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It's Lonely at the Centre of the Earth : une longue discussion avec Zoe Thorogood

It's Lonely at the Centre of the Earth : une longue discussion avec Zoe Thorogood

InterviewIndé

De retour en France en début d'année pour la sortie en VF de son nouvel album It's Lonely at the Centre of the Earth chez HiComics, l'autrice Zoe Thorogood s'est prêtée une fois de plus au jeu de l'interview en notre compagnie. Nous avions déjà pu la recevoir en effet dans le cadre de nos podcasts First Print il y a deux bonnes années, alors que son premier album, Dans les Yeux de Billie Scott, paraissait aux éditions Bubble. Depuis, l'autrice a complètement explosé sur la scène internationale, récoltant par ailleurs cinq nominations aux Eisner Awards l'an passé. 

Nous avons donc choisi d'investir un peu de temps pour vous proposer une version retranscrite du podcast enregistré en amont du FIBD 2024, puisque l'échange se révèle (à notre sens) passionnant, et vous invitera peut-être à découvrir une BD qui nous a plu dès sa sortie, il y a donc plusieurs années, chez Image Comics. Nous remercions Antoine Boudet pour la retranscription.


Bonjour Zoe. La dernière fois que nous nous sommes parlés, nous avons surtout discuté de Billie Scott (à l’occasion de sa sortie en France chez Bubble Editions, ndlr), mais It’s Lonely at the Centre of the Earth était déjà sorti aux USA. J'ai l'impression que nous n'en avons pas assez parlé. Alors peut-être que pour les gens qui n'ont pas écouté la dernière interview que nous avons fait ensemble — et je pense qu'il y en a beaucoup parce que votre carrière a explosé depuis un an et demi — pouvez-vous nous raconter un peu plus l’origine de It's Lonely ?

It’s Lonely at the Centre of the Earth est un ouvrage autobiographique, mais très expérimental et absurde. J'ai commencé à le dessiner sans avoir la moindre idée que ça allait devenir un livre. Je n'avais pas l'intention de le publier. C'était juste une sorte de thérapie. C'est donc un flux de conscience très chaotique qui est devenu un bouquin. C'est la seule façon dont je peux l’expliquer.

Vous m'avez dit que vous aviez eu une dépression nerveuse et que c'est à partir de ce moment-là que vous avez commencé à faire cette BD. Vous avez donc dessiné les pages une par une sans savoir exactement dans quelle direction vous alliez ?

Oui. Surtout au début parce que je n'avais pas l'intention d'en faire un ouvrage. C'était juste une sorte de... Je me levais chaque jour pour dessiner et essayer d'exprimer des choses sur moi-même. Les pages du livre ne sont pas non plus présentées dans l'ordre où elles ont été réalisées. Je ne savais pas dans quel ordre elles allaient être placées jusqu'au jour où j’ai dû tout envoyer, jusqu’à la date limite. C’est alors que j'ai compris où les pages allaient être placées parce que c'était juste un processus chaotique.


À quel moment est-ce devenu moins chaotique ? Parce que quand on le lit maintenant, on a toujours cette structure qui est en gros « Zoe Thorogood galère à faire un roman graphique, mais elle essaye quand même. »

Je ne savais pas que c'était le sujet du livre jusqu'à la moitié de sa réalisation. J'ai toujours été intéressée par les histoires méta et les histoires d'artistes. Ma première BD parlait d'une artiste. J'ai toujours été intéressée par le monde des créatifs. À mi-chemin de cette création, ma dépression s'est un peu dissipée. Je pense que la réalisation de ce livre m'a beaucoup aidé. Une fois que j'ai été suffisamment libérée de ma dépression, j'ai pu voir les choses plus objectivement et davantage comme l'histoire d'une artiste qui perdait son identité dans ce mélange d'art, de solitude et d'autres choses. Je pense que c'est devenu beaucoup moins chaotique à ce moment-là. Je le regardais plus comme un observateur que comme un livre sur moi-même, si vous voyez ce que je veux dire.

C'est une œuvre qui parle de vous, mais il y a plusieurs formes de vous dans ce livre. Vous nous avez déjà dit que vous étiez passionné par les personnages et leurs chara designs. Est-il difficile de se chara designer soi-même comme personnage ?

