Depuis la sortie d'Absolute Batman, Nick Dragotta est certainement devenu l'un des artistes les plus en vue des comics mainstream (de super-héros). Ce qui n'est certainement pas démérité, mais le dessinateur impressionne depuis bien plus longtemps, ne serait-ce que pour sa grande fresque East of West, réalisée aux côtés de Jonathan Hickman, ou même Ghost Cage, un court récit certes un peu décousu, mais fascinant graphiquement. À l'occasion de son passage récent en France (pour la Rentrée des Comics d'Album Comics), nous avons pris nos micros et nous sommes posés aux côtés de Nick Dragotta pour lui poser quelques questions.
Une interview qui revient sur les débuts de sa carrière et sa conception du dessin et de son apprentissage, pour aller jusqu'à ses projets en cours avec Absolute Batman. Nous avons fait du mieux possible dans le temps qui nous était imparti et espérons que le résultat vous plaira. N'hésitez pas à partager et commenter cette interview si c'est le cas, et si vous préférez l'audio et l'anglais, la discussion est également à retrouver en podcast via First Print.
Nous remercions chaleureusement Gauthier d'Album Comics qui a permis cette interview et Clément Boitrelle pour la traduction et retranscription de la discussion.
Bonjour Nick. Nous devons commencer par le commencement ! Je me dois de vous poser cette question : avant de devenir dessinateur, lisiez-vous des comics ? Quel a été votre rapport aux comics durant votre enfance aux Etats-Unis ?
J’ai grandi dans le New Jersey, dans une petite ville qui s’appelle Cape May. D’aussi loin que je me souvienne, il y avait une libraire accessible à pied juste au coin de ma rue. Je me souviens qu’il y avait un présentoir qui tournait duquel je pouvais prendre des comics, m’asseoir par terre et les lire toute la journée ! Je ne devais pas avoir plus de six ou sept ans… C’est vous dire à quel point cette librairie était à côté de chez moi. J’avais donc l’embarras du choix ! Je me souviens que mes premières lectures étaient surtout centrées autour des séries basées sur des jouets : G.I Joe, Transformers et les séries Marvel. Je me souviens tomber sur un numéro des X-Men par Barry Windsor Smith et me dire « oh là non, ça a l’air trop compliqué pour moi ! ». Puis j’ai perdu mon intérêt pour les comics, j’ai déménagé dans un autre coin du New Jersey où je n’avais plus accès à des librairies. Je m’y suis néanmoins remis avec le boom des comics Image dans les années 90, ce fut une véritable redécouverte. Et depuis je n’ai jamais arrêté d’en lire, de mes seize ans jusqu’à aujourd’hui j’ai toujours été un énorme lecteur.
Vous souvenez-vous à quel moment vous avez décidé de devenir dessinateur et non plus simple lecteur ?
Tout à fait. Plutôt que d’aller au lycée, j’ai directement commencé à travailler dans une usine de verrerie de laboratoire où je dessinais des schémas. J’ai d’abord cru que cela deviendrait mon futur métier : j’ai toujours adoré dessiner, j’étais payer pour le faire mais uniquement pour dessiner des accessoires de laboratoire… Plus je lisais de comics, plus j’en dessinais au lieu de travailler ! Quand j’ai eu dix-huit, dix-neuf ans je me suis mis en tête de devenir dessinateur de comics. Je tiens à souligner le rôle qu’a joué Image à cette époque : vous pouviez voir Rob Liefeld à la télé dans une pub pour Levis… Vous pouviez voir l’hystérie collective autour des comics à cette période, ces derniers se vendaient par millions ! C’était une industrie centrée autour des dessinateurs. C’était très motivant. Je me suis donc lancé dans cette voie en me rendant tout d’abord dans une convention à Philadelphie avec mon portfolio mais j’étais tout juste sorti de l’école et je n’étais pas assez bon. En revanche une école d’art, la Savannah College of Art and Design (SCAD), est tombé sur mon portfolio et m’a promis une bourse d’étude si je les rejoignais. C’est comme ça que tout a commencé.
Vous avez donc suivi un cursus artistique avant de vous lancer ?
Exactement, j’ai étudié là-bas.
Il est parfois courant dans les écoles d’art que les enseignants n’aiment pas trop les comics… Vous riez, je semble avoir mis le doigt sur quelque chose !
