Une critique en retard ? Quoi, ici en plus ? Sur ce site en particulier ? Alors ça c'est de la calomnie les gars, j'sais pas si vous vous rendez compte mais c'est grave ce que vous dites. Et puis, hey, il faut le temps de la digestion, vous savez, un papier c'est toujours le résultat d'un exercice murement réfléchi... Et donc, au sortir d'une longue période de méditation transcendantale, on va pouvoir revenir sur les forces et faiblesses de la série Agatha All Along, production développée par Marvel Studios pour la plateforme Disney+ en accompagnement des fêtes d'halloween. Vous connaissez la formule : les grands groupes aiment proposer des produits calibrés en fonction des moments du calendrier. L'été avait déjà ses gros blockbusters pour la famille, et petit à petit, la tradition d'un produit "qui fait peur", ou tout du moins, qui évoque le code couleur de cette période de l'année consacrée aux citrouilles et aux sorcières, s'installe progressivement dans les habitudes du groupe Marvel. Sur les deux dernières années, le Werewolf by Night (en couleurs ou en noir et blanc) s'était déjà chargé d'occuper ce créneau.
Pour cette fois, Feige et ses troupes ont opté pour une production plus originale, directement installée dans ce qui aurait sans doute pu devenir la première trilogie de feuilletons Marvel Studios gouvernée par une seule et même scénariste. Pour avoir déjà créé la série WandaVision aux premières heures de la plateforme Disney+, Jac Schaeffer est de retour avec Agatha All Along, une série pensée comme le miroir (et la suite directe) de cette lointaine entrée en matière. Même fonctionnement, même esprit loufoque, mais cette fois, une sorcière qui troque le rouge contre le violet. L'objet reste en accord avec les variables locales : dès lors qu'un(e) vilain(e) a du potentiel, il n'est pas difficile de lui fabriquer une rampe de lancement avec une production qui lui sera consacrée, pour revenir sur son passé, son présent, et instiller l'idée d'un changement de cap. Ca a fonctionné pour Loki, alors, pourquoi est-ce que ça ne fonctionnerait pas pour Agatha Harkness ?
Petit succès d'audimat (si l'on se fie aux propos de Kevin Feige), Agatha All Along est peut-être l'une des rares séries Disney+ à avoir été capable de revigorer la marque dans l'esprit de certain(e)s fans déçu(e)s des sorties de ces dernières années. Si le bilan n'est évidemment pas parfait, on se retrouve en face d'une production avec de bons arguments à défendre, mais qui a aussi fait le choix de ne pas forcément s'adresser à la base classique des abonnés Marvel Studios.
Sacrée Sorcière
Agatha All Along reprend directement dans la continuité de WandaVision : Agatha se libère du sort qui lui a été lancé par la sorcière rouge, rencontre un mystérieux jeune homme, Teen (Joe Locke) qui lui propose de visiter la Witches' Road, un environnement légendaire truffé d'épreuves en tous genres et par lequel les sorcières doivent passer si elles espèrent pouvoir faire réaliser leur souhait. L'héroïne va aussi retrouver son ex problématique, Rio (Aubrey Plaza), et former un nouveau clan de sorcières dans l'idée d'explorer la fameuse route et de récupérer ses pouvoirs à la fin du voyage. Voilà pour les grandes lignes, on va parier sur le fait que vous n'avez peut-être pas vu ou pas terminé la série et éviter de gâcher certains éléments pour le moment.
D'un point de vue structurel, chaque épisode est donc une nouvelle étape dans le cadre d'un long voyage vers le bout de la route. Ce principe reprend plus ou moins le fonctionnement de WandaVision avec cette envie de proposer une idée différente par épisode, ou d'adresser un clin d'œil précis à un recoin de la culture pop' associé aux sorcières ou à la féminité en général, à chaque nouveau chapitre. Sauf que, là où Wanda allait chercher dans le socle culturel des sitcoms pour s'improviser une posture de mère au foyer idéale en accord avec les codes de la télévision sur plusieurs générations, la Witches Road se décrit plutôt comme un découpage méthodique des clichés associés à la sorcellerie : les potions pour la première épreuve, le fait de jouer un vinyle à l'envers pour la seconde, la planche de ouija pour la troisième, le tarot pour la quatrième, etc. Chaque épisode transporte une esthétique différente, en hommage à différentes générations de films d'horreur : plutôt pop et pyjama par moments, ou château et robes médiévales à d'autres endroits.
Cette façon de faire permet à la série de réellement progresser sur un principe épisodique, dans le premier sens du terme. Et en l'occurrence, Jac Schaeffer est peut-être l'une des seules scénaristes chez Marvel Studios à procéder de la sorte : Agatha All Along n'est pas un film de trois heures découpé en tranches de six épisodes, mais bien une série télévisée, avec un "monstre de la semaine" et une logique de fil rouge et de progression chapitrée. Malheureusement, le produit a aussi les défauts de ses qualités : certains épisodes sont moins utiles que d'autres, certains personnages secondaires un peu moins intéressants, et le début de saison est un peu plus laborieux en attendant d'avoir installé ce rythme et de comprendre où Schaeffer compte nous emmener. Surtout que certains twists sont très prévisibles. Voire trop prévisibles, et l'équipe créative a certainement dû s'en apercevoir, dans la mesure où plusieurs twists appellent à d'autres twists par effet de rebond.
