Révélé par son style à l'influence japonaise marqué, le dessinateur Takeshi Miyazawa faisait partie des invités de l'édition 2024 du salon FACTS, qui se déroulait ce printemps à Gand, en Belgique. Présents sur place, nous n'avons pu résister à l'opportunité de nous poser avec l'artiste pour lui poser quelques questions sur son travail. Miyazawa travaille régulièrement avec Marvel, et nous avions pu apprécier son trait sur la série Spider-Man Loves Mary Jane (dispo en Marvel Next Gen chez Panini Comics), mais aussi son projet en creator-owned Mech Cadet Yu (qui avait été publié dans le défunt label Paperback de Casterman sous le nom de Mech Academy), adapté en série animée sur Netflix.
Nous avons donc discuté de dessin, de mangas, de creator-owned - en bref, de comics - avec Takeshi Miyazawa et sommes ravis de vous proposer cette discussion à l'écrit, ainsi qu'à l'audio via le podcast First Print pour celles et ceux qui préfèrent ce format ! Si vous appréciez ce travail, n'hésitez pas à le faire savoir en partageant l'interview où que ce soit.
Remerciements : Stefan van de Walle, Peter Vermaele et Rémi Lach.
Bonjour, Takeshi Miyazawa, et merci de nous accorder un peu de votre temps. Je commence toujours un peu par une question basique : pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?
Je m'appelle Takeshi Miyazawa. Je suis né au Canada où j'ai fait toutes mes études. J'ai déménagé au Japon pour devenir mangaka après avoir été un peu publié au chez Marvel et en indépendant. Ca a été très difficile de réussir à être publié au Japon, alors je suis resté à la bande dessinée américaine. Depuis, j'ai beaucoup dessiné pour Marvel - avec Ms. Marvel, Spider-Gwen, Runaways, Silk - et sur pas mal de titres, notamment avec Greg Pak. On a fait la série Mech Cadets qui est devenue une série sur Netflix, et je suis assez content...
Puis ça fait déjà pas mal alors que vous êtes loin d'avoir terminé votre carrière...
Oui, je ne fais que démarrer !
Vous avez dit que vous avez tenté de percer dans le manga. Je ne vais pas dire que vous faites des comics par défaut parce que ça n'a pas marché, mais qu'est-ce qui a posé problème ?
Je pense que mon plus gros problème, c'est que je n'avais pas été formé à l'écriture. J'aurais dû en écrire une avant de bouger au Japon, ce qui m'aurait permis de présenter une histoire à un éditeur. Mais j'étais trop pressé de commencer, donc j'ai déménagé et ensuite j'ai commencé à réfléchir à une histoire. Je ne travaillais pas pendant de temps, je m'entraînais à écrire, mes économies ont fondu, et j'en suis arrivé à un point où il fallait que je trouve du travail. C'est comme ça que je suis revenu à Marvel.
Je me disais que peut-être il y a une façon de rythmer les pages différentes dans le manga qui ne vous aurait pas convenu...
J'ai eu quelques rendez-vous avec des éditeurs, et on a eu en effet des discussions sur le découpage et le rythme, auxquels ils n'étaient pas habitués. Mais ce n'était jamais quelque chose qui aurait suffit à casser un quelconque deal, ils étaient contents de mon dessin. C'est simplement qu'il n'y avait pas d'histoire qui tenait, je passais mon temps à faire des modifications et des corrections. C'est la façon dont les maisons d'édition fonctionnent, ils veulent quelque chose de parfait et ils vous font recommencer encore et encore. A un moment je ne pouvais plus continuer, et j'ai abandonné.
Revenons à votre origin story. Vous étiez attiré par le dessin depuis tout jeune ?
Oui, j'ai 45 ans maintenant, je suis un peu vieux. Il n'y avait pas internet, je vivais en banlieue de Toronto, donc les options c'était d'aller jouer dehors ou de rester chez soi et jouer, ou dessiner. Mon père dessinait un peu, je me rappelais qu'il m'inspirait et c'est en copiant son style que j'ai débuté. Il dessinait mes jouets Transformers et j'étais émerveillé de voir qu'on pouvait transposer un objet en 3D sur une surface en 2D. J'ai aussi regardé des dessins animés comme G.I. Joe.
Vous aviez accès à des comics ?
Mon père travaillant pour Toyota, il avait souvent des voyages d'affaires au cours desquels il me ramenait des BD pour enfants et des mangas. C'est comme ça que j'ai aussi appris le japonais, et appris la lecture. Puis j'ai aussi appris le japonais aux cours du samedi, mes parents étaient très stricts avec ça.
