Cette critique est signée Malo Martinez.
Kinaye est une maison d’édition qui sait s’adresser à de jeunes lecteurs sans considérer qu'il s'agirait d'un public naïf. En témoignent les deux excellentes saisons de l’anthologie Punch! ou des titres à l’image d'Ours ( de Ben Queen et Jod Todd-Stanton). Lorsque la structure a annoncé en décembre dernier l’arrivée d’une relecture de la fable d’Esope L’enfant qui criait au loup par Ariel Ries, s’adressant cette fois-ci à un public adolescent/adulte, il était donc légitime d’avoir certaines attentes. Ces dernières sont-elles satisfaites une fois le livre en main ? Sans surprise, oui. Reste à voir pourquoi.
L’histoire est simple, connue de tous : un enfant crie au loup jusqu’à perdre la confiance des habitants de son village, et se retrouve ainsi bien incapable de les alerter le jour où le prédateur vient pour de bon. Cette simplicité et cette universalité peuvent poser les questions suivantes : que peut-on bien y ajouter ? Pourquoi y ajouter quelque chose, d’ailleurs ? Qu’apporter de plus à ce que l’on connaît déjà ? Des questions légitimes mais qui mais vont à l’encontre de ce que l’album démontre. A savoir que la force des contes repose également sur leur capacité à être repris et réinterprétés. Qu’apporte Cry Wolf Girl qui n'ait pas déjà été dit ? La réponse tient en deux éléments : une relecture habile de l’histoire et un parti pris graphique qui nous immerge dans la détresse de la protagoniste principale.
Dawa est une jeune femme qui, un jour, trouve un morceau de fourrure dans les alentours de son village. Prudente et pensant qu’il pourrait s’agir de celle d’un loup, elle s’en va prévenir les adultes qui l’éconduisent immédiatement en lui riant au nez. Commence alors une certaine descente aux enfers pour notre protagoniste, qui va peu à peu percevoir les signes que la bête se rapproche du village et voir les personnes en charge continuer de refuser de prendre en compte ses alertes. Prise dans un réel étau entre cette menace qui approche et l’institution qui refuse de l’écouter, elle va logiquement en venir à douter, à se demander si le problème ne vient pas tout simplement d’elle, si tout cela n’est pas que pure imagination de son esprit.
La force d’une histoire repose parfois sur la liberté d’interprétation qu’elle laisse à son public. Si le sujet de la santé mentale transparait de façon évidente dans Cry Wolf Girl, ce n’est pas la seule problématique soulevée par l’album. Le positionnement de la jeunesse face aux adultes, et plus largement de l’individu face au groupe, amène notamment la question du rapport à l’autorité. On ne parle pas là d’une rébellion adolescente immature contre un cadre familial mais d’une tentative de se faire entendre entravée par un immobilisme qui vient ignorer non seulement le témoignage de l’arrivée du loup dans le village, mais également la situation de détresse dans laquelle se trouve la protagoniste principale du récit.
L’habile manœuvre d’Ariel Ries repose ici sur le fait de remodeler le conte d’origine, dans lequel l’enfant qui criait au loup est non seulement responsable de ce qui lui arrive et de ce qui arrive finalement aux habitants, pour le transformer en un propos plus actuel sur la nécessaire prise en compte de la parole des personnes qui se trouvent dans une situation difficile. La figure allégorique du loup peut ainsi prendre ici des significations particulièrement fortes sur des sujets douloureux. Le loup rôde-t-il réellement autour du village ? Qui sait. Ce qui est cependant certain est que la souffrance de Dawa, elle, existe et ne peut être ignorée.
Le propos du récit est porté par le trait d’Ariel Ries qui, en limitant sa palette de couleurs au blanc, au rouge, au jaune et au noir, parvient à nous immerger dans le ressenti de sa protagoniste, qui penche dangereusement de plus en plus vers l’angoisse et l’isolement. À ce titre, le noir et blanc (ou plutôt le blanc et noir, étant donné l’importance parfois pris par ce dernier) prend un sens tout particulier dans les espaces qu’il occupe. Prise au piège entre le besoin de donner l’alerte et l’inaction des adultes, Dawa est peu à peu écrasée visuellement par son environnement, par la composition des planches et des cases et, bien sûr, par les représentations graphiques de la présence réelle ou supposée du loup.
En parlant du sentiment d’angoisse présent dans l’album, il semble nécessaire d’évoquer le travail réalisé sur les regards qui retranscrivent avec justesse la crainte, voire parfois la terreur, qui étouffe Dawa. Ne se limitant pas à représenter les émotions, les yeux des personnages peuvent souligner subtilement la narration, à l’image des adultes du village qui ferment ou détournent littéralement les yeux du problème avant de regarder Dawa de haut au sens propre. On peut d’ailleurs noter, sans divulgâcher l’intrigue, que le seul personnage à regarder notre héroïne dans les yeux à une hauteur égale (si l’on exclut ceux qui ne sont pas au courant de sa situation) est celui qui accepte de l’écouter ; en bref, celui qui cherche à l’aider et non à la juger.
S’adressant à un public adolescent/adulte et pas forcément à un lectorat jeunesse, Ariel Ries offre dans Cry Wolf Girl une véritable proposition de lecture en termes de narration et de choix graphiques, mais aussi de thématiques et d’ambiance. En usant de la figure du loup, l’histoire permet à chacune et à chacun de venir apposer à cette figure menaçante une situation dans laquelle il est possible de se reconnaître, tirant pleinement profit du potentiel de la structure du conte. Pour autant, l’œuvre n’est pas qu’un simple support auquel il faudrait donner forme et sait exister par elle-même : en témoigne son intrigue courte mais bien construite, qui ne se perd pas à s’étaler inutilement dans la longueur mais qui va droit au but. Des attentes étaient présentes pour cet album, elles le sont désormais pour le prochain projet à venir de l’auteurice chez Kinaye, Strange Bedfellows.