Dans le modèle Marvel Studios, il y a les gags, les problématiques paternelles, l'envie de produire des vilains plus ou moins compréhensibles, et tout un tas d'autres trucs. Paradoxalement, l'enseigne a même commencé à prendre conscience de l'existence de de curieux cahier des charges - au point de s'autoriser une séance d'auto-critique occasionnelle. Quand She-Hulk vous explique que les super-héros sont des gars avec des vilains papas à impressionner, voyez, ça c'est le signal d'une sorte de réflexion arrivée à maturité. Mais il y a aussi les habitudes dont Kevin Feige n'a visiblement pas encore pris conscience.
Comme par exemple, piétiner les comics et les balancer au feu
Souvenez vous de Ego, la planète savante, réduite à une interprétation extrêmement humaine et qui sape presque entièrement la donnée psychédélique d'avoir un globe astral doué de la raison. Souvenez vous de l'Intelligence Supreme des Kree, sympathique bestiole verte des BDs réduite à une incarnation affreusement paresseuse dans le film Captain Marvel. De Thanos qui n'a plus le droit d'être amoureux de la Mort, ou de l'esthétique Kirby jetée à la poubelle pour le film Eternals, etc. Toute la matérialité bizarre, difficile à illustrer dans une tonalité réaliste pour un grand public dont on sous-estime la capacité d'adhésion, de bandes-dessinées pourtant souvent capables d'aller beaucoup plus loin dans l'étrangeté et les concepts fous.
Dernier exemple en date : Eternity dans le film Thor : Love & Thunder de Taika Waititi. La personnification de la vie et du temps dans l'univers Marvel n'a même pas eu droit à une ligne de dialogue, réduite à une sorte de statue immobile capable d'exaucer des souhaits, et planté au milieu d'une mer à la profondeur d'une pataugeoire. Si l'on devinait bel et bien les contours du visage de cette entité cruciale dans la compréhension de la réalité selon Ditko dans le multivers, force est d'admettre que, compte tenu du potentiel de ce concept abstrait, le résultat était au mieux fonctionnel, et au pire un énorme gâchis. Voilà à quoi ressemblait la créature dans le film de Waititi si vous étiez passés à côté.
Vous remarquerez au passage la forme du halo qui entoure la tête d'Eternity et ses espèces de bandes qui entourent le haut de son corps : beaucoup plus anguleuses et moins rondes que le design original de Ditko. En définitive, une structure qui évoque davantage le travail de Jack Kirby sur le casque de Galactus, en plissant un peu les yeux. Pareil, si vous n'avez pas la référence, voilà à quoi ressemblait le personnage lors de sa première apparition.
Or, on l'a dit, l'habitude de
Marvel Studios d'étouffer la créativité des comics pour digérer les idées les plus inventives vers le résultat le plus simpliste fait partie du processus local - mais en amont,
on autorise toutefois les artistes à tâtonner un peu. Là-encore, il s'agit presque d'une sorte de rituel. Les recherches graphiques développées par le département visuel de
Marvel Studios tombent, et on se demande pourquoi
Kevin Feige et les metteurs en scène n'ont pas voulu opter pour certaines des idées suggérées par les designers. Les exemples se comptent par dizaines : pour la saga
Ant-Man, on réalise même que tout un pan de l'histoire a été coupé au montage dans ce qui avait été
prévu au départ pour le Quantum Realm.
Eternity ne fait pas exception à la règle. L'artiste Jeremy Love a publié sur les réseaux sociaux certaines des versions alternatives de la créature, tout de suite beaucoup plus proches des BDs, ou plus grandes, plus incarnées, et enrichies d'un temple qui donne un peu plus d'allure à la divinité que le désert aquatique et brumeux qui a finalement été retenu pour le long-métrage. Quant on sait que Thor : Love & Thunder a en plus motivé la création de nombreux décors réels, on ne peut même pas imaginer qu'il s'agirait d'une sorte de petite flemme passagère. Ou d'une envie d'économiser. La question devient alors : pourquoi ?
A voir si la saga compte un jour réutiliser ce personnage emblématique du cosmique à la Marvel, ou s'il ne s'agissait que de l'énième épisode d'un aplanissement général de la culture fantaisiste des comics et de cet amas de grandes idées.