Donc on est d'accord pour dire que vos premières influences artistiques sont japonaises, pas américaines.
Oh oui. Il y avait Dragon Ball, Captain Tsubasa, toutes ces choses, qui ont été mes premiers pas dans la bande dessinée. Mon frère lisait des X-Men donc j'étais aussi en contact avec la production occidentale, mais j'étais plus attiré par le dessin plus simple, disons, du manga.
Et à quel moment avez-vous décidé que vous seriez un artiste ?
Au lycée, j'ai commencé à faire mes propres bandes dessinées après avoir dessiné toute mon enfance. C'est mon père qui s'était occupé d'en imprimer et d'en faire des copies, puis j'allais dans le centre-ville de Toronto, dans les comicshops, pour les leur proposer. D'habitude on avait un deal à 50/50 : quoi qu'ils vendaient, la moitié des sous était pour la boutique. Je crois qu'à l'époque je ne réfléchissais pas trop à la trajectoire que tout ça allait prendre, je voulais juste faire quelque chose avec ma passion, et en faire profiter d'autres personnes que mes potes et ma famille. A un moment, j'ai rencontré J. Torres, un auteur de comics, puis beaucoup d'autres personnes, au point où je me suis dit que je pouvais devenir professionnel. Puis j'ai eu la chance de rencontrer C.B. Cebulski -
Ha, peut-être la rencontre décisive ?
Oui, je le dirais ainsi. Il ne travaillait pas chez Marvel à ce moment là, il faisait des trucs en indé', et de la traduction de mangas. Puis il a fini par être embauché par Marvel et m'a demandé si je voulais travailler chez eux. Un enchaînement de coïncidences heureuses, en somme.
Vous étiez un fan des personnages Marvel ? Vous m'avez dit que votre frère lisait des X-Men, dont vous connaissiez cet univers.
Oui, les X-Men c'était quelque chose, et je me rappelle que j'étais un grand fan de ROM. Je ne sais pas si vous connaissez...
Alors je suis trop jeune pour avoir connu, mais je vois bien ce que c'est, surtout que ça va être réédité en France cette année !
Je ne connaissais pas tous les personnages Marvel et leur historique, pas mal de bouts. J'avais aussi pas mal regardé les dessins animés, donc je pouvais relier les points.
Quand vous avez eu votre premier projet Marvel, il y avait des règles à appliquer spécifiques, puisque même si vous avez votre propre style et personnalité, vous dessinez des personnages qui ne sont pas les votres.
Il n'ont jamais été super stricts sur la façon dont je dois dessiner ou ma manière de raconter des histoires. Ils ont toujours en quelque sorte choisi des projets qui iraient bien avec mon style. J'ai fait Spider-Man Loves Mary Jane, très tôt dans ma carrière, puis Runaways. Plutôt des comics pour un public plus jeune. Puis comme le manga est devenu de plus en plus populaire, je pense que je suis simplement arrivé au bon moment pour dessiner des comics.
Diriez-vous que votre style manga colle pour des comics à destination d'un lectorat jeune, parce qu'on fait le rapprochement "ce sont les jeunes qui lisent des mangas" ?
Je pense qu'il y a eu cette sorte de réflexion marketing, autour des jeunes, des dessins animés et des mangas. Mais au-delà de ça, je pense que c'est parce qu'il y a un sens du storytelling solide, et des dessins plus légers, on va dire. C'est en tout cas la perspective que j'ai sur mon rôle quand je dessine chez Marvel.
Quel est le plus important pour vous quand vous démarrez un projet ? Est-ce que c'est d'avoir les designs pour les personnages, ou plutôt d'avoir le découpage et le rythme que vous allez donner à vos planches ?
Je suis plutôt une personne qui attache énormément d'importance au rythme. Donc quand je démarre, je vais lire tout le script, je vais noter quels sont les moments les plus importants du numéro. Et en gros, je vais modeler le reste des pages en fonction de ces moments les plus importants. En général, les designs des personnages sont déjà prêts donc je n'ai pas trop à m'en soucier. C'est vraiment le momentum de l'histoire qui m'intéresse, c'est ce sur quoi je me concentre le plus.
Sur Mary Jane, on a des versions plus adolescentes des personnages, il y avait donc bien du chara design à faire pour vous ?
