Dans une année 2024 qui a déjà eu l'occasion de prouver à plusieurs reprises à quel point l'animation était repassée en tête sur le secteur des adaptations de comics, Batman : Caped Crusader a tout du rêve humide pour n'importe quel fan de culture pop élevé dans le rêve éveillé que furent les cartoons des années quatre-vingt dix. Il s'agit en effet du retour de Bruce Timm sur une série animée Batman, trente ans après la diffusion de l'intemporelle Batman : The Animated Series qu'il a menée avec Eric Radomski, Paul Dini et Alan Burnett.
Un retour aux affaires attendu pour cet artiste dont le trait a inspiré quantité de dessinateurs passés derrière lui, qui a incarné un style, une époque, une excellence. Surtout que ses dernières prestations chez DC Comics et WB Animation n'avaient pas toutes été forcément appréciées par ses fans de longue date (pour ne pas citer Batman : The Killing Joke).
Si l'on peut naturellement émettre des réticences sur le principe d'un projet estampillé "rétronostalgie", mettons aussi qu'on peut aussi jouer la dissonance cognitive quand il s'agit de Bruce Timm, d'animation et du Chevalier Noir. Oui, d'accord, c'est facile, mais c'est le genre de facile qui se mérite. D'autant plus que le bonhomme s'est trouvé un J.J. Abrams et un Matt Reeves (The Batman) pour lui servir de coproducteurs, et l'immense Ed Brubaker pour superviser l'écriture.
Le patron des polars, qui avait su parfaitement s'adapter à l'univers de Gotham City en comics aux côtés de Greg Rucka au moment de Gotham Central, a désormais carte blanche aux côtés de Timm pour livrer une interprétation qui tombe quelque part entre le neuf et l'ancien de la chauve-souris. Le risque, évidemment, c'est de souffrir de la comparaison de Batman : T.A.S., compte tenu du culte que lui vouent certains fans devenus adultes entre temps. C'est pour ça que les équipes ont choisi de faire quelque chose de sensiblement différent, quitte à prendre quelques décisions qui pourraient heurter ces mêmes fans, peut-être moins ouverts d'esprits. Mais le résultat, on vous l'annonce dès le titre de cet article : s'il est impossible de prétendre dépasser Batman : TAS, Batman : Caped Crusader en est une relecture vivifiante, et certainement ce qu'il s'est fait de mieux autour du super-héros costumé en animation depuis son illustre aînée.
Dans les nombreuses interviews que Bruce Timm a concédé tout au long de la gestation compliquée du projet - on se rappelle, une série a été commandée par Max, prise dans l'ouragan nocif des réductions de budget missionné par la présidence, refilé à Prime Video au sortir d'un appel d'offre longue durée - l'artiste avait expliqué vouloir faire la série qu'il avait envisagée il y a déjà trente ans. Une tonalité "adulte", débarrassée des restrictions imposées par les chaînes pour enfants qui gouvernaient à l'époque certaines décisions de productions. Et aussi, sans les impératifs liés à la production de produits dérivés.
Cette volonté de faire quelque chose de différent se ressent dès le générique d'ouverture. Pas de musique épique, l'ensemble des images sont en noir et blanc, Batman se montre assez calme : la note d'intention est claire. Batman : Caped Crusader troque son côté super-héros pour laisser place à une dimension détective plus affirmée.
Dans les références visuelles immédiates, Bruce Timm emprunte les designs hérités des comics Batman de l'âge d'or des comics. On reconnaît évidemment la forme des oreilles du masque, représentatifs des toutes premières apparitions de la chauve-souris en comics. Ce décalque passe par d'autres petits détails : Alfred Pennyworth a l'apparence rondouillette du majordome tel qu'il avait été présenté dans les comics des années quarante, Catwoman adopte aussi son costume du Golden Age, tandis que certains autres vilains vont être modifiés pour correspondre à cet esprit polar et plus terre-à-terre. C'était aussi le cas pour certains éléments de Batman : TAS, évidemment, mais la série optait plutôt pour une sorte de suspension de la réalité, plus floue dans son ancrage temporel. Cette fois, on assume d'utiliser le décor des années quarante, celui qui a posé les bases de l'esthétique de Batman (et du Shadow) avec New York, Chicago, les films noirs et l'urbanisme américain figé.
Ce qui ne veut pas non plus dire qu'une dose de fantastique n'est pas insufflée au gré des épisodes. Si la majorité des intrigues flirte effectivement avec l'écriture classique du grand Brubaker, avec ses mafieux enragés, ses hommes de main en imper' aux mitrailleuses à chargeurs ronds, ses flics corrompus et tout l'habillage évident, certains épisodes versent aussi dans une forme de surnaturel lugubre, gothique, addition bienvenue au reste de la formule. Même si ces épisodes ont aussi tendance à détonner avec l'ambiance générale. Côté narratif, l'intrigue démarre quelques semaines (ou quelques mois) après l'apparition de Batman à Gotham City, et il y a donc bien des choses à mettre en place, par rapport aux éléments de l'univers que chacun connaît.
