Au moment de la ruée vers l'or des comics Substack, de nombreux artistes s'étaient engagés dans la brèche : la plateforme de newsletter se proposait de financer les créations originales des uns et des autres en échange d'un accord de prépublication. Autrement dit, les séries en question devaient d'abord être proposées sur Substack. Et ensuite ? Ensuite, aucune interdiction formelle n'empêchait les autrices et les auteurs en question d'aller voir ailleurs pour publier leurs projets sur support physique, pour le compte d'une autre maison d'édition.
Avec le recul, on aurait tendance à se dire que le pari de la plateforme a plutôt bien fonctionné : les professionnels du secteur ont posé leurs valises sur place, et le lectorat a suivi le mouvement. Et même s'il n'existe plus vraiment de comics développés en priorité pour Substack, cette méthode de communication, par la voie des newsletters, s'est imposée comme l'une des nouvelles normes de l'industrie pour de nombreux artistes. Et même les éditeurs ont pris le pli. De leurs côtés, les projets publiés pendant cette période ont trouvé preneur sur le marché indépendant auprès d'enseignes plus traditionnelles... presque exclusivement chez Image Comics.
Voyeurisme et Fin du Monde
Et c'est un peu normal : la migration vers
Substack avait surtout intéressé les autrices et les auteurs qui avaient déjà l'habitude de proposer des créations originales à intervalles réguliers. Beaucoup étaient donc déjà en rapport avec
Dark Horse et
Image Comics avant de s'autoriser cette petite parenthèse dématérialisée. Lorsque la question s'est posée de rentabiliser certaines de ces créations, ou d'accroître l'audience potentielle de ces différentes séries, les éditeurs classiques ont donc accueilli à bras ouverts des comics déjà financés, déjà rentabilisés, immédiatement disponibles pour être publiés tels quels. C'est ainsi
que Love Everlasting,
Public Domain,
Vanish ou encore Blue Book ont trouvé leur chemin jusqu'aux librairies. Ne manquait encore que l'un des grands noms du secteur indépendant, et qui avait lui-aussi pris la route vers les newsletters de
Substack :
Brian K. Vaughan.
Le créateur de Saga et de Paper Girls s'était effectivement autorisé une curieuse petite expérience à l'époque. Une expérience qui répond au nom de Spectators, une série développée en compagnie de l'artiste Niko Henrichon. Pour résumer l'intrigue de ce projet, l'idée était globalement de suivre le destin d'une femme à la suite d'une tuerie de masse. Lors d'une séance de cinéma, Val, une quarantenaire fan de soap opéras et de films porno, est abattue lors d'une tuerie de masse par un fou dangereux. Sauf que l'héroïne ne va pas immédiatement fuir vers le monde des morts. Celle-ci se retrouve au contraire bloquée dans un état spectral, dans une enveloppe plus juvénile, sans comprendre ce qui vient de lui arriver. Val découvre rapidement que les êtres humains ont la possibilité de hanter le monde des vivants sous la forme de fantômes avant de décider de partir vers le monde d'après. Ce sont de simples fantômes : ils ne peuvent pas communiquer, interagir verbalement ou physiquement avec les vivants. Ils peuvent seulement... observer.
Sur la base de ce point de départ, Vaughan construit une étrange promenade à travers un futur aux portes de l'extinction humaine. Val est effectivement restée sur Terre plus longtemps que prévu, obsédée par l'idée d'observer les humains (et particulièrement : le sexe entre les humains) jusqu'à débarquer dans une société futuriste au portes de la guerre nucléaire. Celle-ci fera rapidement la rencontre d'un autre fantôme avec qui elle espère vivre une dernière aventure avant que l'espèce humaine ne soit complètement anéantie. Un genre de Before Sunrise qui aurait croisé la route d'Enter the Void et de la série Years by Years, en somme, avec une présence graphique du sexe et un commentaire particulièrement pessimiste sur l'avenir de l'humanité et de l'occident. Difficile d'en dire plus sans écorner certains points de l'intrigue.
Il aura fallu un certain temps pour que le projet finisse par trouver preneur (ou peut-être simplement, que l'équipe créative se motive pour publier la série) : une édition complète de Spectators a été annoncée chez Image Comics pour la rentrée scolaire. Celle-ci sera directement éditée en format roman graphique, et comprendra l'intégralité de l'intrigue, soit 336 pages de fiction. Une bonne nouvelle pour les fans des deux créateurs, qui vont enfin pouvoir découvrir cet étrange objet. Et fermer au passage le chapitre de la période Substack, avec cette ultime exclusivité ambitieuse finalement disponible sur papier.
L'album a été annoncé pour le 10 septembre 2025 aux Etats-Unis. A voir si un éditeur français se positionne dans la foulée pour récupérer le titre sur notre territoire (notre petit doigt nous dit que oui).