Je pense que c'est venu assez naturellement. J'avais l'habitude de dessiner des autoportraits, parce que je trouvais cela très rassurant. J'avais l'impression de me battre contre l'anxiété, la dépression ou quoi que ce soit d'autre et je ne voulais rien faire. Je n'arrivais pas à me concentrer. Lorsque j'avais l'impression que le monde s'écroulait autour de moi, je pouvais m'asseoir devant un miroir et m'ancrer dans la réalité en prenant une feuille de papier pour dessiner ce qui se trouvait en face de moi. J'avais déjà ma propre façon de me dessiner à partir de là et les autres versions de moi me sont venues très rapidement parce que j'ai l'impression qu'il s'agit de différents styles artistiques que j'ai eus à différents moments de ma vie. 

Par exemple, j'ai essayé d'en faire une qui était plus inspirée des mangas, comme je dessinais quand j'étais adolescente. Et avant cela, le petit personnage très effiloché était peut-être la façon dont je dessinais quand j'avais environ 13 ans. J'avais donc déjà ce genre de style. J'avais l'impression que c'était très organique et très rapide. Il n'y a pas eu beaucoup de réflexion. L'ensemble du projet a été ressenti comme une expérience tellement organique que je n'ai pas eu besoin de m'asseoir et de me demander « comment vais-je transmettre cela ? Comment est-ce que je vais faire l'intrigue ? » Parce que c'était juste, comme je l'ai dit, un flux de conscience, et c'est pourquoi je pense que certaines parties sont aussi chaotiques et sautent souvent du coq à l’âne parce que c’est simplement la façon dont elles ont été faites.

Je suppose qu'il n’a pas été nécessaire de rédiger un scénario, avec ce que vous vous dites entre les différentes versions de vous. C’était tout à fait naturel de comprendre les nombreux "vous" qui vivent dans votre tête ?

Eh bien, je pense que je me contredis tout le temps. Même quand je pense à des choses, j'ai l'impression que je ne suis jamais tout à fait sûre de ce que je... Je ne suis pas très absolutiste dans mes pensées, je pense, et donc c'était vraiment facile de diviser ces choses en différents personnages. C'est en quelque sorte moi-même qui discute avec les différentes Zoe du livre. Juste moi, assise là, à réfléchir et à me disputer avec moi-même dans ma tête. *rires*


Et vous vous disputez même à propos du livre lui-même, puisque certaines versions de vous-même disent " mais ce que tu fais est égoïste, personne ne s'intéresserait à un roman graphique qui parle de toi ". Et même à la fin, vous vous dites encore ça. Ma question est donc la suivante : vous n'avez pas gagné en confiance dans ce projet au fur et à mesure que vous le réalisiez ?

Je suis content de l'avoir fait, j'en suis fière et je pense que c'est une œuvre d'art très intéressante, honnêtement. Mais j'ai aussi... C'est difficile à expliquer. Je me sens parfois gênée. C'est une partie de moi qui est embarrassée par le fait que j'ai... Pas par le contenu du livre, parce que je n'ai aucune honte à dire que je souffre de dépression ou que j'ai fait des choses stupides dans ma vie. Je n'ai vraiment aucune honte. Mais il y a une certaine gêne à passer autant de temps à écrire un livre sur soi et sur mes problèmes. Parfois, une partie de moi déteste que j'ai fait ça, déteste les projecteurs, déteste toute forme d’attention.

Vous n'aimez pas être sous les feux des projecteurs, mais même dans ce livre... Alors que vous le faisiez, il n'était pas encore sorti, mais vous disiez déjà que certaines personnes dans l'industrie de la bande dessinée parlaient de vous comme de « The Next Big Thing » ou de « la nouvelle star de la bande dessinée » et je pense que la publication de It's Lonely at the Centre of the Earth a aggravé la situation. N'est-ce pas difficile pour quelqu'un qui ne veut pas être sous les feux des projecteurs ? Parce que maintenant vous y êtes complètement.

Oui et je déteste ça ! Je le dis à chaque occasion : « Je ne suis pas d'accord avec les gens qui disent ça, et je déteste ça, et je pense que c'est stupide ! » Tout d'abord, je pense que personne ne devrait subir cette pression. Et deuxièmement, je pense que c'est tellement naïf de mettre ça sur le dos d'une seule personne. Il y a beaucoup de gens de ma génération qui font des choses vraiment cool dans plein de médiums différents, et pas seulement dans la bande dessinée. Il y a tellement d'innovations et peut-être que j'ai juste été la plus marquante ces derniers temps.

