Tout récemment, une partie importante de l'équipe éditoriale d'Image Comics s'organisaient dans l'idée de fonder un syndicat du personnel. A l'origine de la discorde, le licenciement d'un sixième des employés à l'aune de la crise sanitaire de l'an dernier, et les retombées de cette décision sur les éditeurs encore en poste : conditions de travail difficiles, salaires insuffisants, une quantité de tâches réparties sur les salariés restants, etc. Les membres de ce syndicat en devenir (baptisé Comic Book Workers United) attendaient des pontes d'Image Comics une reconnaissance officielle, pouvant servir de base à un dialogue de fond. Pour l'heure, cette reconnaissance tarde à venir, et l'entreprise serpente encore autour de la situation.
Ni oui ni non
Les comptes officiels d'Image Comics publiaient récemment sur les réseaux sociaux un communiqué, en expliquant avoir pris contact avec le syndicat Communications Workers of America. Authentique institution aux Etats-Unis, cette fédération de travailleurs compte plusieurs centaines de milliers de membres, dans différents corps de métiers relatifs aux services du secteur tertiaire : téléphonie, audiovisuel, presse, mais également dans des secteurs plus étrangers aux mondes de la culture, tels que des éducateurs, des employés dans l'industrie de l'aviation, etc.
Selon le discours officiel de l'éditeur, une élection sera bientôt organisée au sein du personnel d'Image Comics pour déterminer de la suite des opérations - si les salariés décident d'adhérer à ce syndicat précis, et de confier la gestion du dialogue social à cette association via un système de délégués du personnel, l'idée de la Comic Book Workers United serait, de fait, nulle et non avenue. Autrement dit, l'entreprise admet le problème et la grogne de ses employés, mais refuse pour le moment de reconnaître l'existence d'un syndicat autonome, spontané, et de reconnaître de fait la charte des revendications de leurs employés au sein de la CBWU.
Pour rappel, en dehors des questions relatives à la charge de travail ou à la problématique salariale, ceux-ci exigeaient d'obtenir un droit de véto sur certains projets dans des conditions précises : si l'auteur ou l'autrice se retrouvait publiquement accusé d'agression sexuelle, si les séries publiées développaient une théorie raciste, antisémite ou homophobe, etc. Comme d'habitude, la caste des réactionnaires et des conservateurs, probablement las d'attendre que leur gourou tutélaire revienne leur faire les poches pour la prochaine aventure de sa grenouille-robot, se sont emparés du sujet.
Cette condition représenterait une forme de censure, de culture de l'annulation. Pour les éditeurs concernés, il s'agirait surtout d'une façon de se protéger des dangers de la création moderne : si un auteur se retrouve ouvertement coupable d'abus sexuel, mais que sa série n'est pas annulée sur la base d'un contrat impossible à renverser, le personnel d'Image Comics serait alors contraint de poursuivre le travail sur ce projet, quitte à mettre leur carrière en danger ou à s'associer par obligation salariale avec un agresseur éventuel. Un point de vue qui s'entend pour ces professionnels de l'industrie, et qui va plus loin que le simple contrôle créatif revendiqué par les avocats commis d'office de la liberté d'expression (qui sont aussi ceux qui harcèlent Chelsea Cain et Sina Grace en hurlant "pas de politique dans mes BDs"). Paradoxalement, cette critique couvre même un terrain relativement absurde compte tenu de l'historique récent d'Image Comics, refuge de séries ouvertement positionnées dans le champ du débat social, avec Saga, Bitter Root, Man-Eaters, etc.
Le principe même de la réaction d'Image Comics, dans cette décision de cibler un syndicat préexistant, s'explique surtout dans un contexte plus large : admettre l'existence de la CBWU reviendrait à accepter une organisation de travailleurs spécifiques à l'industrie des comics. Selon BleedingCool, plusieurs salariés d'autres compagnies auraient déjà manifesté leur envie de rejoindre le syndicat. Si la Comic Book Workers United devait faire tâche d'huile, l'ensemble de l'industrie de la bande-dessinée américaine, généralement habituée aux contrats au cas par cas et à une forme de libéralisme classique dans l'organisation du travail aux Etats-Unis (personnel corvéable, marche ou crève, licenciements rapides et difficiles à contester), aurait à évoluer vers de nouvelles conditions d'emploi. Il n'est même pas impossible que d'autres sociétés observent la situation avec attention, au cas où celle-ci finirait par se répandre jusqu'à leurs frontières.
Comme Rich Johnston l'expliquait récemment : la philosophie fondatrice d'Image Comics reposait à l'époque sur cette capacité à refuser les conditions de travail imposées par des employeurs avares et sourds au dialogue. Todd McFarlane, Eric Stephenson, Marc Silvestri et Robert Kirkman sont aujourd'hui présentés face au même problème que lors de la fameuse révolte de 1992 - à voir si l'entreprise reste cohérente dans sa promesse de créer un monde plus juste pour les professionnels de la bande-dessinée.