Cette semaine, se lance sur le marché un tout jeune éditeur venu tenter sa chance contre les majors et les indépendants - humble tentative, et nous aurons probablement l'occasion de reparler de l'expérience tentée par Jamal Igle ou du bonhomme en lui-même selon les résultats de cette nouvelle entreprise, baptisée Ahoy Comics. L'originalité principale de cet éditeur est qu'il ne se lance pas dans la simple édition de BDs. Les fondateurs ont choisi d'opter pour une sorte de format hybride entre le single et le magazine (on va donc appeler ça un mingle, parce que magazine et book ça donne mook donc c'est logique, et en plus ça sonne comme un nom de petit pokémon rigolo).
Le premier titre à se lancer s'appelle The Wrong Earth, un récit à la freaky friday où deux univers contraires vont être amenés à s'entrechoquer. D'un côté, une terre naïve façon silver age de DC Comics directement inspirée par l'imagerie fantasque des années 1960 - dont le souvenir le plus évident sera le Batman d'Adam West et Burt Ward. De l'autre, une terre cruelle et cynique façon dark age, avec ses rues sans lois et un héros bien plus gris, voire gris sombre, difficile d'ailleurs de ne pas convoquer Frank Miller comme référent évident.
Sur chacune de ces Terres, on retrouve le même schéma. Un héros inspiré par la libellule, le Dragonfly ou Dragonflyman, son sidekick roux, sa nemesis Number One dont la particularité est de se prendre pour le centre de l'univers, et la police qui sert de juge de paix à différents niveaux entre les héros costumés et leurs super-vilains. L'opposition entre l'idéal propret et enfantin des super-héros d'une certaine époque avec celui beaucoup plus violent et sombre fonctionne, comme il a toujours fonctionné chez Grant Morrison, Alan Moore, Warren Ellis - problème, les recherches sont un peu moins travaillées ici.
The Wrong Earth présente un début solide avec de jolis dessins. Le mélange de Batman et On a échangés nos mamans fonctionne, la curiosité de découvrir quels renvois les auteurs vont placer ou comment vont se mêler deux visions aussi différentes de la même idée donne envie de se motiver. Avoir choisi d'appeler son vilain Number One, placer d'emblée la référence aux morts de Robin, oser faire d'un des deux héros un criminel ou se débrouiller pour faire passer l'opposition entre les deux mondes par la couleur, un décalage dans la violence qui se place aux bons endroits de la lecture - on sent que les auteurs ont une certaine expérience, et que tout se déroule comme un agréable projets de vétérans qui rempilent pour "leur moment multivers" comme d'autres avant eux.
Il est toutefois difficile de ne pas être un peu déçu que le monde (en création) n'aille pas beaucoup plus loin. Esthétiquement, le costume de Dragonflyman fonctionne sur la Terre naïve - beaucoup moins sur celle du dark age. Le héros n'a pas la musculature d'un Batman millerien, le scénario propose assez peu de surprises et on se retrouve en définitive devant une écriture académique qui sait ce qu'elle va chercher à proposer. Plutôt que de faire un commentaire méta' sur la continuité, l'évolution des héros ou la symbolique de justice dans des sociétés diamétralement opposées - ou tout simplement, parodier plus, parodier tout - il est probable que la série s'oriente sur une promesse de film sans danger dans le style de certains que l'on aura pu voir dans les années '90. L'ensemble manque de folie, de laisser aller.
Cela étant, rien qui ne gène la lecture ou ne promette pas un bon trade à terme. Du côté de l'édition, l'intérêt de la formule Ahoy Comics est mise à rude épreuve d'entrée de jeu : on retrouve des biographies, la fameuse nouvelle en prose de Grant Morrison et un petit segment de BD inspiré cette fois par le golden age, et peut-être est-ce d'ailleurs le plus étonnant.
Dans ce petit passage servi par Paul Constant et Frank Camuso, l'idée est d'imiter le style des comics des années 1940 à l'écriture et aux dessins, pour présenter une petite aventure de Stinger façon Bucky Barnes de l'époque Simon & Kirby. Ce petit morceau d'histoire a l'intérêt de proposer une troisième lecture des diverses Terres de Dragonflyman et compose donc un joli bonus, mais c'est surtout sa fin grinçante qui le distingue du numéro principal.
Avec le storytelling (plat) qu'emprunte Constant au style golden age, cette petite BD progresse avec une sorte d'ironie nostalgique, comme en admiration pour la simplicité et la facilité de ces codes de l'époque - en n'oubliant pas le côté plus violent ou fataliste de la décennie. Si l'ensemble peut passer pour anecdotique, la fin rappelle aussi que l'esprit de l'époque était justement moins enthousiaste pour les happy ends, on serait même tentés de se dire que le scénariste a placé volontairement une conclusion morbide pour rendre hommage aux séries d'avant le Comics Code où les auteurs pouvaient tuer, même dans les BDs pour enfants.
Du côté de Morrison, difficile de se positionner. Le style ampoulé et très particulier de l'auteur livre une prose exigeante où on se perd parfois, avec ce récit d'aviateur là-encore sans beaucoup de mordant, en plus d'être difficile à saisir si votre niveau d'anglais n'est pas réellement quali'. C'est dur mais le gars est un érudit, ne lui en veuillez pas.
Alors, Ahoy Comics, oui ou non ? Et bien pour le moment, oui, mais un oui prudent. Si The Wrong Earth attaque comme une série quadrillée qui sait manifestement où elle va, on sent l'envie des éditeurs (qui sont aussi les auteurs, forcément) de proposer quelque chose qui puisse plaire au public indé' et au public super-héros. En cherchant un compromis hasardeux, le scénariste Tom Peyer s'impose des limites au profit du rythme et d'une bonne direction d'ensemble, appréciable si vous êtes fana' de Batman et de ce style de jeux sur les réalités. L'offre mingle aura cependant à faire ses preuves, quoi qu'il soit plutôt très agréable de trouver un éditorial en début de série pour cerner les intentions derrière l'aventure proposée (on conseillerait à Cebulski d'en faire autant, si ça peut permettre de comprendre pourquoi Infinity Warps), qui semble en tout cas sincère et plutôt engageante pour le moment.