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Cara vs Instagram : les artistes de comics face aux politiques d'IA des réseaux sociaux

Cara vs Instagram : les artistes de comics face aux politiques d'IA des réseaux sociaux

NewsIndé

La question revient de plus en plus fréquemment : quelle attitude adopter face à la progression de l'intelligence artificielle ? Dans les secteurs artistiques, la perspective de voir l'IA remplacer l'essentiel de l'emploi n'est plus à considérer comme une simple théorie. Au cinéma, cette transition est d'ores et déjà en marche (un bref aperçu sur ce sujet, pour celles et ceux que ça intéresse). Couvertures de magazines, publicités dans le métro parisien, affiches pour des festivals ou des concerts, contenu publicitaire pour certains longs-métrages, les exemple se multiplient depuis le début de cette année, et les illustrateurs professionnels, infographistes, photographes, spécialistes du dessin, doivent désormais composer avec une concurrence déloyale. Et la situation n'a pas l'air de vouloir s'améliorer dans l'immédiat.

Riposte ou Exil

Pour rappel, le principe de l'IA générative repose globalement sur une logique de data mining : les technologies des pontes du secteur misent sur l'accumulation de données disponibles sur le web (ce qui comprend, bien sûr, les créations artistiques qui ne sont pas libres de droit) pour constituer des bases de données capables d'entraîner les algorithmes d'intelligence artificielle pour la reproduction d'images ou de textes. Or, dans la mesure où rien ne prouve que cette méthode est légale, ou susceptible d'échapper aux lois sur la protection des données ou l'usurpation des droits d'auteur, plusieurs collectifs s'organisent actuellement pour attaquer en justice les compagnies de type OpenAI, Microsoft, Anthropic, etc. 
 
La liste est longue. Au point d'avoir mobilisé une sorte d'annuaire des évolutions les plus récentes sur le site Substainable Tech Partners. L'article en question répertorie les affaires en cours (et est fréquemment mis à jour), en comprenant les cas de fraudes signalés, mais aussi les compagnies qui ont d'ores et déjà accepté de collaborer avec les nouveaux acteurs de l'intelligence artificielle. Une bonne façon de réaliser l'étendue de cette situation préoccupante, qui touche les sphères du journalisme, des réseaux sociaux, du divertissement, etc.
 
Certains artistes de comics entendent faire valoir leurs droits contre les intelligences artificielles génératives dans le domaine du dessin. Des entreprises comme DC Comics ont même commencé à prendre position face à la grogne publique, même si les politiques internes de ces compagnies, détenues par de très grands groupes, risquent logiquement de s'aligner sur les décisions venues d'en haut. Or, de ce point de vue, les conglomérats culturels se sont déjà mis d'accord, comme on a pu le voir lors des grèves de l'an dernier : l'IA passe pour une solution économique face à la crise que traverse le marché de l'audiovisuel aux Etats-Unis, et de premiers rapprochements ont déjà eu lieu pour commencer à préparer l'avenir. Alors, le seul contre-pouvoir légitime reste à chercher dans les textes de loi. 
 
Problème : les tribunaux et les pouvoirs publics ont généralement tendance à prendre un certain temps avant de proposer des solutions (ou un encadrement) aux nouvelles pratiques du numérique. Aussi, dans l'intervalle, certaines professions concernées réagissent à leur échelle. 

Meta Données

Le groupe Meta, propriétaire des plateformes Facebook et Instagram, investit massivement dans les technologies de l'intelligence artificielle. La semaine dernière, une notification a été adressée aux utilisateurs des deux services pour annoncer le lancement de "nouvelles fonctionnalités" basées sur l'intelligence artificielle. Ce qui signifie globalement que Facebook et Instagram se réservent désormais le droit de faire du data mining à ciel ouvert. Les publications publiques et les images publiées sur ces deux services seront utilisés pour alimenter la base de données des futurs services d'intelligence artificielle associés au groupe Meta. Cette décision a été présentée sous l'argument traditionnel : proposer des publicités ou contenus personnalisés, dans l'idée d'affiner l'expérience utilisateur et d'améliorer les algorithmes de sélection pour les fils d'actualité.

Sauf que, Meta fait aussi partie des acteurs de la génération d'images par la voie de la technologie artificielle, via le service Imagine (meta.ai).