Récemment, j'ai travaillé sur Hack/Slash de Tim Seeley et j'adore, je pense que c'est excellent. Mais l'une des raisons pour lesquelles j'ai accepté ce projet, et je le lui ai dit, c'est parce que... C'était après avoir terminé It's Lonely et c'était un peu... It's Lonely a définitivement ce côté arty et prétentieux à la con. C'est à la fois très terre à terre et un peu prétentieux. Et je pense que je voulais faire comprendre que je ne suis pas ce statut de « futur de la bande dessinée » que certaines personnes ont décidé pour moi. Non, je vais juste dessiner des filles sexy combattant des monstres et des trucs de série B pendant un moment, parce que je ne veux pas être coincée dans quoi que ce soit. Je ne veux pas avoir d'étiquette. Je veux prouver que je peux faire ce que je veux. Je n'ai besoin d'aucune pression.

Mais vous l'avez déjà prouvé parce que vous avez commencé par faire ce que vous vouliez, comme Billie Scott ou même It's Lonely. C'est un projet que vous vouliez faire, donc vous n'avez plus à le prouver. Nous avons déjà vu que vous pouviez faire ce que vous vouliez.

Oui, j'imagine. Mais c'est une question de genre, vous savez. Quelqu'un m’a dit que Hack/Slash : Back to School était sa bande dessinée pop-corn récente préférée. Et j'adore ça parce que c'est du style « OK, ouais, Zoe Thorogood fait une BD popcorn » comme si les gens ne s'attendaient pas à ce que ce soit possible. Et j'en suis ravie.

Vous voulez aller là où les gens ne vous attendent pas ?

Oui, surtout depuis It's Lonely. J'aimerais à un moment donné revisiter l'autobiographie. Dans ma tête, j'aimerais que It's Lonely soit une trilogie, mais c'est compliqué parce que je ne veux pas qu'un des volumes ressemble au premier. Mais évidemment, dans une certaine mesure, il faudra que ce soit le cas parce que c'est mon point de vue et qu'il s'agit d'une autobiographie. Mais oui, je veux toujours renouveler les choses. Pour moi, le plus important est de m'amuser dans ce que je fais. Comme je l'ai dit, je suis un artiste égoïste, car je ne cherche pas à plaire à un public. Avec It's Lonely, j'ai fait ce livre pour moi. Et je pense que c'est merveilleux que les gens s'y soient attachés. Ça m'a vraiment aidée à me sentir moins seule, d'entendre les témoignages des gens qui l'ont lu. Mais en fin de compte, ce livre n'était qu'une auto-thérapie qui a été publiée par un concours de circonstances. J'en suis très reconnaissante, mais c'était un livre pour moi-même.

Pensez-vous qu'il aurait dû rester dans votre tiroir à la maison ?

Je pense que mes parents sont de cet avis. *rires* Je suis heureuse qu'il ait été publié, car des parents m'ont parfois dit que la lecture du livre les avait aidés à mieux comprendre leurs adolescents et à ouvrir des conversations qu'ils n'auraient pas pu avoir auparavant. Par exemple, quelqu'un est venu à ma table en convention à New York pour me dire qu'il avait des problèmes dans son couple parce qu'il luttait contre la dépression et que sa femme ne le comprenait pas car elle n'était jamais passée par là. Il lui a donné le livre et elle a eu une sorte de révélation du genre « Oh, c'est donc ce que tu ressens ! » Ce sont des choses très réelles. Une bande dessinée a permis aux gens d'avoir des conversations qu'ils n'avaient jamais eues auparavant ! Et pour ça, je suis très content de l'avoir publié, même si je suis parfois gêné.


J'ai compris que c'était aussi un élément de la thérapie que vous avez suivie avec It's Lonely, que vous vouliez vraiment aborder la question de votre dépression. Je voulais parler de Happy, le personnage qui incarne votre dépression. Comment l'avez-vous imaginé ?

