Effet indirect des rapports tendus entre la WGA et la AMPTP : les productions marquées super-héros se retrouvent prises dans une sorte d'étau potentiel. C'est pas clair ? Essayons de résumer. Aux Etats-Unis, depuis ce début de semaine et suite à un différend (profond) entre la guilde des scénaristes et l'alliance des producteurs/diffuseurs, les machines à écrire ont été mises à l'arrêt. La Writers Guild of America a voté pour la grève générale, suite au refus de l'Alliance of Motion Picture and Television Producers d'accéder à leurs requêtes.
En somme, quinze ans après la dernière grève des scénaristes (dont le souvenir est encore vif dans pas mal de mémoires), les auteurs et autrices d'Hollywood ont à nouveau ordonné la fin du travail effectif sur les chantiers du moment. A partir de là, plusieurs productions Disney, Warner Bros. Discovery, Amazon Studios, etc, risquent d'être mises en retard. Cette situation concerne également les adaptations de comics dont le script n'a pas encore été finalisé, pour peu que les scénaristes en question acceptent de participer au piquet de grève.
La plume plus forte que l'épée ?
Dans la soirée de lundi, les représentants de la WGA ont rencontré les porte-paroles de la AMPTP pour discuter de différents de points assez précis : d'abord, établir un minimum de salariés nécessaires dans les équipes de scénaristes sur les séries télévisées. A savoir, les célèbres writers room, une façon d'organiser le travail dans la production de feuilletons en composant des équipes de scénaristes. Cette méthode est actuellement remise en question par les studios, qui préfèrent opter pour une stratégie de réduction des effectifs - au point d'accoucher de "mini rooms" - et donc, de réduction sur les coûts.
Si les writers room d'autrefois permettaient à de jeunes plumes engagées comme assistants, "staff writers", "executive story editor", etc (des statuts différents des scénaristes/showrunners officiels, plusieurs crans en dessous) de monter en grade, pour finir par intégrer les équipes à des postes plus gradés, mieux défendus et mieux rémunérés, les financiers préfèrent aujourd'hui bloquer cette possibilité d'évolution. Au point de fermer l'accès au métier à celles et ceux qui démarreraient d'en bas. Ce problème est notamment lié à l'énorme quantité de séries télévisées mises en production chaque année - et dont beaucoup accouchent d'une annulation au bout de la première saison. Les mini rooms posent donc le problème de la répartition du temps de travail, de la difficulté à se faire payer pour les petites mains de la chaîne, et de réductions sur les coûts qui se font généralement au prix du surmenage des scribes. Puisque les studios ont aussi réduit le temps de travail disponible pour écrire une série télévisée (les scénaristes ne sont plus payés à partir d'un certain temps), ce qui oblige souvent les showrunners à finir les préparatifs seuls, sans leurs équipes. Parfois jusqu'au lancement du tournage.
Egalement, la WGA aurait sollicité la AMPTP pour une évolution des conditions de salaire - sur les arriérés de paiement notamment, à savoir, les sommes que les scénaristes récupèrent sur le long terme au titre des droits d'auteur. Actuellement, ces montants sont plafonnés, fixés sur un maximum chiffré. Or, le syndicat aimerait pouvoir aligner ces montants sur la popularité des séries ou des films mis en lignes sur les plateformes (voire même très clairement : l'audimat, la quantité de spectateurs(ices) pour chaque production au cas par cas). Un système qui évoque pour partie le fonctionnement de l'industrie musicale sur les plateformes d'écoute. Là-dessus, l'alliance des producteurs/diffuseurs a refusé en bloc toute négociation. Pour une raison toute simple : mettre en place ce système impliquerait de divulguer les chiffres d'audience, et de très nombreux services de VOD restent attachés à cette culture du secret.
Pour les scénaristes, ce système aurait pourtant l'intérêt de valoriser la popularité de leur travail - en gros, plus une série serait consommée, plus son auteur ou son autrice serait payé(e), ce qui semble effectivement assez logique. L'argument de l'opacité sur les chiffres a tout l'air d'une raison assez farfelue pour justifier de ne pas intéresser les scribes à la rentabilité des productions. La AMPTP n'a pas proposé de solution intermédiaire pour mettre tout le monde d'accord.
Plus essentiel encore : le débat sur les intelligences artificielles. Récemment, la WGA a pris position sur le sujet - en bonne intelligence, dans la mesure où l'apparition des robots génératifs pose de sérieuses questions sur la création de synopsis, de pitchs, voire de scripts par voie d'IAs d'ici les années à venir. Le syndicat aura notamment proposé qu'une clause soit mise en place pour proscrire a minima l'artificialisation concrète du processus d'écriture. Là-encore, la AMPTP a refusé en bloc les propositions de la guilde des scénaristes.
Et c'est probablement sur ce sujet précis que repose l'enjeu le plus important de la grève : en balayant d'un revers de main cette revendication isolée, les studios, diffuseurs et sociétés de productions assument la possibilité d'un monde dans lequel le gros de la création serait réalisée sans débourser le moindre centime (en dehors d'un abonnement mensuel aux chatbots d'Open AI ou autre futur géant de la tech générative) et où le métier de scénariste se résumerait à passer un coup de propre sur des scripts écrits par les robots. Dans un contexte où l'apparition des IAs de type ChatGPT menace d'écraser le marché de l'emploi pour de très nombreux corps de métier, la WGA pourra difficilement appréhender les temps futurs sans obtenir un minimum de garantie sur ce sujet. Pour l'heure, il s'agit vraisemblablement du premier débat de société de cette ampleur au sujet de la concurrence humain/machine sur le marché du travail. Les résultats seront donc à observer, par-delà le seul microcosme du cinéma américain.