Voici toujours le communiqué officiel du groupe :

L'entreprise autorise les utilisateurs à s'opposer à cette collecte de données, via un formulaire. En l'état actuel, celui-ci ne semble pas fonctionner, même si quelques utilisateurs ont visiblement déjà pu faire objection de ces nouvelles fonctionnalités. Dans une perspective plus globale, la collecte des données personnelles automatique, sans validation explicite consentie, est supposée être illégale sur le territoire européen depuis le vote de la Réglementation Générale sur la Protection des Données (qui bloque aussi les cookies par défaut sur le moindre site privé). La rédaction du site Catsuka a donc publié un petit article pour expliquer la méthode à employer (pour peu que le formulaire veuille bien fonctionner) afin de soumettre un refus officiel. A noter que le groupe Meta s'octroie la possibilité de refuser toute demande non justifiée. 

Pour beaucoup de pays, les législations sur la collecte de données n'ont pas la même efficacité protectrice que sur le territoire européen. On s'attend donc à ce que Meta bâtisse sa base de données sans rencontrer de résistance frontale de la part des organes politiques, encore assez éloignés au global des nouveaux enjeux de l'intelligence artificielle.

La rédaction de France Info rappelle que Meta est d'ores et déjà dans le viseur de la commission européenne, avec plusieurs enquêtes en cours sur ce même sujet de la protection des données.


A l'échelle des utilisateurs basés dans la sphère artistique, la décision du groupe passe pour un sérieux coup de poignard. Puisque cette nouvelle politique pourrait effectivement signifier qu'une subtilisation automatique des images (photographies, dessins, art en général) publiées sur le réseau Instagram sera appliquée à partir du mois de juin, pour constituer une base de données gigantesque capable d'entraîner à peu de frais le service Imagine. Naturellement inquiets, les artistes ont été nombreux à s'exprimer sur cette situation préoccupante, dans la mesure où Instagram aura longtemps servi de refuge aux professionnels du secteur pictural. Les dessinateurs de comics font partie du mouvement.

Dans le même temps, d'autres services réservés aux artistes ont adopté une transition similaire : les plateformes ArtStation et DeviantArt se sont déjà déclarées favorables aux intelligences artificielles, et ont adopté des politiques d'entreprise compatibles avec le data mining. La chute d'Instagram risque donc d'arracher l'un des derniers bastions démocratiques pour les artistes du web, pour qui les espaces sains commencent à manquer. 

En Cara

Fort heureusement, internet n'est pas encore un espace fermé. Depuis peu, une nouvelle plateforme a été créée pour servir d'arche de refuge aux artistes opposés à l'utilisation de leur travail par les grands groupes de la tech' : il s'agit du service Cara, créé par la photographe professionnelle Zhang Jingna. L'objectif affiché est de proposer un endroit conçu par les artistes pour les artistes, où les intelligences artificielles ne seraient pas les bienvenues. 
 
Cara a été lancée en partenariat avec la technologie Glaze, un outil de watermarking pensé pour fournir une protection efficace face aux outils de data mining. Difficile d'en dire plus sans être un expert de la mécanique algorithmique, mais les équipes en charge de ce projet, visiblement assez sûres d'elles, détaillent leur méthode de travail dans une page consacrée depuis leur site officiel : grosso modo, une fois équipées de cette protection, les images seraient difficiles à interpréter pour une intelligence artificielle qui se baserait sur le modèle courant. En somme, contrairement aux autres plateformes, le principe de Cara serait de créer une forteresse pour résister à la prolifération des IAs au sein des plateformes détenues par les géants de la tech. Forcément, cette proposition séduit dans les milieux concernés par cet accroissement du data mining, pour des créateurs(ices) qui n'ont pas forcément envie de voir leur travail reproduit sans leur consentement par les robots génératifs modernes.
 
Pour les anglophones, une petite vidéo résume les enjeux autour de ce sujet :
 
 
Le service revendique actuellement cent mille utilisateurs actifs, parmi lesquels plusieurs grands dessinateurs de l'industrie des comics. 
 
Cette liste comprend notamment J. Scott Campbell. Le créateur vedette a pris la parole sur les réseaux sociaux pour donner son point de vue sur la réalité de ce problème à deux vitesses. Pour faire court, si ce dernier accueille avec enthousiasme l'idée d'un nouvel espace capable de protéger les illustrateurs(ices) de la prédation des intelligences artificielles, il comprend aussi la nécessité d'exister sur les plateformes classiques, devenues trop importantes dans le paysage du web moderne. 
 