Happy est né d'un dessin que j'ai fait il y a trois ou quatre ans. C'était à l'époque où je dessinais beaucoup d'après nature et où je dessinais les choses devant moi parce que c'était ma façon de me calmer. C'est très apaisant de dessiner ce que l'on voit devant soi. Et je ne crayonnais pas, j'utilisais directement l'encre. On commence d'un côté de la page et on passe à l'autre. Le résultat est vraiment bizarre et étrange, mais c'était très, très apaisant. Je dessinais ma cuisine, mais en arrivant à un coin, j'ai commencé à dessiner cette forme et c'était le premier dessin de Happy, qui ressemble beaucoup à ce qu'il est dans It's Lonely. Ça s'est fait naturellement. J'ai simplement dessiné cette petite créature démoniaque qui lorgne sur le mur de ma cuisine. Il a l'air un peu flippant mais en même temps un peu loufoque. Il est peut-être amical, mais il a ces cornes de démon et ces yeux effrayants vraiment énormes. À ce stade, il n'avait pas encore de sourire.

Parce que c'est ce sourire qui le rend effrayant

Quand j'ai compris que je voulais qu'il soit la représentation de la dépression dans It's Lonely, c'est là qu'est venu le sourire. J'ai été très inspiré par les designs du Studio Ghibli parce que je pense que la dépression, pour moi, c'est comme ça. La première fois que vous voyez Happy sur la deuxième page, c'est un peu angoissant. Ce moment où je me regarde dans le miroir et où je tiens un couteau en disant que je veux me poignarder dans le cou et où il est en train de regarder dans le coin, je pense que c'est une image tellement viscérale. La première fois qu'on le voit, on se dit « oh ! » mais tout au long du livre, je pense qu'il devient de moins en moins terrifiant. Je pense que c'est ce que j'ai ressenti avec ma dépression lorsque j'ai commencé à en souffrir vers l'âge de 14 ans. C'était une chose effrayante que je ne pouvais pas comprendre et que je n'avais aucun moyen de communiquer parce que j'étais une enfant. Mais je pense qu'en vieillissant, on trouve des moyens de la gérer et elle devient moins effrayante. Pour moi, c'est devenu un genre de truc effrayant, mais aussi un peu loufoque et idiot, vous voyez ? Et je pense que c'est ce qu'était Happy pour moi.

Vous savez que la dépression peut se manifester de différentes façons en fonction des personnes, mais vous avez décidé de vous en tenir à un même genre de Happy pour votre mère.

Oui, j'y ai pensé. Je n'arrivais pas à décider si je voulais faire un dessin légèrement différent pour elle ou non et j'ai fini par garder le même parce que ma mère et moi souffrons d'une dépression très similaire. C'est de famille, c'est génétique, c'est juste notre cerveau qui ne fonctionne pas comme il le devrait et il était logique de garder le même dessin.

C'est intéressant que vous en parliez parce que je veux faire une suite à It's Lonely intitulée It's Crowded at the Centre of the Earth et mon jeune frère - que j'aime de tout mon cœur, c'est quelqu'un de tellement merveilleux -  a 22 ans et il souffre de la même chose que moi et ma mère, mais d'une manière très différente. Je lui ai dit que je voulais parler de lui et l'utiliser davantage comme point central de It's Crowded, ce qui me permet d'explorer la dépression à travers d'autres personnes. J'aimerais faire une série d'interviews et l'intégrer à une bande dessinée d'une manière ou d'une autre. Je n'ai pas encore décidé, nous n'en sommes qu'au tout début, ce ne sont que des pensées préliminaires, mais si je faisais ça avec lui, je concevrais son Happy de manière à ce qu'il soit différent mais similaire. Un peu comme si l’énergie était la même, mais que visuellement c'était différent. Mais pour moi et ma mère, je pense que c'est logique parce que je pense que notre dépression est très similaire.


Et qu’elle vraiment ancrée dans votre famille et qu'elle devrait donc avoir le même aspect.

Oui.

Il y a cette scène à la fin du livre où Zoe parle à Happy et je voulais juste savoir si vous aviez... Je ne sais pas comment le dire... C'est vraiment dur de reconnaître que, quand on est en dépression, on peut s'y sentir "à l'aise". C’est peut-être la partie la plus difficile du livre, en ce qui me concerne. Je voulais savoir si cela avait été difficile, si vous aviez eu une révélation ou si vous le saviez avant de dessiner ces pages.