Les designs que j'ai fait sur ce titre viennent simplement de mes souvenirs du lycée. Les personnages ne sont pas super-héroïques, ce sont des personnages du quotidien, donc j'ai trouvé ça vraiment facile à faire.
Je voulais aussi vous parler de vos relations chez Marvel avec les scénaristes et éditeurs et coloristes ? Souvent on me dit que tout ça ne se résume qu'à des échanges d'e-mails, c'est comme ça pour vous ?
C'est exactement comme ça que je définirai ma relation *rires* Je reçois le script, je fais un storyboard et des layouts assez détaillés, puis je reçois les retours de la part de mon éditeur avec les demandes de changements. Sean McKeveer était mon auteur sur Mary Jane, et je ne me rappelle pas lui avoir parlé directement, mais je recevais des retours de sa part sur ce qu'il aimait ou non des layouts.
C'est quelque chose de difficile à appréhender quand on vous demande des changements ?
Tous les auteurs avec qui j'ai travaillés ont toujours été très ouverts d'esprit. Je n'ai jamais eu de mauvais commentaires, surtout des demandes de petits changements, par-ci par-là. J'ai sûrement eu de la chance, mais on ne m'a jamais dit "tu ne peux pas faire ça !"
Comment choisissez-vous vos projets ? Est-ce que vous avez le loisir de les choisir ?
Non, pas vraiment. On me demande parfois ce que j'aurais envie de dessiner. Mais la plupart du temps, il y a simplement une opportunité qui se présente, on me dit "Takeshi, tu veux dessiner ceci ?" et je réponds par l'affirmative. Mais j'avoue que j'aimerais bien faire un titre Spider-Man.
Pour en revenir à votre travail en creator owned, comme Mech Cadet, pouvez-vous revenir sur l'origine de ce projet ?
Au départ, on a fait une courte histoire pour une anthologie de comics avec des équipes créatives asiatiques. C'est là que le tout début de Mech Cadet a eu lieu. On a fait un pitch pour une histoire de huit pages, et Greg Pak avait envie d'en faire plus. Il en a donc parlé à Boom! Studios qui nous ont ensuite donné un feu vert pour faire un premier travail sur un an. Il a étendu l'univers et les personnages. J'ai grandi en regardant Gundam et pas mal d'animés de robots, j'ai beaucoup d'affect pour les histoires d'outsider, donc j'ai bien entendu accepté de participer à cette BD. De façon surprenante après la première série, Netflix s'est montré intéressé pour en faire une adaptation en série, qui est maintenant sortie - et c'est très chouette, j'en suis très content. J'ai terminé la suite de Mech Cadet l'an dernier.
C'est difficile de gérer les échelles de taille quand on est sur des comics avec des monstres et des robots géants ?
Oui, ça a été très difficile, je ne suis pas habitué à dessiner sur de telles échelles. J'aurais bien aimé travailler numériquement à cette époque, mais ce n'était pas le cas. Ce qui était difficile avec les robots, c'était de s'assurer du respect des perspectives, mais aussi de la forme des robots, qu'elle soit consistante de bout en bout. C'était compliqué.
Puis il faut penser aux angles, notamment si vous prenez le point de vue de l'humain...
Oui, j'ai utilisé pas mal de logiciels de modélisation 3D pour ça. Pour chaque robot, je choisissais et modifiais les angles, pour prendre celui qui donnerait l'impression d'être vraiment grand. Quand on a une scène avec des humains, c'est assez simple : les humains sont petits, les robots géants. Mais quand il n'y a que des robots, c'est là qu'on perd un peu le sens des échelles. J'essayais donc toujours d'inclure des des morceaux de paysages naturels, pour qu'on garde toujours une idée de l'échelle, mais je ne sais pas si ça a fonctionné *rires*.
C'est difficile de faire un bon design de robot géant ? Comment déterminez-vous qu'un design va être bon, c'est à l'instinct, vous en discutez avec Greg ?
Pour les quatre premiers robots, j'ai d'abord fonctionné en termes de formes simples, avec des cercles, des triangles, etc. Si tu regardes bien ces robots, tu peux deviner les formes sur lesquelles je me suis appuyé pour faire leurs designs. Et puis, ils ressemblent pas mal à des robots de dessins animés des années 1980, donc j'avais quand même pas mal de bonnes fondations pour dessiner ces personnages.
Quand la première série est sortie, c'était peu de temps après Pacific Rim, on pouvait dire que Mech Cadet c'était un mélange de ça avec Harry Potter...
