Au milieu des arrivées estampillées Fresh Start, le Thor de Jason Aaron passe pour un joli paradoxe. C'est l'auteur lui-même qui aura semé les premières graines de Marvel Legacy, événement éditorial à l'origine de cette envie de retour aux héros d'antan, de même que s'est posée un pavé assez intéressant sur la jeunesse d'Odin et des Avengers d'autrefois. Et, d'un autre côté, le retour de Thor Odinson ne passe pas pour une réelle manoeuvre éditoriale comme cela a pu être le cas pour d'autres héros (comme Banner ou Jean Grey).
En ouvrant cet énième numéro #1, le chiffre s'oublie vite pour apprécier un chapitre neuf, presque sans transitions, dans la grande saga Thor de Jason Aaron, auteur qui semble parti pour livrer l'un des meilleurs runs de toute l'histoire du personnage. Si pas le meilleur, une fois son travail terminé. Odinson est de retour oui, mais l'événement paraît presque mineur en comparaison de la grande guerre des Neuf Royaumes, ou avec la vue d'horizon que le scénariste laisse entrevoir sans se cacher. Avec sa double narration présente et future, l'auteur a été clair : l'héroïne Jane Foster est tout sauf un souvenir du passé, ou ce que les lecteurs qui vivent encore chez leurs parents appellent "la féminisation forcée de Marvel" avec l'émoji en colère de leur choix. Loin de là.
Odinson fait son retour dès les premières pages avec moins de superbe qu'aux premiers temps du Mighty Thor. Aaron ne s'abaisse pourtant pas à en faire un personnage comique, ou aligné sur les enjeux de son adaptation récente : Thor reste le héros épique, éventuellement dramatique, de ses aventures passées. L'introduction légère laisse vite place à un ton d'aventures généreuses, dans un lore riche que le scénariste aura construit ou assemblé d'éléments passés au fil des ans. Tout est bien rythmé, les répliques sonnent juste et tombent au bon moment, et s'enchaîne rapidement le besoin de continuer un long scénario où on sent des objectifs clairs et bien gérés.
On trouve de l'humour, par touches. Le chien Thori, le nain Screwbeard, l'adorable relation de Jane et Odinson, ou celle des deux frères ennemis (c'est là qu'on sentirait une pointe d'inspiration cinéma, mais le personnage de Loki se sera réellement épanoui sous cet axe de loser manipulateur et sympathique - un schéma d'écriture qu'il arborait déjà avant que les adaptations ne passent par là). Mais l'ensemble reste plutôt grave et les back-ups reviennent à chaque fois comme une violente piqûre de rappel de l'aspect désespéré, du regard triste et résigné qu'Aaron porte sur le destin et l'espérance. Une sorte de fin douce-amère très émouvante, à l'image du numéro de transition At the Gates of Valhalla #1, dont le segment présenté ici est la suite directe.
La suite du récit du vieux Thor, devenu Odin. Aaron aura souvent écrit sur le rapport père-fils et l'idée que l'un est amené à devenir ou à supplanter l'autre dans ses erreurs comme ses réussites. Cet aspect du personnage aura été écrit aux premiers pas de son run, et ce qui frappe avec le temps c'est l'usage que l'auteur fait de cette partie future : moins l'éloge de son héros que sa chute, le besoin de le voir remplacé par une génération plus candide pleine d'espérance, et la réflexion sur le fait qu'il appartient comme les autres au passé. Le bilan est encore plus sombre, plus noir dans ce numéro, et laisse peu de place à l'espoir. Une allégorie de la mort et du néant mise en images avec un dieu viking spatial et son pont arc-en-ciel, mais aussi de l'amour et du sens de la vie.
Plus que Thor, ce numéro est aussi le manifeste de l'univers cohérent qu'aura su développer le scénariste au sein de l'univers Marvel. Entre Asgardia, les différents personnages issus de différentes espèces, la gestion de toute la famille des Odinsons et la richesse de paysages, de thématiques et d'éléments propres au mythe d'Asgard, tout sonne vrai et aussi passionnant que le "Wakanda étendu" de Ta-Nehisi Coates. Une vision d'ensemble chez des auteurs modernes moins intéressés par l'envie de développer l'action d'un seul héros que d'écrire un univers à l'horizontal, qui passe par autant de visages attrayants que d'un sentiment de destin globalisé quand la menace universelle se réveille tout à coup.
Côté dessins, Mike Del Mundo met le feu comme l'incendie d'Yggdrasil qui s'étendit jusqu'aux étoiles - ou plus simplement pour tout le monde, c'est vraiment magnifique. Le Fresh Start tient sa parole sur ce côté là, après Doctor Strange et Deadpool, en convoquant des artistes au trait affuté pour les séries représentant le plus d'enjeux. Nul doute que la collaboration entre Aaron et Del Mundo nous mènera très loin et retrouver son coup de pinceau sur les Neuf Royaumes est une autre excellent nouvelle qui font de ce numéro, comme de tout le run, un immanquable.
Puisque c'est un peu ça, en définitive. A quoi bon vous détailler chaque dialogue et chaque page : Thor par Jason Aaron n'a besoin d'aucune louange pour se vendre et s'apprécier. L'auteur sert aujourd'hui de rappel (ou de contre-exemple) aux locutions du genre de "c'était mieux avant" : les grands runs continuent de s'écrire et celui-ci est, chez Marvel, l'un des plus grands. Riche sur un nombre conséquent de plans (mythologique, narratif, émotionnel), sa création traverse les relaunchs en esquivant l'aspect forcé ou les manoeuvres éditoriales de la maison, arrive à chaque fois à sonner vrai et à poursuivre son inlassable réussite à tirer de nous autre chose qu'un moment de lecture fugace vite remballé ou oublié. C'est de la bien belle BD que vous tenez là. Soyez fiers. Et dites merci.