Dans la relation du super-héros aux criminels mafieux, dans l'installation de certains super-vilains costumés, ou dans les rapports que la chauve-souris entretient avec la police. Rapidement, ce classicisme apprend à esquiver les impressions de déjà vu, dans la mesure où Timm et Brubaker installent cette idée d'un miroir déformant qui construit l'identité originale de la série, additionnée à un esprit entier qui permet à Caped Crusader de se laisser découvrir avec curiosité, comme un jeu des sept différences qui ne dit pas son nom.
Cela se remarque notamment dans le choix des adversaires, qui ont tous quelque chose de différent et d'unique. Concernant Penguin, par exemple, dès le premier épisode, un choix majeur est opéré pour ce personnage, qui a son importance dans le récit et qui rend les actions de cette personne encore plus glaçantes que d'habitude. D'autres figures comme Harley Quinn ou Onomatopoeia, qui historiquement n'existaient pas dans les comics du Golden Age, se voient ici réinventé(e)s pour coller à l'ambiance et au contexte de la série.
De par ses choix, la Gotham City de Caped Crusader migre vers l'idée d'une fresque intemporelle : pas de gadgets compliqués, une ville qui évoque une certaine époque, mais pas non plus d'historicité proprement dite, le reste des Etats-Unis n'a pas spécialement d'importance et la ville reste coincée dans cette bulle fantasmagorique comme la carte postale d'un monde bloqué dans une certaine vision de la chauve-souris.
Et puisque l'on évoquait quelques lignes plus haut la tonalité, est-ce que Bruce Timm a bien tenu sa promesse de produire un Batman plus adulte ? Oui. Alors, il n'y a pas d'effusions de sang, pas de scènes de sexe, ce qui fera sans doute plaisir à toutes celles et ceux qui n'avaient pas adhéré à la lecture de Killing Joke par le créateur, mais ce n'est pas tellement ce genre de critères que l'on retient pour estimer de la maturité d'une histoire consacrée à la chauve-souris en général. Ici, la différence se joue sur l'ambiance générale, maussade, sèche, et les actions perpétrées par les vilains. Authentiques salauds, ceux-ci n'hésitent pas à tuer, enfin. Là où T.A.S. avait pour consigner d'éviter de parler de la mort en tant que sujet frontal, cette fois, la thématique est au premier plan, et peut même survenir de façon très brusque. Il en ressort cet effet d'une série parfois morbide, souvent noire, qui fait que Caped Crusader ne s'adresse tout simplement pas aux enfants. Vraiment. A ce titre, quelques passages pourraient même mettre mal à l'aise quelques adultes un poil sensibles.
Un point de comparaison inévitable sera celui du casting vocal, notamment pour Hamish Linklater en Batman, qui passe après Kevin Conroy. Dans la mesure où celui-ci aura marqué durablement l'interprétation de la chauve-souris à travers le temps (avec Batman : TAS pour les anglophones, mais aussi toutes les adaptations suivantes en dessin animé ou en jeu vidéo) il serait assez inutile de tenter de l'imiter ou de produire un effet de "match voice". Fort heureusement Linklater n'opte pas pour cette voie (ni cette voix, héhéhé). Le comédien développe sa propre approche, avec une voix plus enrouée quand il est en Batman, et un ton plus rond et (faussement) jovial lorsqu'il doit jouer Bruce Wayne. On remarque d'ailleurs la façon dont Wayne est ici un masque total, puisque lorsqu'il se retrouve seul avec Alfred, Bruce parle avec sa voix de Batman, même sans porter de costume.
Le héros est montré comme quelqu'un de très asocial, avec des failles prononcées. Et chose qu'on ne voit finalement que peu : ce Batman peut perdre, parfois avec une profonde amertume. On pense notamment à un épisode consacré à ses origines ("encore ?" mais oui, mais arrêtez avec ce reproche : ça fait partie de l'emballage et ce sera comme ça à chaque adaptation) qui permet de noter là-encore des différences avec le mythos classique, pour appréhender ce Bruce Wayne sous un angle plus... antipathique.
En témoignent un relationnel compliqué avec les autres héros de Gotham City. A commencer par le Commissaire Gordon et sa fille Barbara (ici, une adulte, inspectrice déjà entrée dans la carrière) et Renée Montoya. Sur le point Barbara, d'ailleurs, que celles et ceux qui avaient encore Killing Joke en tête se rassurent : il n'existe pas de romance entre elle et Bruce, quoi qu'ont pu en dire certains critiques obsédés par cette question, et qui ont même été jusqu'à mentir dans leurs propres papiers et sur les réseaux sociaux. On doute d'ailleurs que ce Bruce Wayne sera capable d'avoir une quelconque relation amoureuse avec qui que ce soit.
