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Doom Patrol tome 1 : Grant Morrison aux portes du surréalisme séquentiel

Doom Patrol tome 1 : Grant Morrison aux portes du surréalisme séquentiel

ReviewUrban
On a aimé• Le travail de Morrison sur la fiction dans la fiction
• Repousser les limites traditionnelles du format comics
• Intello' sans être barbant
• Une immense générosité d'adversaires bariolés
On a moins aimé• Un dessin qui trouve parfois ses limites
Notre note

Dans le scénario du Watchmen de Terry Gilliam et Charles McKeown, aux dernières secondes d'une histoire dénuée de pieuvre télépathe, le personnage du Dr Manhattan revenait dans le passé pour empêcher l'accident qui l'aura transformé en créature bleue et toute puissante, créant ainsi une uchronie dans l'uchronie. Au fil de ce twist, bien différent du comics d'Alan Moore et Dave Gibbons, les héros de Watchmen se seraient alors transformés en personnage de comics. Le film se serait achevé par un gosse de Times Square tenant entre ses mains une bande-dessinée, avec, à l'intérieur, Rorschach, Nite Owl et Silk Spectre tandis que Walter Kovacs, Daniel Dreiberg et Sally Jupiter seraient devenus de simples êtres humains "normaux". Avec le recul, l'adaptation conduite par Zack Snyder et la série HBO, d'aucuns auront jugé ridicule cette fin prévue par les créateurs de Brazil, pas forcément alignée sur le style ou les obsessions de l'écrivain Alan Moore
 
En revanche, après avoir posé les yeux sur le premier tome de la Doom Patrol de Grant Morrison, enfin proposée en France par Urban Comics, il ne serait pas étonnant d'apprendre que Terry Gilliam se serait inspiré de cet autre auteur du Royaume-Uni pour conduire ce script, décapant. Obsédé par le rapport entre réalité et fiction, les codes de mise en scène et d'écriture de BD poussés dans leurs retranchements, l'histoire et la mythologie des comics de super-héros, Morrison aura proposé des bizarreries de ce genre à intervalles réguliers au fil de sa longue carrière de scénariste - jusqu'à récemment avec la série régulière The Green Lantern, en compagnie de Liam Sharp. Inscrit en second ou en troisième dans la généalogie des auteurs de la British Invasion pour avoir révolutionné la façon dont on regarde les histoires de super-héros, le scénariste aura, avec Animal Man et Doom Patrol, proposé un segment parallèle aux Swamp Thing, Watchmen et Miracleman de Moore en développant tout un discours, fascinant, sur l'art, la mise en abyme, et le pop art séquentiel.
 
Si l'un et l'autre auront passé une partie de leurs carrières respectives à se mépriser cordialement, de par leurs styles, leurs convictions magico-bizarres ou leur rapport à la tentaculaire marque DC Comics, Grant Morrison aura bien imité une méthode lorsqu'il aura commencé à travailler sur Animal Man et Doom Patrol - et si d'autres travaux du scénariste sont disponibles en VF depuis un bon moment, ce sont bel et bien ces deux oeuvres que l'histoire des comics retiendra comme les piliers d'un changement de paradigme indispensable et profond. L'un mettant face à face le créateur et la création, l'autre choisissant d'enfermer dans un ensemble clôt l'ensemble des créations jamais réalisées pour les faire dialoguer entre elles. En retenant, bien évidemment, les plus bizarres d'entre elles.


Après avoir présenté les personnages, via l'intégration du numéro Secret Origins consacrée à l'équipe, le volume démarre par la reprise de Grant Morrison sur ces personnages hors du commun. Quelques ajouts vont se faire, dans le temps, en commençant par Crazy Jane, une schizophrène dont les différentes personnalités sont toutes pourvues de leur propre petite capacité surnaturelle. Le Negative Man évolue également, incarné au départ par le pilote de ligne Larry Trainor, et ici réinventé sous la forme d'une identité transgenre basée sur la fusion du héros avec la doctoresse Eleanor Poole et l'entité immatérielle de l'Esprit Négatif. Devenant le premier personnage à s'identifier comme homme et femme dans l'ensemble du spectre culturel des super-héros, Rebis évolue dans ces pages comme une sorte de Mr (et Mme) Spock, mystérieux ou mystérieuse, taiseux ou taiseuse et appréhendant mieux que les autres les situations liées au surnaturel comme à la méta-fiction. De son côté, Robotman, héros emblématique de l'équipe en forme d'hommage au The Thing de Marvel, peste contre sa condition d'homme dans un corps d'acier, avant d'évoluer, à grands pas, au fil de la prise de pouvoir de Morrison sur le récit.
 