À vrai dire, cette idée m'est venue pendant la fabrication du livre. Je pense que j'ai réalisé que, comme vous le dites, c'est réconfortant. En tant que personne dépressive depuis longtemps, vous êtes assis dans ce vide, vous vous y acclimatez et vous vous y habituez, et quel est l'intérêt de sortir de ce vide ? C'est sans danger pour moi. C'est rassurant.

À un moment donné, j'ai dû accepter ma responsabilité dans cette situation. Je ne me reproche pas d'être en dépression, mais à un moment donné, je dois dire « trop c’est trop » et je dois faire de mon mieux. Et même si mon mieux n'a pas l'air extraordinaire, même si mon mieux consiste juste à sortir du lit, j'ai la responsabilité envers moi-même d'essayer. Sur papier, c'est très dur, mais c'est la façon la plus dure que je pouvais exprimer, et je pense qu'il fallait que ce soit comme ça pour moi à ce moment-là. J'avais besoin d'en faire l'expérience d'une manière ou d'une autre.

Il y a aussi une scène vraiment frappante, celle où tout le monde va à votre table en convention pour vous dire qu’ils s’identifient à votre travail. Je pense que les gens disaient déjà ça à propos de Billie Scott, mais maintenant que It's Lonely a été publié, je suppose que c'est encore pire, parce que même si vous parlez de vous et de votre propre histoire avec la dépression, tant de gens peuvent se reconnaître dans votre histoire ou dans vos sentiments. Comment gérez-vous cela ?

Je pense que cette scène a été... Peut-être pas mal comprise, ce n'est pas le bon terme... Je suis tout à fait consciente que l'on peut très fortement s'identifier à ce livre. À l'époque et depuis toute petite, j'ai toujours eu du mal à me lier aux autres. J'ai toujours ressenti une sorte de déconnexion. Et, peut-être est-ce parce que les gens n'ont pas tendance à parler de dépression et à s'ouvrir à ce sujet, que ça a été très étrange de se sentir enfermé dans son propre petit univers, de publier des choses à ce sujet où l'on explique « voilà à quel point je suis bizarre et différente » et où d'autres personnes vous répondent « oh, non, non, je suis comme toi ! » C'était vraiment paradoxal pour moi à l'époque, je n'arrivais pas à m'y faire.

Mais je pense que maintenant, c'est un peu devenu un mème où les gens viennent à ma table et me disent juste « Relatable » (mot intraduisible tel quel, qualifiant quelque chose à laquelle on peut s’identifier, ndlr) et c'est tout. OK, très drôle, c'est la 100e fois que j'entends ça ! Quelqu'un à Thought Bubble m'a fait un petit badge avec juste « Relatable » dessus et c'est génial. Donc non, je n'ai aucun problème avec ça. Je pense que c'était juste qu’à l'époque où j'étais dans une profonde dépression, je n'arrivais pas à avoir une quelconque connexion humaine qui avait de l'importance ou du sens pour moi. J'avais l'impression que « non, vous ne comprenez pas ça ! » Et c'était une façon très égocentrique de voir les choses, du style « non, personne ne comprend ! » Et puis ces dernières années, surtout suite aux réactions et aux très beaux et sincères messages que j'ai reçus, je me suis vraiment dit « non, les gens sont comme ça, j'ai juste été la personne qui l'a fait savoir ! » Je m'en étonne moi-même.

Les gens vous écrivent à propos du livre. Vous avez reçu des messages disant que cette BD avait eu un impact sur leur vie ou sur quelque chose qu'ils n'arrivaient pas à comprendre à propos d'eux-mêmes. Êtes-vous thérapeute, Zoe ?

*rires* Non ! J'ai tendance à ne pas répondre. Je suis vraiment incapable de répondre aux e-mails, quels qu'ils soient. J'essaie de répondre aux courriels professionnels si je le peux, mais tous les messages directs ou les messages concernant le livre, les gens qui essaient simplement de dire ce qu'ils ressentent, je les lis absolument tous et cela me rend vraiment émotive mais j'ai tendance à ne pas répondre. Principalement parce qu'il peut y avoir une sorte de lien parasocial qui se crée mais aussi parce que je ne sais jamais quoi dire. J'ai vraiment du mal à le faire.