Voici sa déclaration :
 

 
"Ok, pour celles et ceux d'entre vous dans la communauté artistique, j'ai aussi créé un compte chez Cara. N'hésitez pas à me suivre là-bas si vous le souhaitez, je ferai de mon mieux pour poster des choses, en regardant si cette plateforme trouve son public. 

Ceci étant dit, je compte pas non plus quitter Instagram pour autant. Si je comprends et respecte que les principes de certains collègues les poussent à quitter ce service, au vu de la nouvelle politique de Meta pour le vol de données, j'encourage fortement ceux qui vivent de leur art, soit parce qu'ils utilisent Instagram comme support principal, ou comme portfolio ou comme CV pour postuler sur le marché du travail, ou encore comme un moyen de faire connaître leur activité artistique : ne prenez pas une telle décision sur le coup de la colère. 

Je comprends bien : la lente évolution de l’IA fait peur, et nous sommes tous enclins à riposter. Mais je ne sais pas si le fait de cacher nos créations au monde entier sur de petites plateformes qui viennent tout juste de se lancer, et qui n'ont pas été éprouvées, soit un choix judicieux. Pour moi qui travaille dans ce milieu depuis un long moment, je peux vous dire que réussir à gagner sa vie dans le dessin demande toujours un certain degré de compromis. Je ne pense pas que l’on puisse exister sur internet tout en se cachant. C'est soit l'un soit l'autre. Aussi toxiques que puissent être les réseaux sociaux, ils ont complètement changé la donne pour moi, ils m'ont permis de me développer et en augmentant mon audience. Et je n'en suis pas encore arrivé au point où je pourrais me permettre de balayer toute une décennie passée sur Instagram, Facebook ou Twitter (X) aussi facilement. 

Et même si je plaide pour plus de concurrence dans ce domaine, j'ai perdu le compte du nombre de fois où on nous a vendu un nouvel 'Instagram-Killer', en pensant que tout le monde allait migrer vers de nouveaux endroits, pour ensuite les abandonner des semaines plus tard lorsque les bugs commencent à se multiplier, ou parce qu'il n'y avait simplement pas suffisamment d'engagement. Si vous voulez vous libérer des plateformes classiques, je vous encourage fortement à vous servir de cet accès vers le grand public pour accumuler une liste de mails avec vos fans et vos clients fidèles. C'est le meilleur moyen de maintenir un pipeline direct et non algorithmique vers votre véritable audience."

De sages paroles. On pourrait aussi citer Brian Michael Bendis, qui s'est de son côté tourné vers un format de newsletter plus direct (par email) en se passant de Substack pour les créations du Jinxworld, autre façon de reprendre la main en allant s'adresser directement aux fans sans passer par les outils de mise en relation des géants de la tech'. Mais encore une fois, cette solution reste surtout accessible aux personnes qui peuvent se reposer sur un statut, une célébrité, une base de lecteurs ou de consommateurs déjà constituée.
 
La déclaration de Campbell aurait aussi tendance à rappeler la qualité de rétention de certaines plateformes, pourtant largement discutables sur le plan éthiques. Au hasard, les difficultés techniques, les bots et les bugs de Twitter, ou la politique d'Elon Musk en règle générale depuis le rachat de la compagnie, n'auront pas forcément profité aux alternatives BlueSky et Threads. Ces nouveaux concurrents restent globalement minoritaires, dans la mesure où les utilisateurs préfèrent généralement encaisser une baisse de qualité plutôt que de se constituer une nouvelle identité numérique sur un autre service, au risque de perdre certains de leurs contacts au passage. Cette situation de pantouflage numérique reste le principal obstacle à franchir pour les plateformes alternatives comme Cara : si les artistes sont convaincus, reste à voir si les utilisateurs ou les fans accepteront de participer à la migration.
 
De leur côté, d'autres artistes tels que Paul Renaud, Daniel Warren Johnson, Claire WendlingDenis Bajram, et Bengal ont quitté Instagram au profit de cette nouvelle terre d'accueil. Affaire à suivre.
 
Corentin
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