Depuis le début de sa carrière, Mark Russell a eu à coeur de dépeindre dans ses oeuvres les travers des sociétés occidentales modernes. Prenant tour à tour pour cible la construction patriarcale, la domination du capitalisme, le cynisme des lobbies ou l'absurdité des systèmes politiques, c'est en parlant de religion que l'auteur avait commencé ses travaux. God is Disappointed With You est un essai satirique, relecture moderne et absurde des écrits de la Bible, publié chez Top Shelf en 2013, avec des illustrations de Shannon Wheeler. En 2016, alors que ses premiers comics avaient été publiés, il remettait ça avec Apocrypha Now, un assemblage de textes religieux fictifs. L'une dans l'autre, les deux écrits ne sont pas anti-religieux : Russell n'est pas athée, et entretient une forme de spiritualité/croyance, qu'il ne place simplement pas autour d'un livre supposément sacré ou d'une divinité incarnée. Dans ses deux ouvrages, il pointait du doigt les dérives de la religion, dues à ses interprétations ou à la manipulation qu'en font certaines personnes. Pour lui, une religion n'est pas mauvaise en soi, et peut même apporter de belles choses - mais quand on ne l'utilise pas n'importe comment. Quelques années ont passé, et Mark Russell revient à ses racines, en comics cette fois, avec Le Retour du Messie (Second Coming en VO), dont le premier volume nous est parvenu récemment aux éditions Delcourt. C'est une petite réussite, on vous explique rapidement pourquoi.
Petite remise en contexte encore nécessaire sur l'historique de publication de Second Coming, assez particulier. La mini-série était en premier lieu prévue pour accompagner une ultime vague de titres chez Vertigo, peu de temps avant sa fermeture. Les comics annoncés à l'époque, comme Border Town, SfSx ou American Carnage, avaient chacun l'envie d'aborder des thématiques sociétales actuelles (que ce soit sur l'immigration, les revendications des communautés LGBT ou le racisme systémique) - et Second Coming voulait donc parler de religion, tout simplement. Le pitch est simple : deux mille ans après être retourné au paradis et avoir interdiction de revenir sur Terre parce qu'il s'est fait crucifier comme un boloss, Jésus est renvoyé sur notre planète par Dieu, parce qu'entre temps, un certain Sunstar (comprendre un Superman local) est devenu le Sauveur de l'humanité. Le tout puissant considère donc que son fils aurait fort à apprendre de ce super-héros christique, mais une fois sur Terre, Jésus va se rendre compte d'une part que les messages qu'il dispensait 2000 ans auparavant ont été complètement pervertis ; Sunstar apprendra, lui, que tous les problèmes du monde ne peuvent être résolus à coups de poing.
Sur ce seul résumé, le titre Second Coming avait alors fait polémique, Fox News et l'American Family Association (une organisation chrétienne fondamentaliste) ayant accusé le titre de blasphème et souhaité son interdiction avant même que le premier numéro ne sorte chez Vertigo (personne ne parlait alors de cancel culture, mais il serait bon de faire ce genre de rappels de temps en temps). Las des aller-retours incessants avec un éditeur de plus en plus frileux, Russell et son collaborateur Richard Pace avaient réussi à reprendre les droits de leur comicbook pour aller le publier chez Ahoy Comics. Alors qu'un second volume est en cours en VO, on peut désormais savourer ce premier tome chez Delcourt, qui ne mérite pas vraiment sa réputation sulfureuse, à part peut-être pour son ouverture. Dans une redite de la Genèse, on y voit en effet Adam et Eve manger les fruits défendus en forme de quéquette et de foufoune. Quand on connaît la mentalité de DC Comics sur la question du sexe (remember Batman : Damned ?), on comprend pourquoi Vertigo n'osait pas publier ça - et c'est un scandale, mais n'allons plus déterrer les cadavres, voulez vous.