Oui, c'est un très bonne description *rires*. Avec Greg Pak, on voulait aussi mettre l'emphase sur les questions de représentations sur les personnages asiatiques, mais aussi sur les différentes corpulences. Je pense qu'on en a fait assez pour que Mech Cadet soit original et se distingue d'autres grosses licences.
C'était quelque chose de très important, puisque vous êtes tous les deux d'origine asiatique, je suppose ? Je ne sais pas trop où en est le marché américain là-dessus.
Alors oui, mais je n'aimerais pas que ce soit le seul élément qui définisse le projet. Je suis japonais et canadien, et je suis très fier de mon héritage. Mais j'essaie toujours à ne pas faire de ces questions le seul élément d'un projet. Je voudrais que tout le monde puisse lire mes comics et puisse s'identifier d'une façon ou une autre, pas seulement des personnes asiatiques.
Il vous faut trouver une sorte d'équilibre...
Je pense que oui. Mon travail chez Marvel s'est concentré la plupart du temps sur des personnages caucasiens.
Sauf Silk.
Oui, Silk qui est coréenne. C'était très fun de bosser sur ce projet. C'est sympa de changer de temps en temps, mais aussi d'avoir des personnages auxquels je peux un peu plus m'identifier que, disons, des "personnages standard".
C'est peut-être une question évidente, mais est-ce que vous préférez travailler en creator owned ou sur des licences ?
J'en suis à un point de ma carrière où je pense qu'il est important de posséder certaines choses et d'avoir un peu de pouvoir sur la façon dont travail va être présenté. Bien sûr que j'aime travailler pour Marvel et des comics mainstream, mais c'est important de se rappeler d'où tu viens et de pourquoi tu fais de la bande dessinée. Pour cette raison, je préfère faire des projets en indé', il n'y a pas de règles, je peux dessiner n'importe quoi. C'est important de garder cet aspect, surtout pour ne pas devenir frustré avec les super-héros.
Au début de l'interview, vous aviez dit que vos difficultés avec l'écriture vous ont empêché de faire du manga. Est-ce que vous travaillez toujours votre écriture ?
C'est un processus de travail perpétuel, en quelque sorte. J'étudie toujours l'écriture, et je lis beaucoup de livres pour simplement apprendre - des romans, des nouvelles - et même quand je regarde des séries TV, j'essaie de découper les scénarios, les personnages. Pour le moment, il n'y a rien qui a commencé à former un projet, mais je pense que oui, à un certain moment, j'aimerais faire quelque chose que j'écrirai et dessinerai entièrement.
Et quels sont vos futurs projets ?
J'ai fini la suite de Mech Cadet, et la j'ai pris une année pour apprendre à travailler le dessin en numérique. Auparavant je faisais tout en traditionnel et j'ai senti que j'avais besoin d'apprendre de nouveaux tours. Pour l'instant j'ai fait deux couvertures sur ma Cintiq, et je sens que je peux avoir de meilleurs effets que ce que j'ai pu faire sur papier. Peut-être que dans un mois ou deux j'aurais assez de compétences pour passer à 100% en numérique. Et ça m'a déjà pris quatre mois pour arriver là où je suis.
Ha ? Et quelles ont été les difficultés ?
Je n'arrivais pas à comprendre l'échelle de la page vers l'écran. C'est très basique, mais vraiment je ne réussissais pas à bien appréhender ça, ni la sensation du stylo numérique sur l'écran, il a fallu du temps pour que je puisse m'ajuster. C'est juste qu'à force, on finit par y arriver et à être maître de ce que l'on fait. On peut même placer un film sur l'écran de la tablette pour avoir le sentiment d'être sur du papier. J'ai fait en sorte d'avoir des sensations aux plus proches du dessin en traditionnel, et ça m'a pas mal aidé.
Vous diriez donc que le travail en numérique c'est juste pour ajouter des effets, ou travailler plus vite ?
Oui, il y a une question de vitesse. Notamment pour le dessin des décors.
Mais ça ne va pas vous manquer si vous ne faites plus de planches originales. Ne serait-ce que pour les collectionner ou les vendre ?
Oui, c'est vrai, ma femme n'est pas très contente *rires*. Mais j'ai rencontré Daniel Henriques ici, qui est encreur, et qui m'a expliqué comment faire des impressions d'archives de planches numériques. C'est une façon de contourner le problème, d'avoir des impressions uniques.
Et vous avez un autre projet indé' dont vous pourriez nous parler ?
Hum... non, pas pour le moment.
C'est le jeu ! Merci encore pour votre temps, Takeshi !