[rires] Ils n’aimaient pas les mangas mais appréciaient les comics ! Ce fut d’ailleurs assez intéressant à observer. Pourquoi n’appréciaient-ils pas ces nouvelles bd qui commençaient à se faire une place sur le marché et les éléments nouveaux qu’ils apportaient ? Ils nous encourageaient à adopter un style traditionnel. Je me suis surtout spécialisé dans l’art séquentiel, j’étudiais donc les comics. Mais c’était un programme nouveau à l’époque et les enseignants étaient pour la plupart des étudiants en master ou des doctorants. Ils n’avaient donc jamais vraiment travaillé dans les comics. Le seul vrai professionnel était Mark Kneece, un auteur de métier… Il était excellent. Tous les profs étaient bons. Durant ma troisième et quatrième année, au fur et à mesure que le cursus se développait, des professionnels ont rejoint l’université, des auteurs surtout indépendants. En revanche, l’université organisait des rencontres les week-ends avec des professionnels de l’industrie. Aussi, durant ma scolarité, j’ai pu rencontrer Will Eisner qui a jeté un œil à mon portfolio. J’ai également rencontré David Mazzucchelli, Scott Hampton, Jeffrey Catherine Jones… Une fois par an les artistes les plus prestigieux nous rendaient visite, on parlait technique et ils évaluaient même nos travaux. Rien que pour ça, ça en valait la peine ! J’ai également pu voyager dans le cadre de mon cursus : je suis resté en France où j’ai étudié en Provence quelques temps puis je suis allé en Italie. Cela n’a duré qu’un semestre mais ce fut très enrichissant de s’exposer à d’autres cultures. Vous savez, le meilleur moyen d’apprendre quand vous voulez travailler dans le comics c’est de visser votre cul sur une chaise et d’y aller tête baissée ! J’ai obtenu mon diplôme à vingt-deux ans et pourtant je n’ai eu mon premier boulot qu’à vingt-huit…
Nous reviendrons sur ces six années, mais pensez-vous que ce voyage en France et en Italie a eu un impact sur votre dessin ? Vous avez sans doute été exposé aux bandes dessinées européennes.
Absolument. Vous devez garder à l’esprit que tout cela s’est passé à la fin des années 90, avant l’arrivée d’Internet. Beaucoup de jeunes ne réalisent pas aujourd’hui la richesse visuelle à laquelle ils sont exposés. A la fin des années 90, il fallait vraiment mener vos propres recherches, écumer les librairies ou espérer qu’un de vos amis possède un titre dans sa collection ! Aussi, arriver en France et découvrir de nouveaux artistes fut incroyable. Evidemment nous avions entendu parler de Moebius, mais même à l’époque, mettre la main sur un de ces albums était difficile. Mais pour revenir à votre question, oui je dirais que c’est l’aboutissement de mon travail : j’ai découvert différents types de bd à travers le monde et à certains moments de ma carrière et j’ai pu les intégrer à mon propre style.
Et donc que s’est-il passé durant ces six années entre l’obtention de votre diplôme et votre premier boulot ? Vous-êtes-vous entrainé durant tout ce temps ?
En quelque sorte oui. Vous savez, Alex Toth a le mieux résumé la situation : vous vous vissez sur une chaise, vous vous isolez du monde extérieur et vous ne faites que dessiner. Il a donc fallu faire beaucoup de dessin anatomique… J’avais la chance de vivre dans la ville où se situait mon école d’arts, j’ai donc pu continuer à avoir accès aux « Journées des Editeurs » gratuitement (car j’étais diplômé de l’école) : des éditeurs venaient pour évaluer votre portfolio. Il y avait également les week-ends dédiés à l’art séquentiel où des professionnels venaient pour également jeter un œil à vos dessins. J’ai donc pu encore pleinement profiter des avantages que m’apportaient l’école, tout en continuant à dessiner des comics. Il y avait aussi un studio professionnel de colorisation en ville, Zylenol Studio, où j’ai d’ailleurs pu travailler. Studio à la tête duquel se trouvait le coloriste Lee Loughridge qui à l’époque s’occupait de tous les titres Vertigo. C’est un des meilleurs coloristes de ces trente dernières années.