C'était l'une des forces de WandaVision : découvrir l'identité d'Agatha et réaliser que WestView était en fait sous le contrôle de l'héroïne depuis le début. Pour Agatha All Long, Jac Schaeffer a donc appliqué à la lettre sa propre formule. La série reprend cette même mécanique de renversement de perspective et de révélations en cascade, au service d'une même thématique. Et cette thématique, encore une fois, c'est le deuil. Un autre point commun avec la série précédente, et qui instille cette idée de suite directe, simplement vécue du point de vue de la "méchante". De son côté, Agatha doit faire le deuil de son enfant, en acceptant l'idée de tourner cette page et de prendre un rôle de mentor plus affirmé pour Teen à la fin de l'aventure. Rio doit faire le deuil de sa relation avec Agatha, ce qui est plutôt paradoxal sur le papier. Et évidemment, Teen doit faire le deuil de sa propre mort, en acceptant de devenir ce qu'il est devenu et d'embrasser cette nouvelle vie, cette nouvelle identité.
De par ses origines mêmes, le petit héros est un candidat parfait pour évoquer cette gamme thématique (ses parents ne sont plus là, son frère n'est plus là, lui-même est un genre de revenant). Idem pour Agatha (qui a perdu son fils et plus tard ses pouvoirs) et Rio (sans commentaire). Les différents épisodes flashbacks vont participer à cimenter cette même idée, qui permet de remettre toute l'affaire dans le bon ordre une fois le twist ultime mis sur la table. En définitive, on découvre qu'Agatha All Along n'était rien d'autre qu'une nouvelle Westview : un fantasme articulé pour mettre en mot cette même idée du deuil, cette même quête personnelle de sens dans une vie où l'on a tout perdu.
Et pour le coup, le renversement est même plus intelligemment construit, dans la mesure où le twist de WandaVision (rappelez-vous : Wanda aimait bien regarder des sitcoms quand elle était petite...) semblait avoir été posé là pour justifier un caprice formaliste de la part de Jac Schaeffer : il était facile de se dire que la créatrice avait surtout envie de s'amuser avec les codes visuels des sitcoms et de leur évolution à travers le temps, mais en définitive, ce travail sur la forme, sur la narration des épisodes, n'avait pas de réel effet sur l'intrigue et la résolution finale. Pour Agatha All Along, c'est l'inverse. Et même si le retournement est facile, on comprend encore une fois que l'architecte de la Witches' Road a simplement dû composer avec les éléments qu'il avait sous la main : ça va dans le sens de son caractère, il ne sait pas encore qui il est, ni ce qu'il doit ou peut faire de ses propres pouvoirs. Accessoirement, c'est un ado', et une fois que le twist a été mis sur la table, on comprend mieux le côté aléatoire, absurde, presque vidéoludique des différentes épreuves de la route : toute cette dimension surnaturelle n'est jamais que le produit d'un demi-dieu en pleine crise d'ado', guidé par un traumatisme personnel qu'il a encore lui-même du mal à formuler.
Et pour rester sur la forme, là-encore, la série a le défaut de ses qualités : d'un côté, des décors réels, concrets, qui changent un peu des fonds verts... mais d'un autre côté, tout ça fait un peu carton pâte et la mise en scène ne fait aucun effort pour rendre l'aventure crédible. Il est même assez curieux de voir comment la caméra se déplace avec plus d'adresse dans les épisodes flashback : beaucoup plus sérieux, beaucoup moins autoparodiques, ceux-ci ont visiblement été tournés en extérieur, à la lumière du jour, et servent à chaque fois de moments pivots pour la compréhension des personnages et de la série. En comparaison, le périple sur la route passe pour très artificiel... mais, encore une fois, compte tenu du twist final, ce côté factice est peut-être volontaire. Ceci étant, au global, la mise en scène est globalement faiblarde à quelques épisodes près. L'exemple du combat final est évidemment celui qui vient le plus facilement en tête : pauvre, sans idées visuelles, un échange de boules d'énergie automatique et cadenassé dans un décor où les actrices n'ont pas la place de proposer quoi que ce soit.