Cette nouvelle formation joue à plein pour mener vers les limites que le scénariste cherche à repousser - celle de la crédulité du lecteur, envoyée aux orties à partir du moment où Jane devient un couteau-suisse au moindre retournement de situation, du fait de ses capacités hors normes, et dans sa quête du bizarre ou de l'inattendu. Au moment de sa création, la Doom Patrol avait été basée sur une idée simple : prendre le paradigme classique du héros doué de pouvoir et inverser la perspective, en présentant des personnages prisonniers de leur capacité, résultant généralement plus d'accidents ou de malformations. Une parabole sur le handicap, et un chef à roulettes qui inspireront, selon la légende, la création des X-Men chez Marvel. Cette allégorie prend une toute autre forme après la relance de Grant Morrison. L'idée est moins de faire de la Doom Patrol une bande de parias en colère contre le monde, et davantage de développer leur aspect "inhabituel" en grossissant le trait, pour ouvrir les portes de l'imaginaire. Puisque ces héros ne ressemblent pas aux autres, ils deviendront les guides d'un monde que l'on ne retrouve pas, d'ordinaire, dans les pages de comics. Un monde inspiré par le surréalisme littéraire, la fiction dans la fiction et l'art de l'invention perpétuelle.
 
Le processus rappelle pour beaucoup le travail de Moore sur ses réécritures passées : s'approprier un univers en changeant du tout au tout ce que le monde pensait savoir, en décalant le principe même du personnage concerné pour évoluer vers un ensemble bien différent. L'hommage va même plus loin lorsque Morrison invente son propre sorcier alcoolique et anglais, Willoughby Kipling, comme lorsque John Constantine était apparu dans les pages de Swamp Thing. Peu à peu, l'auteur s'éloigne des présupposés de la Doom Patrol en les faisant affronter des menaces de plus en plus bizarres, de plus en plus conceptuelles et de moins en moins concrètes. 
 
Le nombre de créations ou de concepts abstraits, reposant sur une compréhension poétique ou philosophique de la réalité, va dresser le portrait d'un auteur cherchant moins à raconter une aventure qu'à explorer une sorte de syllogisme artistique. Mettre des personnages de fiction dans une histoire où, justement, la fiction et la création partent en vrilles. Fabriquer une histoire avec des bouts de culture pop', de culture élevée et de culture d'érudits en respectant pourtant un carcan basique de narration pour les super-héros : découverte d'un problème, péripéties, résolution, rien d'anormal ou d'expérimental dans la structure. En revanche, les dialogues, les designs, les environnements, le placement de la réalité et du quatrième mur, voire même le lettrage, tout est fait pour aller beaucoup, beaucoup plus loin que ce que proposaient les comics de l'époque.
 

 
A cette fin, le scénario proposé est particulièrement généreux, et se base sur un principe de mise en abyme constant et systémique. De simples commentaires sur l'intrigue proféré par Robotman ou Mr Personne jusqu'aux adversaires, ou à la façon de résoudre les problèmes. Dans la première histoire, la menace émane d'un bouquin. Une histoire de fiction dans une histoire de fiction, où l'on découvre qu'une sorte de secte de philosophes a tenté d'écrire un livre peuplé d'idées malsaines pour tenter de persuader leurs contemporains, et que peu à peu, ce livre a commencé à envahir la réalité. Arrive ensuite la fameuse Confrérie de Dada, une association de super-vilains hauts en couleurs et aux pouvoirs absurdes (l'une est somnambule, l'autre a "tous les super-pouvoirs auxquels son adversaire n'a pas pensé") ou le développement des héros présentés, avec la nouvelle identité de Rebis ou la plongée psychanalytique dans le cerveau de Crazy Jane
 
Après un combat particulièrement complexe, l'héroïne se retrouve plongée dans le coma, et, pour la sauver, Robotman devra partir explorer les tréfonds de son cerveau, représentés sous la forme d'une obscure ligne métro. On pourrait se demander si les soeurs Wachowski, au moment de concevoir la fameuse introduction de Matrix 3, où Neo s'évanouit et se retrouve piégé et enfermé dans une station de métro sans possibilité de s'échapper, n'ont d'ailleurs pas été piocher dans la Doom Patrol de Grant Morrison après avoir déjà tant emprunté à ses Invisibles sur leur trilogie.
 
Le scénariste s'attaque aussi assez souvent aux symboles mythologiques - rien d'étonnant, après tout, il s'agit là-encore d'histoires qui auront influencé, à leur façon, les règles du réel. A noter le cas intéressant de Red Jack, présenté comme un Dieu omnipotent et qui prétend justement être le Tout-Puissant créateur de l'univers, mais également le malveillant Jack l'Eventreur, tueur en série de prostituées dans la ville de Londres au XIXème siècle. Au-delà des détours curieux pris par l'écriture de ce chapitre, la représentation graphique du personnage, qui suit celle des anonymes Hommes Ciseaux, installe une intéressante façon de représenter l'adversité dans la Doom Patrol de Grant Morrison. La plupart de ses vilains sont en effet des êtres sans visages, parfois même inhabités, sans paroles ou personnalité, et fichus de costumes conçus pour masquer leurs contours. Le très bavard Mr Personne est un autre exemple intéressant de cette façon de représenter les "méchants" du volume : simple être humain au départ, le bonhomme aura dû devenir une manifestation de l'art abstrait, de formes simples, pour accéder à un statut de conscience supérieur, et devenir une Némésis potable. Comme si la Doom Patrol n'affrontait pas de réels adversaires, mais des oeuvres, des costumes, des mots, des tableaux, des idées. 