Nous étions plusieurs à travailler dans son studio et on se faisait donc un peu d’argent en colorisant des comics, puis je rentrais chez moi le soir pour passer ma nuit à dessiner ! D’autant qu’à l’époque il fallait scanner nos travaux ! Rien n’était envoyé numériquement : il fallait scanner les travaux, les mettre sur un CD que nous envoyions ensuite à DC. Ces derniers nous envoyaient ensuite les planches. Nous avons donc colorisé de tout : de 100 Bullets dessiné par Eduardo Risso à du Paul Pope, en passant par le Laboratoire de Dexter de Genndy Tartakovsky. Bref, toute la richesse des œuvres publiées chez DC. Vous savez, j’y repense maintenant et je me dis, quelle chance j’ai eu d’avoir appris à une telle école ! J’étais encore très jeune mais je me rendais compte de ce qu’il fallait pour jouer dans la cour des grands ! Vous ne vous rendez compte du génie d’Eduardo Risso qu’une fois le nez devant ses planches ; vous percevez alors toute leur beauté et leur simplicité. Ce fut donc une très bonne expérience. Voilà ce que j’ai fait durant ces six années. Beaucoup de travail et de recul critique sur mes réalisations où je me répétais qu’il fallait que je progresse encore et encore.
Comment sait-on que l’on progresse ? Avez-vous eu moins de réponses négatives, avez-vous reçu des commentaires positifs de la part d’éditeurs ou de collègues ? Quand avez-vous réalisé que vous progressiez ?
Je ne dirais pas qu’on le réalise vraiment… Je pense qu’il s’agit plus d’une prise de conscience dans ce que l’on est capable de faire de manière réaliste, savoir où vous en êtes d’un point de vue technique. Je me suis toujours concentré sur le dessin au service de l’histoire. Je n’ai jamais vraiment recherché à faire un dessin « cool ». J’ai toujours beaucoup admiré le travail d’artistes comme Alex Toth. A l’époque où j’ai obtenu mon premier boulot, Darwyn Cooke était très populaire. Il y avait donc un certain retour à plus de simplicité dans le dessin, il fallait se rapprocher d’un style plus dessin animé. Je me souviens encore des dessins qui m’ont permis de décrocher mon premier boulot : j’ai véritablement perfectionné ces cinq pages ! Je me disais que si un éditeur voyait ces dessins et ne me proposait pas ensuite de boulot, alors je ne voudrais pas travailler avec lui ! C’est vous dire à quel point j’avais confiance dans mon travail. Fonctionner ainsi m’a appris à choisir des éditeurs qui partagent la même sensibilité que moi. Je me souviens avoir montré ces planches à différents gros éditeurs de super héros qui n’étaient pas intéressés par mes dessins. Ils étaient plus à la recherche d’un style plus détaillé, un style influencé par les productions Image ou par le dernier dessinateur en vogue à l’époque. Mais je savais ce que je proposais et il y avait pleins d’autres dessinateurs qui soumettaient ce genre de dessins. C’est finalement Axel Alonso qui m’a dégoté mon premier travail, il venait tout juste d’être embauché chez Marvel et vous connaissez la suite !
Quel a été votre premier projet ? Vous souvenez-vous de comment tout s’est mis en place ? Est-ce que c’est Axel Alonso qui vous d’abord contacté ?
Axel est d’abord venu à Savannah, où je vivais encore ! C’est un des avantages que j’ai eus quand j’ai commencé à percer c’est qu’à l’époque, les loyers étaient vraiment bon marché, de même que le coût de la vie en général. Vous pouviez avoir un coloc, un travail à mi-temps et vivre comme un roi ! Tout était à prix abordable ! D’autant que Savannah, en Géorgie, est une ville magnifique, c’est un endroit super. J’avais donc beaucoup de chance. Bref, Axel est venu sur le campus pour évaluer des portfolios d’étudiants. J’étais diplômé depuis un bon moment déjà mais j’avais gardé de très bons contacts avec les professeurs qui m’ont invité à passer pour lui montrer mon travail. Je me souviens encore de ce qu’il m’a dit ce jour-là : « La bonne nouvelle, c’est que je vais t’engager. Je veux être celui qui te fera entrer sur le marché du comics. La mauvaise, c’est que je n’ai rien à te proposer pour l’instant, donc tiens-toi prêt ! ». J’ai attendu un an ! Nous avons beaucoup échangé via mail pendant cette année en attendant que le bon projet se présente. Le projet en question fut X-Statix. J’ai réalisé un fill-in pendant que Mike Allred prenait une pause de la série principale.