Le reste du casting vocal se montre convaincant en insufflant des personnalités propres aux différents personnages mis en scène. Le duo des Gordon tient bien sa place de faisceau d'espoir dans un GCPD corrompu de toutes parts, face à Flass et à Bullock, qui incarnent à la perfection le versant des ripoux que Brubaker affectionne tant dans ses propres comics. La réinterprétation de Clayface est particulièrement réussie et fera plaisir à celles et ceux qui apprécient cette dramaturgie associée à Basil Karlo, d'autant plus que son histoire s'accorde très bien avec le milieu du cinéma d'époque. Et évoque en filigrane un autre chef d'oeuvre de Brubaker, The Fade Out (même si l'épisode en question est écrit par Greg Rucka). L'autre personnage majeur est Harvey Dent (doublé par Diedrich Bader, qui incarne Batman dans la série animée Harley Quinn d'ailleurs). Sûrement le point central de cette première saison.
Son évolution au fil de la série, avec un diptyque final majeur, nous permet d'entrevoir la façon dont Gotham City évolue au fil des apparitions du vengeur masqué. Les épisodes (de 25 min. environ) ont dans l'ensemble une tournure "freak of the week" qui donne parfois le sentiment pour certains vilains qu'ils sont sous-exploités (Penguin et Harley Quinn particulièrement), mais le fil rouge est dicté par Dent et les agissements des mafieux de la ville, notamment Rupert Thorne, qui en impose par la menace qu'il représente, sans être fondamentalement très présent. Une saison deux a d'ores et déjà été commandée pour Prime Video, et donc, les dernières minutes de l'ultime épisode laissent clairement entrevoir quelles seront les directions abordées. Et il y a de quoi être naturellement excité.
Y aurait-il quelque chose à reprocher, en fin de compte, à Batman : Caped Crusader ? Pas franchement, en réalité. Notons néanmoins dans les défauts l'aspect un peu vide de Gotham City. La ville a l'air dépeuplée, au point d'avoir l'impression que seuls les mafieux vivent réellement sur place. L'animation des véhicules semble évidemment s'être basée sur la tricherie des modèles 3D, une sorte de norme moderne pas forcément agréable, dont le mouvement jure avec le reste. Mais difficile de formuler ce reproche quand l'essentiel de l'animation américaine (voire asiatique) utilise déjà cette tactique de forban.
Sur la mise en scène, on se contente généralement de cadres fixes, avec des personnages assez statiques, peu d'animations faciales... Le tout est compensé par la direction artistique et le chara-design dérivé du trait de Bruce Timm, mais sur le pur plan technique, il est évident qu'il y aurait encore matière à travailler l'ensemble. Les épisodes restent très agréables à regarder et il y a certains plans jouant sur les ombres particulièrement réussis, jusqu'à une séquence dans l'ultime épisode qui achève d'ancrer Caped Crusader dans son lien à Batman : T.A.S.. Encore une fois : si l'on admet qu'il existe des comics d'auteurs avec une vision et des qualités qui écrasent les défauts, on aurait du mal à reprocher à Bruce Timm de faire... du Bruce Timm. Rarement novateur dans la mise en scène ou les effets de fluidité, dans l'utilisation du mouvement ou l'expérimental (les scènes les plus mobiles de Batman T.A.S. étaient surtout le résultat de studios japonais qui travaillaient avec WB Animation à ce moment là), celui-ci reste un maître du rythme, des silences et des ambiances, et le résultat est toujours aussi séduisant de ce point de vue.
Il était évident dès son annonce que Batman : Caped Crusader ne pourrait atteindre les sommets de son aînée. Bruce Timm lui-même le savait sûrement très bien. Le monde a changé, et avec lui, les budgets que l'on alloue aux séries animées modernes. Alors, avec cette envie de ne pas se dédire et de produire un résultat pour les adultes, la comparaison n'avait, de toutes façons, pas grand sens. En proposant cette version différente de Gotham City, plus terre-à-terre, plus "film noir", plus mature dans son ambiance et ses personnages réinventés, Caped Crusader évite l'écueil de la comparaison directe, et s'affirme comme une belle relecture d'une mythologie pourtant déjà abordée à de multiples reprises. Une très bonne porte d'entrée pour les fans de Batman (mais passé dix ans : rappelons que le tout n'est pas pour les plus jeunes), qui fera d'autant plus plaisir aux vétérans habitués à piller le catalogue des classiques du Chevalier Noir. Cette première salve de dix épisodes montre que Timm, Brubaker et leurs collègues ont réussi haut la main le défi de se renouveler avec ce Batman en deux dimensions, et que l'animation en tant que tel est encore et toujours le meilleur média pour adapter des comics. Le plaisir est là, et n'a jamais été aussi présent.