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Après Happy!, comment lire du Grant Morrison en 2017 ?

Après Happy!, comment lire du Grant Morrison en 2017 ?

DossierIndé

Morrison profite cette semaine d'une double actualité. D'une part, l'auteur poursuit sa réécriture guerrière de ce bon St Nicolas, et de l'autre, il est adapté sur l'un de ses travaux récents par la chaîne Syfy

Deux histoires qui tombent à point nommé pour les fêtes de Noël (Happy! évolue aussi dans l'espace des fêtes sous le sapin), mais ne font que rappeler l'absence pénible d'un auteur talentueux dans le présent de l'industrie. Là où Ellis n'aura jamais cessé de produire, et où Moore choisit de rompre ses derniers liens avec la bande-dessinée, Morrison est de son côté dans une sorte d'entre deux.

La rareté de l'auteur mène à célébrer ses quelques apparitions (sporadiques), et à attendre ses futurs travaux comme de potentiels chefs d'oeuvres - aussi lents à nous parvenir que ceux-ci puissent paraître, le résultat est souvent bon, si pas excellent. Cependant, en regardant de plus près, la question se pose : comment lire du Grant Morrison en 2017 ?

Retour sur les soubresauts récents de la carrière d'un auteur culte, qui, comme beaucoup de figures tutélaires d'une certaine façon de penser le comic book, s'avère aujourd'hui de moins en moins engageant.

1. De dernières bribes vers DC Comics
Chapitre 1

De dernières bribes vers DC Comics

Morrison aime jouer de son personnage d'auteur fou. Magicien du chaos inspiré par Crowley ou Burroughs, chef de file et quasi-théoricien de la méta-fiction appliquée aux super-héros, il arrive aussi que l'écrivain arrive là où on ne l'attend pas, sur des récits perméables dépourvus de concepts hallucinés, comme ce fut le cas sur Vimanarama ou Joe l'Aventure Intérieure.

Cette triple casquette de styles propose un large panel d’œuvres, qui continue de fleurir aujourd'hui. Une sorte de compromis de ces trois lignes aura marqué son dernier run marquant, la Bat-Révolution, freinée par les plans éditoriaux de DiDio, Johns et Lee avec Flashpoint, qui ne laissera à Morrison que les parutions Action Comics (en demie-teinte) pour l'élaboration de ses idées.

Reste donc les arlésiennes depuis éditées. Comme il l'aura souvent dit lui-même, les dynasties vont et viennent au rythme de ses propres sorties - s'il évolue en marge des décisions prises par DC aujourd'hui, un comble pour celui qui aura été à ce point décisif sur Final Crisis, cet éloignement laisse au sorcier dégarni une certaine liberté dans ses choix de séries. DC comprend l'intérêt de le garder à bord, et à défaut de compter sur lui pour un quelconque dynamise dans les ventes, lui fait assez confiance pour ne pas le brusquer.

C'est ainsi qu'il aura fallu attendre cinq ans pour voir Morrison donner suite à sa dernière Crise en date, avec The Multiversity.

The Multiversity (2014-2015)


 
The Multiversity définit à peu près l'étendue des styles de Morrison sur l'aspect méta-fictionnel de ses oeuvres. L'auteur se fout à peu près de savoir si le lecteur suivra ou comprendra là où il veut en venir, ce qui fait sa force et sa faiblesse. L'événement n'aura en effet pas tant vendu, malgré une jolie palette d'artistes, de Frank Quitely à Jim Lee en passant par Ben Oliver.
 
Cette mini-série part d'une idée toute bête : théoriser, cartographier le multivers DC. Grant y adjoint les 52 Terres, chacune emprunte de son immense connaissance sur la continuité et les différents essais de dizaines d'auteurs au fil de l'histoire. On y retrouve la fameuse Terre nazie, une Terre pulp, une Terre du futur possible façon Kingdom Come, la Terre de Fawcett et la famille Shazam, la Terre de Watchmen avec ses héros Charlton, et énormément d'autres (y compris une Terre Marvel et une Terre Spawn).
 