La série avec Peter Milligan ?
C’est ça oui, Milligan l’a écrite et je l’ai illustrée.
A partir de ce moment-là, choisissiez-vous les projets sur lesquels vous vouliez travailler ?
Oh non ! Ce premier projet fut horrible ! Je n’étais pas encore prêt. Vous savez, c’est une chose que de travailler sur un portfolio pendant un an, mais c’en est une autre que de devoir faire vingt pages en six semaines ! Vous voyez vraiment ce que vous valez ! Je me suis toujours tenu au dessin qui sert le storytelling, mais j’ai dû bâcler mon travail. Après cela, je suis allé chez DC chez qui j’ai réalisé deux numéros de The Losers en suivant le découpage de Jock. J’ai été le premier artiste à réaliser deux fill-in après son travail sur la série pendant un an. Cette série fut un gros succès pour Jock et Andy Diggle. J’ai donc travaillé sur deux numéros avec un résultat encore très passable… A l’époque, j’avais un problème avec les encrages, ils manquaient de précision. Je pense que les lecteurs n’ont pas dû être très enthousiastes avec mon dessin à l’époque.
Était-ce important pour vous de réaliser vos propres encrages ? C’est quelque chose que l’on peut déléguer à un encreur par exemple.
Je n’ai encore jamais rencontré d’artiste capable d’encrer mon dessin qui correspond complètement à ma vision. Sur Age of the Sentry, Gary Martin fut sans doute celui qui s’en est le plus rapproché. Encore une fois nous singions un style de dessin typé très années 50, rien à voir avec mon dessin d’aujourd’hui. Marvel aimait mon storytelling mais un de leurs éditeurs m’a un jour dit que mes finitions n’étaient pas satisfaisantes. Ils m’ont donc cherché un encreur. Ce qui m’a amené à réaliser toute une série de projets. A l’époque, Mike Allred était retourné travailler sur Madman mais il continuait à recevoir de nombreuses offres de la part de Marvel. Il leur a alors déclaré : « Ecoutez, j’aime bien les crayonnés de ce gars et son sens du story-telling. Je vous proposer d’encrer tous les projets que vous me proposer mais seulement si c’est lui qui fait les crayonnés ». Ainsi, tous les projets que Mike ne pouvait pas réaliser, c’est moi qui les ai dessinés ! C’était absolument génial, j’ai pu travailler sur des histoires de Stan Lee, sur X-Statix Presents : Dead Girl, des œuvres de Peter Milligan, j’ai pu travailler sur Madman avec Mike et son frère Lee. Ce fut une autre période durant laquelle j’ai pu évoluer. Et vous savez, de recevoir les planches de mes dessins encrés par Mike Allred, m’a refait penser à ce que je vous disais sur les planches d’Eduardo Risso… C’est là que vous vous rendez compte ce qu’être un vrai professionnel du comics signifie. Travailler dans le comics, c’est comme un long périple. Il faut savoir s’écouter et accepter que le voyage prenne un certain temps.
Pouvez-vous nous raconter votre rencontre avec Jonathan Hickman ? Je crois que vous avez été amené à travailler avec lui sur les Quatre Fantastiques avant East of West.
C’est ça oui. Je ne me souviens plus très bien sur quel projet je travaillais à l’époque, mais il fallait réaliser un fill-in pour le run de Jonathan des Quatre Fantastiques. Je crois que c’est Steve Epting qui illustrait la série. C’est au moment au Johnny Storm meurt. De nulle part, Marvel m’a contacté pour me présenter le projet : « C’est un numéro sans dialogue, tu es doué pour le story-telling et on pense que tu vas y arriver ». Je me demande vraiment sur quoi je travaillais à l’époque pour qu’ils se disent ça ! En tout cas j’ai eu le boulot et c’est ainsi que j’ai pu rencontrer Hickman. Ce fut l’occasion pour moi de montrer de quoi j’étais réellement capable. Il n’y avait aucune bulle de dialogue… Le numéro se situe le jour après le décès de Johnny, tout le monde est en deuil. Je me souviens que Jonathan avait d’incroyables idées visuelles : Sue pleure sur le lit, Reed s’approche pour la prendre dans ses bras mais il y a un champ de force autour d’elle. Aussi, on voit que ses bras l’entourent mais ne parviennent pas à vraiment la toucher. Beaucoup de lecteurs ont apprécié ce numéro.
