plan du scénario, le volume se contente de réciter une somme d'archétypes connus sur le feuilleton policier ou les séries d'aventure de la fiction pulp, sans parvenir à transcender l'exercice de simple imitation. Pas de quoi freiner la curiosité ou le plaisir de lecture pour un lectorat peu ou prou intéressé, qui chercherait à mordre du Spider-Man Noir en entrant par cette porte, volontairement accessible et sans ambiguïtés. Mais, à choisir, préférez les premières séries de David Hine : plus incarnées, moins perdues dans l'effet de style ou le gimmick, celles-ci ont surtout l'intérêt de creuser et d'extrapoler cette lecture précise de Peter Parker dans un contexte historique inhabituel, avec une trajectoire cohérente et un souffle personnel et authentique. La série de Margaret Stohl et Juan Ferreyra se vit davantage comme un appareil dispensable à l'histoire du héros, caprice commandé pour suivre Spider-Geddon et Into the Spider-Verse et donner à un artiste de talent les moyens de s'amuser. Dommage, mais pas forcément la fin de l'aventure pour autant.