Une sorte de menace transite à travers les numéros, qui peuvent aussi se lire comme des one-shots dépourvus de continuité à l'exception du premier et du dernier. L'adversaire est ici un groupe baptisé The Gentry, sorte de démons grotesques pourvus d'un oeil géant, et menés par une mystérieuse silhouette noire qui commande au destin des personnages. 
 
La métaphore filée laisse sous-entendre que les minions de ce divin antagoniste sont les lecteurs, et que ce-dernier est soit l'auteur de comics qui joue avec la vie et la mort des personnages, soit l'éditeur et ses décisions étranges à laquelle Morrison adresse une charge violente à mots couverts. Mais ne théorisons pas trop en amont : The Multiversity est surtout une analyse fabuleuse de tout le medium des comics de super-héros.
 

 
En explorant tous les styles qu'aura connu le genre, depuis le futur possible où les héros ont décliné, l'immense chef d'oeuvre qu'aura été Watchmen et ici diablement réécrit par le rival écossais de Moore, les comics de propagande ou ceux plus naïfs de Fawcett, tout est traité. Y compris le style méta lui-même : Morrison fait son auto-critique dans Ultra Comics, déconstruction du héros conscient de son caractère en deux dimensions, twisté et déformé jusqu'à devenir une impénétrable forteresse de concepts absurdes sur la relation auteur/fiction.
 
La série s'apprécie aussi pour sa richesse graphique, avec en particulier le boulot de Quitely sur les intérieurs de Pax Americana. Il y détourne le gaufrier à neuf cases de Dave Gibbons, appuie le storytelling de Morrison et son fameux effet de dézoom, et construit des plans séquences étalées sur des pages fixes somptueuses. L'un des meilleurs travaux de l'artiste, si pas le meilleur, tout simplement.
 
Mais si Morrison reste bien servi par les parutions VF, The Multiversity reste une énigme de nerderie pour Urban Comics, mais aussi une fascinante porte d'entrée pour celui qui aurait envie de comprendre le monde des comics quitte à faire ses propres recherches dans la foulée. A l'heure actuelle, difficile de ne pas considérer ce boulotl à comme un indispensable de la bibliographie de l'auteur, un indispensable des dernières années de DC Comics, ou un indispensable, tout court. L'apport suivant de Morrison à l'éditeur est heureusement plus accessible, et bien heureusement, tout aussi excellent.
 

Wonder Woman : Earth One (2016)


 
Seconde arlésienne, Wonder Woman : Earth One est annoncée en 2009. Le retard pris tient autant à son scénariste qu'aux illustrations de Yannick Paquette, qui valaient le temps de gestation. Une fois encore, l'illustrateur assorti au diabolique chevelu fait montre d'un de ses meilleurs travaux, et propose une magnifique relecture des origines de Diana de Themyscira.
 
Pour comprendre les intentions de la ligne Earth One (petit historique disponible ici), l'envie de moderniser déployée sur Batman ou Superman n'est ici pas présente. Le besoin est moins de savoir comment vendre Wonder Woman aux lecteurs modernes, et plus de comprendre d'où vient le personnage. C'est donc naturellement vers la vision de William Moulton Marston que Morrison va promener ses stylos, et réexpliquer aux jeunes ce qui fait de l'héroïne au lasso un pivot essentiel de l'histoire des comics.
 
On retrouve donc une jeune Diana, inspirée par l'écriture Golden Age de son créateur, avec ce qu'il faut de réinterprétations. La jeune princesse est ici plus candide, moins femme forte et avérée et plus symbolique dans ses choix et actes. 
 
La civilisation amazone s'inspire de la vision de la femme vue par Marston, qui imaginait en son temps que la génération de travailleuses qui avait passé la Guerre dans les usines pendant que la belliqueuse gent masculine arpentait les terres d'Europe, dominerait la seconde moitié du siècle, émancipées et plus sages que les porteurs du chromosome Y.
 

 
Cette vision de l'utopie sociétale dirigée par l'amour et la paix, Morrison l'applique jusque dans ses angles les plus polémiques. Marston aura en effet plus d'une fois été décrit par les historiens de la BD comme un personnage fantasque. Là où ses idées étaient celles d'un précurseur, une certaine tendance à représenter Diana dans des postures sadomasos, un certain goût pour la soumission et des moeurs à l'envers d'une époque qui n'acceptait pas la poligamie, auront souvent rangé l'auteur (à tort) dans la catégorie des dérangés d'un autre temps.
 