Certaines sont même des paradoxes, ne s'exprimant que par anagrammes, jeux de mot ou en récurrence de motifs biscornus - à ce sujet, on se doit de saluer le travail de traduction effectué, en particulier sur le vocable des Hommes Ciseaux et leur dialecte sans queue ni tête. Sur son chapitre antéchristique, Grant Morrison se donne à fond en imaginant tout un tas d'autres êtres sans visages, sans constance physique, et de remarquer que la plupart ne tuent jamais. Au lieu de ça, ils enferment, subtilisent l'essence concrète, et plongent le réel dans leur propre petite dimension de fiction. En empruntant aux écrivains (Breton, Burroughs, Borges) comme à la musique, l'auteur réalise un travail extraordinaire de recréation. Avec quelques bouts de bande-dessinée, le propos évolue sur l'art, la conscience et le rapport de la fiction à la fiction, s'échangeant des interprétations qui tiennent lieu de bouleversements de situation ou de découvertes de failles pour des combats qui ne se font pas à coups de poings ou de rayons laser, mais davantage sur le plan de joutes entre critiques d'art paumés entre deux éléments de bizarre et d'impossible juxtaposés. 
 
La façon dont Morrison aura joué avec toutes ses règles, bien aidé par une consommation croissante de stupéfiants et la liberté offerte par l’ascension constante des auteurs anglais à l'époque, marque le début d'une nouvelle ère pour les comics. En piochant à droite et à gauche, l'auteur aura réussit à adapter les règles du Surréalisme, du Dadaïsme ou du Tel Quel, voire du Nouveau Théâtre ou du Nouveau Roman, dans un contexte de bande-dessinée sans tricher avec les conventions d'écriture habituelles. Ce côté intello' ou envie d'en foutre partout, qui finira par s'amenuiser pour trouver un point d'équilibre, notamment dans le rythme et l'équilibre entre les histoires au fil des volumes suivants, pourra sans doute en énerver ou en lasser quelques uns. Pourtant, dans les faits, remplacez les Hommes Ciseaux par une armée d'extra-terrestres belliqueux, la ville de fiction qui envahit le réel par une simple invasion d'aliens, et la question rhétorique posée au Menteur et à L'Honnête Homme par un rayon laser ou un poing dans la gueule, et le résultat serait peu ou prou équivalent. A l'image du travail de Jack Kirby, Morrison ne donne pas dans l'expérimental sur le fond même de ses trames de récit, mais plutôt à l'intérieur, comme un sous-texte qui serait passé au premier plan.
 
De ce côté là, le travail de Richard Case sur les planches est tout aussi généreux. De personnages aux costumes absurdes, souvent superbes, à ses atmosphères froides ou le bizarre se métamorphose vite en danger, avec des héros expressifs opposés à leurs ennemis sans-visages, l'ensemble devient vite plus fou dès lors que le ciel s'assombrit et que Grant Morrison demande de créer de nouvelles créatures à un rythme plus soutenu. Malheureusement, derrière cette créativité se terre le critère technique, et si ce dessin reste bariolé et toujours inventif au fil des années, le fait est que la simplicité du trait dessert l'ensemble de ces premières histoires - et le décalage s'accentue devant l'ingéniosité des personnages, des tenues et des peintures parfois, avec l'aspect basique de ce style revenu du passé. Rien de gênant cela étant, ou rien qui ne devrait vous empêcher de vous procurer le bouquin. On garde cependant un meilleur souvenir des planches d'Animal Man, à la même époque.



Avec toutes ces idées, qui passeraient d'ailleurs pour la pointe de l'iceberg avant l'apparition de Flex Mentallo ou Danny la Rue, la Doom Patrol de Grant Morrison se présente comme un manifeste pour l'art, la culture, et l'inventivité. Gerard Way n'avait pas tort lorsqu'il avait présenté l'imprint Young Animal comme un héritier direct de cette série et de cette philosophie : des comics qui donnent envie de lire, de voyager dans le monde des idées et des formes, de laisser libre cours à son imagination. Fascinante et bizarre, la reprise de cette équipe par l'Ecossais aura aussi été l'occasion d'amener un peu de mixité dans l'équipe, avec Jane, Rebis et Dorothy Spinner, d'enfoncer quelques portes sur les pré-supposés du héros musculeux ou sans reproches. En résumé, de faire bouger un peu les lignes dans ce que l'on comprend généralement de l'art séquentiel américain. Aujourd'hui, à l'image de ces classiques des grands groupes de rock psychédélique d'un autre temps, l'album s'offre une réédition chapitrée, pour tous ceux qui auraient eu le malheur de passer à côté. Jetez-y un oeil l'esprit ouvert - après tout, pas mal de gens trouvaient aussi que Jack Kirby était un peu trop perché à son époque.

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Corentin
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