C’est alors que Marvel m’annonce qu’ils décident de relancer la série Quatre Fantastiques sous le nom de FF, et ils veulent que je sois l’artiste au lancement de la série ! A l’époque je travaillais sur Vengeance avec Joe Casey et je ne pouvais pas le laisser tomber, d’autant que j’appréciais beaucoup notre travail sur cette série. Marvel m’a alors dit que la place serait libre quand nous terminerons Vengeance. Nous avons donc terminé la série et je me suis précipité sur FF pour travailler avec Jonathan Hickman ! Ensemble nous avons réalisé une dizaine de numéros je pense, l’équivalent d’une année de travail. Nous nous sommes vraiment bien entendu, Jonathan est génial ! Non seulement il a beaucoup d’imagination, mais il reste très honnête, très décontracté et il est très facile et amusant de travailler avec lui, ce n’est jamais une corvée. Jonathan m’a toujours laissé la responsabilité visuelle de la série, c’est ce que j’ai le plus apprécié. Il a toujours des tonnes d’idées visuelles incroyables ! C’était un dessinateur avant et il a gardé cette sensibilité.
Concernant East of West… Nous travaillions donc sur FF et, contrairement à Jonathan, je ne gagnais pas énormément d’argent. Je pensais avoir atteint un certain seuil chez Marvel car ils ne voulaient pas m’augmenter… Ce qu’ils me proposaient après FF ne me plaisait vraiment pas. Jonathan m’a alors parlé d’un album qu’il venait de faire chez Image avec Nick Pitarra, Manhattan Projects, qui se vendait à plus de vingt mille exemplaires par mois ! A l’inverse de Marvel qui est en work for hire, Image fonctionne en creator owned. Aux Etats-Unis, quand vous travaillez en work for hire, vous êtes payé un certain prix par page et vous touchez une royaltie. Pour obtenir cette royaltie, vous devez vendre, à l’époque en tout cas, quelque chose comme soixante mille exemplaires par mois. C’est peut-être, et je dis bien peut-être, les chiffres que nous atteignions avec FF mais en tout cas je ne voyais pas vraiment l’ombre d’une royaltie suffisante. Le prix à la page n’était vraiment pas génial…
C’est toujours le cas.
[rires]
Certains de vos collègues s’en sont plaint cette année, comme Dustin Nguyen qui a publiquement révélé sur les réseaux ce qu’on lui proposait, et le fait aussi qu’il ne touchait aucune royaltie sur les ventes à l’étranger. Le modèle work for hire est encore aujourd’hui précaire.
Je ne suis pas au courant des montants pour les ventes à l’étranger… Nous pourrons revenir sur ce sujet plus tard si vous le souhaitez. En tout cas, comment voulez-vous négocier votre contrat si vous ne connaissez pas les chiffres de vente ? Comment savoir ce que vous valez vraiment ? J’étais encore nouveau à l’époque et les artistes les mieux payés d’alors travaillaient chez Marvel depuis des années. C’était ce qu’on me répétait à l’époque : dans un premier temps, il faut bosser pour vendre des albums. Dans un deuxième temps, il faut montrer que vous êtes suffisamment motivé pour continuer sans aller jeter un œil chez la concurrence. De mon côté, j’étais prêt à aller voir ailleurs ! Jonathan et moi sommes donc allés chez Image qui fonctionne en creator-owned. Ainsi, pour chaque exemplaire vendu, vous recevez environ un dollar. Vous vendez vingt mille exemplaires c’est vingt mille dollars qui tombent tous les mois. A chaque fois que je négocie un contrat, je réclame 50% de part. Jonathan était d’accord, et c’est ainsi que nous nous sommes lancés en co-création sur East of West pendant cinquante numéros. La grande différence se joue là : on vendait je crois l’équivalent de ce que l’on faisait sur FF. Le premier numéro d’East of West, après sa quatrième ré-édition, s’est vendu à 78 000 exemplaires en un mois. On s’est donc partagé 78 000 dollars, 36 briques chacun ! Ça vous change la vie ! C’est à ce moment que j’ai réalisé que les comics pouvaient rapporter de l’argent ! Si je prends en compte le temps passé en école d’arts, mon premier contrat décroché à vingt-huit ans et mon début sur East of West vers trente-six ans, j’ai quand même passé plus d’une décennie à trimer et progresser. J’ai quand même beaucoup de gratitude envers Marvel car c’est là que j’ai commencé, j’ai eu des retours très intéressants de la part des éditeurs, j’ai pu me faire un réseau via Mike Allred, évoluer en tant qu’artiste, j’ai rencontré Jonathan…
Vous n’avez jamais lâché l’affaire non plus.