Plus d'informations à retrouver (en lien source) dans le récapitulatif de la situation réalisé par le Hollywood Reporter, si vous n'avez pas peur des nomenclatures anglophones parfois un poil barbares, des détails chiffrés sur les résiduels, des montants minimums et autres exigences généralement rejetées en bloc par la AMPTP. A noter au passage, en réaction à l'augmentation (conséquente) des formats longs-métrages pour les plateformes de streaming à l'aune de la crise COVID, une donnée importante : les scénaristes exigent également qu'à partir d'une certaine échelle de budget (12 millions de dollars), les films prévus pour la VOD soient traités à la même enseigne que les films prévus pour les salles de cinéma. Sur ce sujet, les producteurs consentent une petite marge de manoeuvre, mais seulement pour les productions à plus de 40 millions de dollars de budget - et refusent d'augmenter la part des droits d'auteurs sur ce terrain.
Le débat suit son cours sur les réseaux sociaux, où la guilde des scénaristes a déjà obtenu un certain nombre de soutiens de la part de grandes personnalités du divertissement américain (Phil Lord et Chris Miller, Seth Meyers, Amanda Seyfried, etc).
En ce qui concerne le cinéma des super-héros, les principales productions actuellement concernées se résument surtout au flux Marvel Studios. Dans le cas de DC Studios, selon le journaliste Jeff Sneider, James Gunn, président de division et scénariste, serait favorable au mouvement de grogne de la WGA (apparemment membre lui-même de la guilde). Mais dans le même temps, le nouvel univers DC actuellement en gestation a l'avantage de pouvoir jouer la montre : aucun film n'est annoncé avant l'horizon 2025, et seule les séries Peacemaker et Amanda Waller s'exposent à d'éventuelles séquences de retard. Dans l'intervalle, les films de cette année sont prêts à l'emploi, Joker : Folie à Deux a été écrit il y a déjà un certain temps et poursuit actuellement sa post-production. En somme, DC Studios ne devrait pas être particulièrement mis en danger dans l'intervalle, et on imagine que Gunn ne cherchera pas à forcer la main de qui que ce soit au vu de ses convictions personnelles (avant de devenir président, le bonhomme est d'abord un auteur, connu pour avoir évolué au contact des salariés en bas de la chaîne depuis ses premiers pas dans le cinéma de genre). Si le réalisateur décide d'arrêter le travail, il lui restera toujours un certain temps pour tenir son - propre - plan de sortie.
En ce qui concerne
Marvel Studios, l'affaire est forcément un poil plus brumeuse. Pas particulièrement connus pour leur souplesse et leur ouverture au dialogue, les pontes du groupe
Disney se traînent une certaine réputation dans les négociations de ce genre - même si le retour de
Bob Iger vise à corriger certaines des décisions envisagées pendant la présidence de
Bob Chapek, le conglomérat fait face à une crise interne et à la dévaluation de son capital en bourse depuis l'année dernière. En parallèle,
Iger a bien commandé une réduction de la voilure (même chez
Marvel Studios,
où la cadence a été revue à la baisse), mais le flux de production reste très chargé : actuellement, les films et séries en cours d'écriture comptent
Thunderbolts,
Fantastic Four,
Avengers : The Kang Dynasty,
Avengers : Secret Wars dans la foulée,
Wonder Man,
VisionQuest, ou encore
Venom 3 dans la périphérie.
Egalement, des films censés entrer en tournage dès ce printemps n'avaient pas finalisé les dernières strates d'écriture jusqu'à récemment -
Nic Pizzolatto était par exemple
annoncé il y a quelques jours pour passer un coup de propre sur script de
Blade, tandis que l'auteur de comics
Zeb Wells signait pour reprendre une partie du scénario de Deadpool 3 à quelques semaines du début des prises de vue. Reste à voir si ces différentes productions seront prises dans l'étau, si
Marvel Studios décidera de patienter ou de pousser pour tenir son calendrier, et si l'entreprise peut même seulement se permettre un arrêt prolongé des machines.
Sur le papier, rien ne garantit que les cols blancs d'Hollywood cèderont aux revendications de la WGA dans l'immédiat. Avec une grève tout juste entamée, personne ne peut encore dire combien de temps prendront les négociations ou combien d'auteurs et d'autrices accepteront de tenir le piquet. En 2008, le mouvement s'était étendu sur trois mois et avait mobilisé près de 12.000 grévistes. Encore auparavant, la précédente grève de 1998 s'était étendue sur plus de cinq mois, et avait coûté à l'industrie un montant estimé à plus de 500 millions de dollars de pertes. Historiquement, la guilde des scénaristes n'a jamais eu pour habitude de dégainer cette solution à la légère, et compte tenu des enjeux qui attendent les plumes spécialisés à Hollywood d'ici les années à venir, on peut imaginer que le mouvement du moment sera déterminé à obtenir gain de cause. A suivre d'ici les prochaines semaines.