The Witch is Back
Sur la ligne d'arrivée, il est tout de même un peu difficile d'être vraiment sévère vis-à-vis du résultat final. On peut le remarquer : Agatha All Along est une série qui n'a visiblement pas eu droit au même budget de production que la plupart des grosses machines de l'empire Marvel Studios. Et c'est justement cette petite différence qui fait son charme. Contrairement à WandaVision, la série ne se prend pas vraiment au sérieux sur l'essentiel des épisodes proposés. Agatha, Teen et Rio multiplient les vannes et les références en tous genres, avec un humour qui repose beaucoup sur le clin d'œil, le commentaire méta' ou les renvois aux classiques de la culture populaire. Une écriture qui mise sur la légèreté et la complicité des différents membres du casting : on devine un peu d'improvisation, beaucoup de laisser aller et une direction d'acteur dans la souplesse où les unes et les autres ont eu le droit d'expérimenter sans trop de consignes formelles. Et ça se voit : Aubrey Plaza fait du Aubrey Plaza, dans l'humour absurde, le regard séducteur ou le décalage permanent vis-à-vis du reste du groupe, quelque part entre sa prestation dans Legion et dans la série Parks & Recreations.
De la même façon, Kathryn Hahn livre une performance extrêmement riche - trop riche, diront certains ? - avec énormément de variations dans les regards, la gestuelle, la voix, l'utilisation de ses costumes pour alimenter les manières de son personnage, ou bien le tempo dans ses interactions avec les autres personnages. L'actrice est immédiatement à l'aise dans ses bottes de sorcière, et même si le dosage des blagues ne rend pas forcément service à son personnage, avec des gags qu'on aurait pu couper au montage, celle-ci habite le rôle avec adresse en comprenant parfaitement ce dont Schaeffer a besoin à chaque scène.
Digne héritière du stéréotype de la diva chaotique façon Meryl Streep dans La Mort vous va si Bien, Hahn démontre aussi une certaine intelligence de jeu dans l'épisode consacré à son fils, qui remet en perspective certains des choix opérés tout au long de la saison. On en revient au fameux paradoxe : la série est capable de se prendre au sérieux quand elle le veut bien. Aussi, le reste de la saison n'est pas un accident ou une farce mal calculée. Tous les résultats obtenus sont le produit d'un choix réfléchi, pour rendre hommage aux comédies fantastiques des années quatre-vingt, profiter de cette idée d'une série un peu fauchée pour mettre l'accent sur les interactions entre les personnages plutôt que sur les effets spéciaux, et construire des dialogues un peu plus barges, un peu moins "canoniques", pour aboutir à une identité qui cherche à diverger de la norme des produits Marvel Studios. En somme, un bordel, oui, mais un bordel joyeux.
Cette note d'intention se remarque jusque dans le générique, constellé de références aux grandes sorcières de l'histoire réelle comme de la culture pop', avec un morceau de musique différent à chaque épisode pour embrasser cette idée d'un propos volontairement référentiel et positivement chaotique. La chanson qui porte toute la série devient le dernier moteur allégorique qui remet cette curieuse promenade dans le bon ordre, et assure à Agatha All Along une certaine crédibilité thématique : Jac Schaeffer a été au bout de son idée et de son propos sur le deuil, et le chemin pour en arriver là ne ressemble pas vraiment au reste des productions de l'usine Kevin Feige. En somme, il faudrait considérer la série comme le produit de son autrice, une suite logique et cohérente avec WandaVision, qui travaille les mêmes personnages, les mêmes thématiques, en bougeant simplement quelques curseurs ici ou là. On aurait pu penser que la série VisionQuest allait logiquement fermer la marche, mais il faudra peut-être attendre encore un peu pour le grand retour de Schaeffer, et une éventuelle conclusion dans cette trilogie de sorcières endeuillées.
Curieuse sortie sur le papier, Agatha All Along réussit là où d'autres séries ont échoué auparavant : pour une fois, le produit ne manque pas d'identité. Au contraire. Et c'est peut-être même justement cette identité qui pose question. Plutôt que de trancher pour un feuilleton automatique, fade et consensuel, avec la quantité habituelle de fonds verts et de combats chorégraphiés, Jac Schaeffer a opté pour une lecture d'autrice. Fan du cinéma fantastique des années quatre-vingt dans les bons comme dans les mauvais souvenirs, tout à fait consciente du potentiel de ses actrices une fois laissées en roue libre, celle-ci a accouché d'une série un peu plus dégingandée et fofolle que d'habitude, en n'oubliant rien de ses propres thématiques et de l'idée de produire une série légitime à WandaVision. Avec son air de série de la Trilogie du Samedi, ses épisodes façon monstre de la semaine, son côté fait main et bouts de ficelle, les envolées lyriques de Kathryn Hahn et les renversements de perspective (parfois) inattendus, Agatha All Along est finalement un objet assez intéressant, compromis réussi entre une vision tranchée et une commande de studio, sur lequel on sent une équipe qui s'est bien amusée et des scénaristes qui se sont fait plaisir. Maintenant, c'est aussi le principe des produits de niche : il faut adhérer à la formule. De gré ou de force, Schaeffer est toutefois la seule créatrice à avoir eu le droit à un tel degré de liberté (à deux reprises) dans l'appareil productif de Marvel Studios. Espérons que ça dure.
ET POUR ALLER PLUS LOIN