Non c’est vrai, et ça a fini par payer pour moi au bout du compte. En tant qu’artiste, c’est à vous-même que vous devez votre réussite. Et aujourd’hui, que vous viviez en Europe où n’importe où dans le monde, vous pouvez faire une œuvre en creator-owned aux Etats-Unis. Quand bien même ce livre se vend moins que ce vous vendriez chez Marvel ou DC, il vous rapportera toujours plus d’argent car vous en serez le propriétaire.
J’ai l’impression que vous avez vécu une incroyable expérience sur East of West. Pourtant, quelques années plus tard, vous êtes revenu en work for hire sur Absolute Batman…
[rires]
C’est une des meilleures ventes en France, et je pense que la série se vend également très bien aux Etats-Unis. Qu’est-ce qui vous a fait revenir ?
C’est vraiment chez Image que j’ai appris quel genre d’artiste j’étais. J’ai eu une grande liberté artistique pour dessiner ce que je voulais. J’ai beaucoup appris. Nous travaillions avec Jonathan comme nous le faisions chez Marvel : il me donnait les grandes lignes du scénario de chaque numéro, je les dessinais, il avait déjà en tête ce que j’allais lui renvoyer. C’est vraiment la meilleure manière pour apprendre. Je vous renvoie encore une fois à la citation de Toth, à la différence que chez Image je pouvais vraiment dessiner ce que je voulais.
Vous demandait-il ce que vous vouliez dessiner pour l’intégrer au script ?
Disons qu’il m’expliquait le cheminement d’un point A à un point B, mais j’étais libre de faire autant de détours que je le voulais. C’est moi qui chorégraphiait les scènes d’actions… Je pouvais lui dire : « Joe, il nous faut un braquage de train dans le ciel ! » (Il y a des engins volants dans cet univers). Il me répondait simplement : « Cool ! ». Arrivé à ce point de l’histoire, j’avais dix pages pour dessiner mon braquage et il rajoutait les dialogues à la fin. J’avais une totale liberté artistique. Ce que je veux dire, c’est que cette liberté m’a permis d’étoffer mon portfolio à tel point que Scott Snyder a fini par remarquer mon travail. Je n’avais jamais rencontré Scott auparavant. Après East of West, j’ai réalisé Ghost Cage. C’était la première fois que j’écrivais et dessinais une série. Je fus assisté par un co-scénariste, Caleb Goellner, avec qui j’ai beaucoup discuté du scénario. C’est lui qui m’a aidé à imaginer mon scénario et il a rédigé les dialogues. David Brothers fut l’éditeur, c’est lui aussi un très bon scénariste. Il est avant tout éditeur chez Viz. J’avais donc un casting trois étoiles à mes côtés pour écrire et dessiner mon premier comics ! Ils ont chacun apporté quelque chose à l’écriture mais c’est surtout Caleb qui m’a aidé à écrire le script. Scott m’a alors contacté de nulle part ! J’ai reçu un sms « Hey, c’est Scott Snyder ! », euh… d’accord ! [rires]
"C’est une arnaque ou quoi !?"