Morrison va cependant rendre ce message, souvent complexe à expliquer, de manière intelligible et noble. La vision de l'amour vue par les amazones et leur créateur, qui passe par accepter se soumettre à l'autre, sera rendu tel quel dans les planches de Paquette. Quitte à s'attirer les foudres d'une partie du lectorat. Ceux-ci auront pour griefs quelques scènes crues où l'auteur s'amuse à briser les codes en vigueur, tandis que d'autres lui reprocheront d'avoir rendu Steve Trevor noir de peau (mais eux, on s'en fout).
 
En définitive, Wonder Woman : Earth One est accueilli comme l'une des meilleures publications de l'année par les lecteurs de DC Comics. Sa relecture est intelligente, belle, souvent drôle et moderne malgré son hommage à l'Âge d'Or de la BD, en plus d'être diablement pertinente dans le statut d'icône féministe associé au personnage.
 
Morrison prend, à l'inverse de Multiversity, son lecteur par la main, et en copiant des codes de narration plus simples, se permet des renvois à l'histoire de la BD tout en n'étant jamais dans l'auto-érotisme cérébral (c'est comme ça qu'on dit "masturbation intellectuelle" dans la presse pour hipster). Une formidable moment de lecture, qui s'accompagnera d'une suite tout bientôt.
Chapitre suivant >Pendant indé'
2. Pendant indé'
Chapitre 2

Pendant indé'

Étonnamment, Morrison n'accompagnera pas le mouvement des fortes têtes de l'industrie parties chez Image surpasser la production de comics de super-héros. Si Morrison crée ses propres univers ex nihilo depuis toujours, on le voit en définitive plus pertinent quand il s'inspire de sa passion première des héros en cape.

Sur ce pan là, l'auteur peut commenter, analyser, rendre hommage ou déconstruire. C'est ce style post-moderne qui aura porté ses derniers chefs d’œuvres en date, tandis que ses autres séries, celles nées de son imaginaire seul, auront fait moins de bruit. Pas seulement parce que les éditeurs concernés n'ont pas les moyens promotionnels des Big Two, mais simplement parce que dans la bibliographie de Morrison, ces travaux là sont simplement anecdotiques.

On aura vu pas mal de resucées dans le lot. Malgré une qualité certaine, l'auteur peine à susciter en solitaire l’engouement des parutions Image, ce que n'aura aucun mal à faire Warren Ellis un îlot plus loin sur l'archipel royal. Débriefing commenté de ses contributions les plus récentes.

Avatarex - Destroyer of Darkness (2016-2017)


 
Avatarex est un travail dans lequel Grant Morrison s'engage dans un but caritatif. Il y a un peu plus d'un an, Graphic India et les célèbres équipes d'Humble Bundle annoncent un ensemble formé par deux séries, l'une signée du magicien, et l'autre de la main de Stan Lee. L'opération est réalisée en partenariat avec Médecins Sans Frontières et Worldreader, ONG qui défend l'alphabétisation dans les pays sous-développés.
 
Dans Avatarex, Morrison continue un travail entamé avec Philip Bond sur Vimanarama. Publié en 2005 par Vertigo, l'idée de cette mini en trois était d'adapter le point de départ de tout récit de super-héros classique à la Jack Kirby, avec un folklore inspiré des mythologies fondamentales de l'Inde.
 
Avatarex part sur le même chemin : l'idée est de proposer un boulot solide, mais ciblé. Le scénariste aplanit son style au possible, en gardant ce mélange de héros inspiré de la BD américaine (les Monitors, les Watchers ou Warlock en référence directe à cette sorte de divinité bouddhiste qu'incarne le héros), et une écriture simplifiée, qui ne cherche pas à rentrer dans des concepts trop psychédéliques ou divins d'entrée de jeu.
 
Si le projet était plus que louable, on sent que Morrison n'aura pas donné sa pleine mesure et juste cherché à attirer sur son nom, ou sensibiliser à un besoin de représentativité que les comics omettent souvent sur certaines communautés. A ce titre, Vimanarama était plus réussi.
 