Comme on le disait, donc, Mark Russell n'a rien contre la religion. Le Retour du Messie est là pour disserter sur la façon dont les écrits d'une doctrine qui doit prêcher a priori l'amour et l'entraide envers son prochain ont été complètement détournés par certains groupes. Très clairement, les fondamentalistes de toutes sortes en prennent pour leur grade : c'est à dire que lorsque Jésus essaie de leur faire comprendre qu'ils interprètent ses propres déclarations complètement à l'envers, et qu'il y a autre chose à retenir de son passage sur Terre que sa crucifixion, il se fait passer à tabac et traite de blasphémateur. A côté, Sunstar a beau utiliser ses pouvoirs comme n'importe quel super-héros, il y a des problèmes (au hasard : celui des inégalités sociales) qui ne peuvent se résoudre avec des poings et des yeux-lasers. C'est là que les deux entités christiques sont appelées à communiquer ensemble, et à apprendre ce qu'il y a de bon à tirer de la façon de faire de chacun. Au fil des chapitres, on rit, beaucoup, mais c'est cette forme de comédie acide telle que Russell sait nous donner, qui donnera à méditer par la suite. Et ce, quelles que soient les convictions personnelles.
Bien sûr que l'auteur a ses propres idées et qu'il les insufflera au fil de ces six chapitres, mais il faudrait être de mauvaise foi pour ne pas reconnaître dans les moqueries des renvois à des actualités bien réelles. Particulièrement en ce qui concerne l'utilisation de la religion comme justification de toutes formes d'intolérances (envers toute personne qui ne vous ressemble pas). A côté, on n'oubliera pas d'avoir une intrigue plus terre à terre, avec un Diable qui, lui aussi sur Terre, tente de corrompre Jésus avant de monter un complot pour le défaire en compagnie de Sunstar. Ce dernier doit aussi gérer sa vie de famille, Russell en profitant là aussi pour égratigner l'image parfaite du sur-homme, et de la virilité qui y est associée. On tord donc les stéréotypes pour s'amuser, au gré d'une intrigue riche en rebondissements. L'imagerie du Dieu vengeur et colérique façon premier testament est superbement illustrée avec ce personnage, justement, d'un Dieu colérique, égoïste, qui ne comprend pas qu'on ne peut pas chercher à être ami avec quelqu'un tout en souhaitant que cette même personne l'adule. Dialogues savoureux et échanges absurdes ponctuent ses scènes dans un Paradis idéalisé.
Sur le plan du dessin, Le Retour du Messie voit sa répartition scindée en deux, avec Richard Pace s'occupant des passages religieux (quand il s'agit de retracer la vie de Jésus, ou bien les scènes au Paradis), tandis que Leonard Kirk dépeint les moments modernes sur Terre, qui mettent en scène principalement Sunstar. Le mélange des deux approches fonctionne bien, avec quelques passages où les deux artistes dessinent en même temps. Les planches sont lisibles et le découpage assure de ne jamais s'ennuyer, tout en reconnaissant que sur le pur plan graphique, le dessin n'est pas le plus "beau" qui soit. Ici, ce n'est pas vraiment ce qu'on lui demande. En terme d'expressivité, d'émotions, et d'humour, c'est là que les deux dessinateurs montrent leurs force, Kirk notamment qui donne parfois un aspect un peu enfantin à ses planches, pour donner un aspect plus "comics de super-héros d'époque) à ses scènes, tandis que Pace a un trait plus appuyé, et une mise en couleurs qui mise sur l'ambiance "textes anciens".
De plus en plus implantée en France, l'oeuvre de Mark Russell se découvre en VF avec toujours autant de plaisir. Loin d'être un brûlot anti-religieux, Le Retour du Messie est justement une réflexion sur ce que la religion peut apporter de bon à chacun, et comment les comics de super-héros pourraient tirer parti de certains enseignements pour faire évoluer leurs figures christiques modernes. Sans oublier de tirer à balles réelles sur les fondamentalismes archaïques - qui ont tenté de faire interdire son bouquin -, Russell et ses collaborateurs proposent un récit drôle, intelligent, avec une proposition artistique intéressante dans sa dualité, quoique toutes les planches ne soient pas des plus appliquées. Un bel ajout dans l'offre comics indé' en France, duquel vous auriez tort de passer à côté.
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