[rires] Il m’a demandé : « Ça t’embête si je t’appelle ? » Ok, voyons ce qu’il a à me dire ! C’est amusant car une fois que vous avez déjà écrit et dessiné votre propre série, c’est difficile de revenir en arrière vous voyez ? Vous avez le contrôle absolu. Ghostcage ne ressemble à rien d’autre et j’avais envie de continuer à faire ce genre de série. Scott m’a donc contacté et il m’a expliqué qu’il retournait chez DC et qu’il voulait relancer la Sainte Trinité, Superman, Batman et Wonder Woman. J’ai d’abord été très sceptique car je ne voyais pas vraiment ce qu’il voulait faire. C’était avant qu’il ne mentionne son envie de proposer une nouvelle version de ces personnages, un peu comme la ligne Ultimate chez Marvel. Il voulait changer radicalement leurs origines. Il m’a ainsi détaillé chaque série, et quand il est arrivé à la série Batman je l’ai arrêté et lui ai dit : « Scott, tu es en train de me dire que Bruce va perdre ses parents lors d’une fusillade dans une école ? » « C’est ça oui ! » Je lui ai alors répondu que j’en étais ! Il n’aurait pas sa fortune, la série sera pertinente d’un point de vue politique. Ce ne sera pas Bruce Wayne le milliardaire mais un jeune qui vient de la rue, qui grandit aux côtés de ses amis qui deviendront chacun les vilains classiques !
Au départ il voulait savoir laquelle de ces séries m’intéresserait le plus. Je voulais clairement illustrer Batman ! Et la façon dont il m’exposait ses idées, avec une telle passion, il fallait que ce soit lui à l’écriture ! C’est ce que je lui ai fait comprendre. Il a d’abord hésité. Je lui ai dit que s’il l’écrivait, je l’illustrerais ! Il en a également parlé à James Tynion IV, qui lui a clairement répondu la même chose ! Il fallait que Scott écrive la série Batman. Et voilà ! Tout ça s’est déroulé deux ans avant la publication du premier numéro. Un autre élément agréable dans ce projet, c’est le fait que Scott vive à deux pas de chez moi. J’ai donc pu aller chez lui, me poser dans son bureau pour parler comics, de la série et du scénario. Tout comme pour East of West, je suis entièrement impliqué dans le développement de l’intrigue dans laquelle je peux injecter certaines de mes idées. C’est vraiment ce qui rend cette série spéciale, nous sommes officiellement co-créateurs.
Dans quel état d’esprit vous trouviez-vous pour réinventer l’univers de Batman ? Tout semble plus gros, plus audacieux… Batman est massif dans cette série. Nous venons de découvrir également votre version de Bane et de Killer Croc. On a l’impression que vous avez injecté une sacrée dose de testostérone ou de l’huile de moteur dans les personnages !
Gardez à l’esprit que je suis un enfant des années 90.
C’est effectivement ce qui m’est venu à l’esprit quand vous avez évoqué Rob Liefeld à la télévision un peu plus tôt !
Tout à fait ! Et puis vous voyez, vous lisez des mangas … Les comics américains sont aujourd’hui tellement centrés autour des auteurs, que l’on a tendance à oublier l’aspect visuel. Dans certaines séries vous pouvez voir les bulles de dialogues envahir les cases ! Revenons à l’aspect visuel du medium, dessinons des images percutantes ! Il faut que les lecteurs ou même un simple passant aperçoivent la couverture et se disent « Attends, c’est Batman ça ? Il faut que je jette un œil à l’intérieur pour comprendre ce qu’il se passe ! ». C’est en partie l’approche qu’avait Scott dès le début. Il fallait que Batman soit énorme. La première fois que je l’ai dessiné, je l’ai fait vraiment massif. Scott m’a dit « Nick, fait le plus énorme encore ! » « Attends, on approche des proportions de Hulk ?! ». Quand vous avez grandi avec Batman, c’est une approche que vous rejetez de prime abord. Vous l’imaginez accroupi sur une gargouille, virevoltant sur les toits de la ville, il doit rentrer dans une Batmobile. Mais une fois que vous le dessinez, que vous êtes plus à l’aise avec ses proportions et la façon dont il bouge, alors toutes les règles peuvent être brisées ! Vous pouvez vous concentrer pour dessiner des images qui marqueront les lecteurs… Vous voyez dans le manga, dans les comics des années 90 ou chez les artistes que j’apprécient je trouve toujours des images percutantes. C’est le genre de choses que vous pouvez faire en jouant avec les proportions, via des effets de vitesse ou via la composition par exemple. Revenons à ces considérations, laissons de côté l’aspect cinématographique et le réalisme.
C’est assez amusant de voir d’un côté ce Batman massif, tandis que votre Bruce Wayne a un physique plus normal… Disons que c’est l’effet comics !