Klaus (2016-2017)


 
C'est en juin 2015 que Morrison annonce l'un de ses quelques projets plus en vue : repenser les origines du Père Noël sous un angle fantasy, inspiré par Conan le Barbare. Ce gimmick, qu'il appliquera plus tard au récit de Jésus, donne la mini en sept Klaus avec Dan Mora, publiée sous l'enseigne de l'éditeur Boom! Studios.
 
Dans ce récit, point de boucher coupant les enfants en morceaux pour compenser le prix exhorbitant du boeuf depuis les accords européens, mais une cité fantasmée où un monarque cruel refuse aux bambins la joie et l'innocence des jeunes années.
 
Nicolas est ici un guerrier valeureux, qui troque les rennes du conte pour une armée de loups blancs, et fabrique les jouets sous l'emprise de dieux païens mystérieux. Ceux-ci prennent possession de lui dans une sorte de rituel magique quand le cher barbu joue quelques notes d'une sorte de flûte enchantée. A part ça, il y a aussi des décapitations.

Klaus est une sorte d'entre deux, de l'amour de Morrison pour les déformations punk chères à l'esprit 2000 AD, et à sa grande culture littéraire. Il emprunte ici aux contes de fées quelque code, à la chanson chevaleresque et à une ambiance de déconstruction qui n'a au final rien de vraiment propre aux fêtes de Noël.

Sans chercher à rétablir l'histoire des célébrations celtes, Klaus est davantage un petit récit de fantasy sympathique et accessible, où le père fouettard est un démon cornu et où papa Noël distribue jouets et mandales selon l'interlocuteur. Pas indispensable, la série s'est payée cette semaine une extension plus rentre-dedans où le vieux en rouge part broyer l'esprit consumériste d'une certaine marque de soda - c'est déjà plus tentant.

Annihilator (2014-2015)


 
Dans cette liste de projets récents, Annihilator se présente comme le mieux fichu à piocher pour les fans de la plume alerte du brave Ecossais. On y retrouve (enfin) son goût pour la métafiction, avec un scénariste en panne d'inspiration qui voit sa vie changer du tout au tout quand une de ses créations apparaît sur le pas de sa porte pour l'aider à poursuivre son histoire.
 
Le point de départ de ce récit en six numéros illustré par Frazer Irving sera enrichi d'une certaine noirceur, et d'un style hard science qu'on voit rarement chez l'auteur d'All-Star Superman. Il y crée un monde spatial où se bousculent des idées de religion ésotérique, de dictatures et de voyage halluciné, en ne se départissant jamais du regard critique de son héros sur son propre travail.
 
Annihilator est une métaphore de l'auteur et de son oeuvre. De comment ce-dernier puise dans sa personnalité et ses expériences pour fictionnaliser sa vie et nourrir l'imaginaire d'une oeuvre sur un message qui transcende systématiquement le rapport réel et fiction. Le symbolisme est au rendez-vous, quand se mélange la rondeur opaque d'un trou noir représentant la tumeur au cerveau de son héros, antipatique, dans un récit qui finit mal et ne cherche jamais à se rendre sympathique ou divertissant.
 
Cet assombrissement général est un problème dans l'oeuvre. On ne s'attache pas au héros, à ses thématiques, et le jeu de métafiction devient assez vite régulé de tel sorte qu'on devine la tricherie. Morrison n'a plus envie de finasser, on se demande si ce personnage d'auteur cynique et alcoolique le représente lui, ce qu'il a été ou méprise de devenir. 
 
L'un dans l'autre, cette parution étrangement débarquée des imprimeries de Legendary (un éditeur sans substance) est sans doute le travail le plus dense et intéressant de sa créa' en indé' depuis Happy!. Dans le même thème d'un personnage de camé qui règle les problèmes de toute une vie dans une ligne droite destructrice où la fiction vient lui sauver la vie. Vous préférerez donc cette dernière, plus réussie, à moins d'être de réels fans du style de Frazer Irving
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3. Heavy Metal et l'avenir
Chapitre 3

Heavy Metal et l'avenir

En marge de cette poignée de projets, l'éloignement de Grant Morrison du monde des comics n'est pas totalement innocent. L'homme se voyait en effet confier l'année dernière les clés du magazine Heavy Metal, après le départ de Kevin Eastman, rédacteur en chef de la revue depuis presque quinze ans.

Version américaine de Métal Hurlant, Heavy Metal reste dans la sphère de l'art séquentiel, constitué au départ de reprints des essais de Moebius, Druillet, Bilal ou Manara, dans cet esprit de science-fiction sous psychotropes ou d'érotisme déluré qui aura fait la légende de la BD française dans les années 1970.


Né avec une génération de géants britanniques chez 2000AD, Morrison aura, dès sa prise de fonction, cherché à renouer avec son goût pour la contre-culture à l'Anglaise, et suivre l'héritage précieux d'une revue vieille cette année de quatre jolies décennies. 

Ses différents chantiers l'auront mené à alterner brèves et récits fleuves, poursuivre la parution feuilletonante du Julia et Roem de Bilal, consacré dès son second numéro une intégrale dédiée au sexe - où il aura au passage embauché l'actrice pour adultes Stoya à l'écriture - et aura ramené quelques noms d'ampleur tels que Donny Cates ou Sienkiewicz pour de brefs passages.

L'auteur semble s'amuser à mener son équipe dans l'esprit underground de la revue, sans nécessairement retrouver le sel des Métal Hurlant de l'époque - trop poli sur certains sujets, comme l'érotisme ou la charge politique qu'on aura connue moins timide.

Le Morrison de demain 


 
Quel mouvement doit-on encore attendre de Grant Morrison dans l'avenir ? Ses idées vont et viennent au gré d'annonces de projets en perpétuelle gestation : Multiversity Too, par exemple. Récit qui devait être centré sur le Flash, conter l'histoire d'amour impossible d'un homme capable de dépasser la matière et de toucher l'incroyable d'une vitesse supra-luminique - entre de pareilles mains, un projet fascinant, mais que lui-même présente comme un post-it perdu sur le foutoir de son bureau.
 
Il en va de même pour Batman : Black & White, dont on avait même déjà commencé à voir quelques recherches il y a quelques années. Là où Wonder Woman Earth One volume 2 devrait être la première à se présenter au regard public - DC aura plutôt très bien vécu l'accueil critique et commercial du premier volet - l'éditeur annonçait encore Arkham Asylum 2 pour un horizon incertain, et la participation de Morrison au projet New Age of DC Heroes avec Dan Didio.
 
Dans le tas ? Des travaux aussi urgents que définis. Il n'est même pas certain que Morrison ait commencé à écrire la moindre ligne, l'auteur ayant pris la sale manie de rendre sa copie une heure avant l'ouverture des kiosques. En QA, il explique que ses priorités sont ses travaux pour DC, mais que son habitude de papillonner de projets en projets rend toute planification ardue et tout délai invraisemblable de toutes façons. Pour l'heure, l'auteur n'accepte plus d'ongoings, et là où on s'étonne de le voir se greffer aux idées de Didio ou Snyder, c'est que son catalogue de projets ressemblait jusqu'ici à une wishlist de commandes très personnelles.
 

 
La question plus générale à se poser sera donc : est-ce que Grant Morrison a encore envie d'écrire des comics ? Malgré son retour annoncé, l'architecte de la continuité DC pendant de précieuses années semble bon gré mal gré suivre l'éloignement d'un Moore ou d'un Miller, légendes d'antan comprenant que le meilleur est derrière eux et que ces lauriers sont tout de même reposants.
 
Les ambitions de Morrison, versé dans la musique ou la littérature sans illustration, pourraient le mener vers une palette plus large d'idées que la simple rédaction de BDs de super-héros. Pas d'inquiétude néanmoins : l'auteur reste assez amoureux du medium pour y revenir à n'importe quel moment, et le recul de ces figures incontestables est aussi l'opportunité d'ouvrir une porte aux géants de demain.
 