Exactement ! J’ai dessiné Bruce plutôt costaud cependant…
Pas tant que ça !
[rires] En tout cas quand il enfile son costume il devient énorme. Mais c’est ce qui est amusant ! Encore une fois, ce fut notre ambition dès le départ. Rendons Batman effrayant à nouveau. Je me suis d’ailleurs replongé dans les travaux de Frank Miller et David Mazzucchelli. J’ai été frappé par le côté sans détour et l’audace dans leur storytelling mais également par l’immédiateté du dessin et des émotions. C’est si simple, c’est du dessin à l’état brut. C’est direct. Ils essaient vraiment de mélanger les dialogues avec les images. Pour moi, Batman Year One est le comics parfait. J’ai donc essayé de m’en inspirer pour revenir à ce style vous voyez ? J’ai essayé de marier les images aux dialogues.
Vous a-t-on imposé certaines limites dans cet Absolute Batman, en termes de design ? Je suppose que vous avez beaucoup échangé avec Scott et avec votre éditeur ?
Pas du tout ! Nous étions d’ailleurs persuadés que pour le premier numéro ils ne nous laisseraient jamais montrer Batman couper la main de quelqu’un ! Le dernier numéro que j’ai dessiné contient une scène plutôt gratuite… Enfin non je ne dirais pas « gratuite » mais en tout cas il y a une scène de sexe plutôt sympa ! On m’a bien demandé d’ombrer ici ou là mais non, nous n’avons pas eu de limite. Nos éditeurs Katie Kubert et Andrew Moreno ont été géniaux et nous toujours encouragé et poussé à aller plus loin !
Vous m’avez expliqué qu’avec Jonathan Hickman vous travailliez en utilisant la « méthode Marvel ». En a-t-il été de même ici ? Je vous demande ça car dans Absolute Batman vous avez parfois des planches à 19 cases et juste après une splash page. Comment avez-vous travaillé ?
Nous avons travaillé de la même manière : Scott me donne des indications par numéro, par exemple « Page 1 à 2 correspond à telle scène ; les pages 3 à 6, telle scène ; il nous faut une bagarre ici ». Pour le premier numéro, nous n’avons pas arrêté de rallonger la scène d’affrontement ! Initialement, la scène de combat se situait dans la séquence des escaliers mais nous avions tellement d’idées autour de la cape ! La ceinture utilitaire s’est transformée en costume utilitaire ! Chaque aspect de son costume est une arme ou un accessoire que Bruce peut utiliser. Sa cape peut maintenant lancer des projectiles, il peut marcher avec comme une chauve-souris. Aussi, nous voulions montrer toutes les caractéristiques de ce nouveau Batman. La scène devait faire 6 pages au départ pour un numéro d’une trentaine de pages. A la fin de cette séquence, nous étions arrivés à 12 pages et le numéro faisait alors une quarantaine de pages ! Mais c’est ce qui est incroyable dans ce métier et encore une fois, nos éditeurs nous ont vraiment soutenu. C’est ainsi que vous vous retrouvez avec une page à 19 cases car nous avions tellement d’idées et nous n’avions plus assez de place ! Encore une fois, si l’on repense à Miller et Mazzucchelli, tout est une question de design ! La page n’est pas surchargée et le tout fonctionne plutôt bien !
Le design doit donc toujours servir l’histoire ?
Absolument oui. C’est la règle numéro un : il faut servir l’histoire. Je vous dis ça en tant que dessinateur mais je pense que Scott pense la même chose en tant qu’auteur. Vous n’avez pas besoin de dialogues superflus, il faut être direct
Combien de temps pensez-vous être encore aux dessins sur Absolute Batman ? Avez-vous des idées pour de potentielles créations originales ?
Définitivement oui. Je suis en pleine discussion en ce moment concernant mon prochain contrat avec DC. Scott et moi-même avons planifié la série sur environ une trentaine de numéros. En termes d’intrigue, nous avons imaginé l’histoire sous forme d’une trilogie, et cela correspondrait au premier tiers de cette dernière. Je pense que ce Batman est là pour un moment ! En ce qui me concerne, je devrais être au travail sur cette série pendant encore une trentaine de numéros.
Merci beaucoup pour le temps que vous nous avez consacré Nick.
Avec plaisir !