Qui sait, peut-être qu'un jour Jason Aaron arrêtera lui-aussi d'écrire régulièrement pour s'adonner à quelque rituel chaotique, dans le garage d'une grande baraque avec ses copains d'Alabama. Et si au fond, c'était ça le point de chute d'une carrière réussie ?
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Chapitre 1

De dernières bribes vers DC Comics

Morrison aime jouer de son personnage d'auteur fou. Magicien du chaos inspiré par Crowley ou Burroughs, chef de file et quasi-théoricien de la méta-fiction appliquée aux super-héros, il arrive aussi que l'écrivain arrive là où on ne l'attend pas, sur des récits perméables dépourvus de concepts hallucinés, comme ce fut le cas sur Vimanarama ou Joe l'Aventure Intérieure.

Cette triple casquette de styles propose un large panel d’œuvres, qui continue de fleurir aujourd'hui. Une sorte de compromis de ces trois lignes aura marqué son dernier run marquant, la Bat-Révolution, freinée par les plans éditoriaux de DiDio, Johns et Lee avec Flashpoint, qui ne laissera à Morrison que les parutions Action Comics (en demie-teinte) pour l'élaboration de ses idées.

Reste donc les arlésiennes depuis éditées. Comme il l'aura souvent dit lui-même, les dynasties vont et viennent au rythme de ses propres sorties - s'il évolue en marge des décisions prises par DC aujourd'hui, un comble pour celui qui aura été à ce point décisif sur Final Crisis, cet éloignement laisse au sorcier dégarni une certaine liberté dans ses choix de séries. DC comprend l'intérêt de le garder à bord, et à défaut de compter sur lui pour un quelconque dynamise dans les ventes, lui fait assez confiance pour ne pas le brusquer.

C'est ainsi qu'il aura fallu attendre cinq ans pour voir Morrison donner suite à sa dernière Crise en date, avec The Multiversity.

The Multiversity (2014-2015)


 
The Multiversity définit à peu près l'étendue des styles de Morrison sur l'aspect méta-fictionnel de ses oeuvres. L'auteur se fout à peu près de savoir si le lecteur suivra ou comprendra là où il veut en venir, ce qui fait sa force et sa faiblesse. L'événement n'aura en effet pas tant vendu, malgré une jolie palette d'artistes, de Frank Quitely à Jim Lee en passant par Ben Oliver.
 
Cette mini-série part d'une idée toute bête : théoriser, cartographier le multivers DC. Grant y adjoint les 52 Terres, chacune emprunte de son immense connaissance sur la continuité et les différents essais de dizaines d'auteurs au fil de l'histoire. On y retrouve la fameuse Terre nazie, une Terre pulp, une Terre du futur possible façon Kingdom Come, la Terre de Fawcett et la famille Shazam, la Terre de Watchmen avec ses héros Charlton, et énormément d'autres (y compris une Terre Marvel et une Terre Spawn).
 
Une sorte de menace transite à travers les numéros, qui peuvent aussi se lire comme des one-shots dépourvus de continuité à l'exception du premier et du dernier. L'adversaire est ici un groupe baptisé The Gentry, sorte de démons grotesques pourvus d'un oeil géant, et menés par une mystérieuse silhouette noire qui commande au destin des personnages. 
 
La métaphore filée laisse sous-entendre que les minions de ce divin antagoniste sont les lecteurs, et que ce-dernier est soit l'auteur de comics qui joue avec la vie et la mort des personnages, soit l'éditeur et ses décisions étranges à laquelle Morrison adresse une charge violente à mots couverts. Mais ne théorisons pas trop en amont : The Multiversity est surtout une analyse fabuleuse de tout le medium des comics de super-héros.
 

 
En explorant tous les styles qu'aura connu le genre, depuis le futur possible où les héros ont décliné, l'immense chef d'oeuvre qu'aura été Watchmen et ici diablement réécrit par le rival écossais de Moore, les comics de propagande ou ceux plus naïfs de Fawcett, tout est traité. Y compris le style méta lui-même : Morrison fait son auto-critique dans Ultra Comics, déconstruction du héros conscient de son caractère en deux dimensions, twisté et déformé jusqu'à devenir une impénétrable forteresse de concepts absurdes sur la relation auteur/fiction.
 
La série s'apprécie aussi pour sa richesse graphique, avec en particulier le boulot de Quitely sur les intérieurs de Pax Americana. Il y détourne le gaufrier à neuf cases de Dave Gibbons, appuie le storytelling de Morrison et son fameux effet de dézoom, et construit des plans séquences étalées sur des pages fixes somptueuses. L'un des meilleurs travaux de l'artiste, si pas le meilleur, tout simplement.
 
Mais si Morrison reste bien servi par les parutions VF, The Multiversity reste une énigme de nerderie pour Urban Comics, mais aussi une fascinante porte d'entrée pour celui qui aurait envie de comprendre le monde des comics quitte à faire ses propres recherches dans la foulée. A l'heure actuelle, difficile de ne pas considérer ce boulotl à comme un indispensable de la bibliographie de l'auteur, un indispensable des dernières années de DC Comics, ou un indispensable, tout court. L'apport suivant de Morrison à l'éditeur est heureusement plus accessible, et bien heureusement, tout aussi excellent.
 

Wonder Woman : Earth One (2016)


 
Seconde arlésienne, Wonder Woman : Earth One est annoncée en 2009. Le retard pris tient autant à son scénariste qu'aux illustrations de Yannick Paquette, qui valaient le temps de gestation. Une fois encore, l'illustrateur assorti au diabolique chevelu fait montre d'un de ses meilleurs travaux, et propose une magnifique relecture des origines de Diana de Themyscira.
 
Pour comprendre les intentions de la ligne Earth One (petit historique disponible ici), l'envie de moderniser déployée sur Batman ou Superman n'est ici pas présente. Le besoin est moins de savoir comment vendre Wonder Woman aux lecteurs modernes, et plus de comprendre d'où vient le personnage. C'est donc naturellement vers la vision de William Moulton Marston que Morrison va promener ses stylos, et réexpliquer aux jeunes ce qui fait de l'héroïne au lasso un pivot essentiel de l'histoire des comics.
 
On retrouve donc une jeune Diana, inspirée par l'écriture Golden Age de son créateur, avec ce qu'il faut de réinterprétations. La jeune princesse est ici plus candide, moins femme forte et avérée et plus symbolique dans ses choix et actes. 
 
La civilisation amazone s'inspire de la vision de la femme vue par Marston, qui imaginait en son temps que la génération de travailleuses qui avait passé la Guerre dans les usines pendant que la belliqueuse gent masculine arpentait les terres d'Europe, dominerait la seconde moitié du siècle, émancipées et plus sages que les porteurs du chromosome Y.
 

 
Cette vision de l'utopie sociétale dirigée par l'amour et la paix, Morrison l'applique jusque dans ses angles les plus polémiques. Marston aura en effet plus d'une fois été décrit par les historiens de la BD comme un personnage fantasque. Là où ses idées étaient celles d'un précurseur, une certaine tendance à représenter Diana dans des postures sadomasos, un certain goût pour la soumission et des moeurs à l'envers d'une époque qui n'acceptait pas la poligamie, auront souvent rangé l'auteur (à tort) dans la catégorie des dérangés d'un autre temps.
 
Morrison va cependant rendre ce message, souvent complexe à expliquer, de manière intelligible et noble. La vision de l'amour vue par les amazones et leur créateur, qui passe par accepter se soumettre à l'autre, sera rendu tel quel dans les planches de Paquette. Quitte à s'attirer les foudres d'une partie du lectorat. Ceux-ci auront pour griefs quelques scènes crues où l'auteur s'amuse à briser les codes en vigueur, tandis que d'autres lui reprocheront d'avoir rendu Steve Trevor noir de peau (mais eux, on s'en fout).
 
En définitive, Wonder Woman : Earth One est accueilli comme l'une des meilleures publications de l'année par les lecteurs de DC Comics. Sa relecture est intelligente, belle, souvent drôle et moderne malgré son hommage à l'Âge d'Or de la BD, en plus d'être diablement pertinente dans le statut d'icône féministe associé au personnage.
 
Morrison prend, à l'inverse de Multiversity, son lecteur par la main, et en copiant des codes de narration plus simples, se permet des renvois à l'histoire de la BD tout en n'étant jamais dans l'auto-érotisme cérébral (c'est comme ça qu'on dit "masturbation intellectuelle" dans la presse pour hipster). Une formidable moment de lecture, qui s'accompagnera d'une suite tout bientôt.
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