Lorsque les gens viennent à ma table et me disent « oh, j'ai traversé une période difficile et ce livre m'a vraiment aidé », c’est un sentiment tellement étrange parce que je n'ai pas envie de dire « oh, je suis désolée » ou « contente que ça ait aidée ! » Peut-être que oui, je n'en suis pas sûre. C'est une relation bizarre avec quelqu'un parce qu'il s'agit bien de deux étrangers, mais il y a une expérience commune et une compréhension, et j'ai envie de dire que je comprends mais je ne suis pas douée pour la communication. J'ai toujours l'impression que ce que je dis ne sort pas tout à fait comme je l'aurais voulu. C’est compliqué.

Il y a aussi un point que l'on retrouve dans It's Lonely, lorsque vous — je dis toujours « vous » mais il s’agit de votre personnage — parlez avec la serveuse du café. Je ne sais pas si c'est quelque chose qui concerne votre génération, mais je veux parler de la difficulté à établir des relations avec les gens au-delà du small talk. Est-ce que c'est aussi quelque chose que vous vouliez aborder dans ce livre ?

J'ai l'impression d'avoir toujours été le genre de personne qui déteste le bavardage, qui pense que c'est mal et qui ne sait pas le faire ! C'est étrange parce que nous sommes tous plus interconnectés que jamais, mais nous sommes tous tellement isolés les uns des autres. Je pense que les bavardages et autres conversations, comme lorsque vous montez dans un train et que quelqu'un vous dit quelque chose de sympathique et d’anodin, ne signifient rien et n'ont pas vraiment d'importance. Mais cette interaction à elle seule est charmante et réconfortante. 

Cette scène est tout à fait authentique. Je me souviens de cette femme qui était obsédée par Noël. Je m’en fiche de Noël, mais le simple fait de m'intéresser à ses centres d'intérêt, de lui dire que j'aimais son stupide pull de Noël et de la voir sourire, je me suis dit : oh, j'ai eu un impact sur quelqu'un ! Je n'étais pas obligée de dire ce que j'ai dit, cela n'avait pas vraiment d'importance, mais cette personne en a récolté du bonheur. Je pense que c'est très égoïste de ma part de ne pas l'avoir compris plus tôt. Je pense que les gens de ma génération, les gens de mon âge, sont très maladroits parce que beaucoup d'entre nous ont grandi en ligne et que les relations que les générations précédentes construisaient ont cessé d'exister. Je pense que la situation va empirer et que les générations suivantes...

Vous savez que nous pensions la même chose de votre génération à l'époque ?

Oui, mais ça s'est finalement confirmé. Je pense que beaucoup de membres de la génération Z se heurtent à ce problème. Mais le monde devient de plus en plus fou et l'anxiété devient de plus en plus courante…

Personnellement, j'ai grandi alors qu’Internet venait tout juste de naître. Nous avons fini par découvrir ce que c’était, puis les réseaux sociaux et tout ce qui a suivi… Mais vous, vous avez grandi à une époque où c'était déjà là. Je voulais savoir si vous pensez que c'est parce que vous avez grandi dans un monde où vous étiez seule et où vous aviez l'habitude de vous exprimer sur vous-même en ligne que ça a été plus facile pour vous de faire une bande dessinée sur ce sujet ?

Oui, complètement. Je pense que la sincérité avec laquelle les gens s'expriment en ligne ou à travers leurs œuvres d'art aujourd'hui est tout simplement... J'ai grandi en regardant YouTube où les gens vlogaient leur vie quotidienne et donnaient un aperçu de leurs manières de vivre. Alors oui, je suis sûr que cela a joué un rôle. Je pense aussi qu'avec It's Lonely, je suis arrivée à un stade où j'étais tellement déprimée que je me fichais de ce que les gens pouvaient savoir sur moi. Je m'en fichais. Je me souviens que mes parents m'ont dit ça et je me souviens aussi que certaines personnes de l'industrie m'ont mis en garde en mode « tu es sûre que tu veux que les gens sachent tout ça ? » Ils s'inquiétaient de savoir si les gens allaient m’embaucher après ça. Et je me suis dit « eh bien, que ce livre existe ou non, je suis cette personne ! Si les gens ne m'aiment pas ou ne m'engagent pas sur la base de ces faits, ce n’est pas plus mal d’avoir ce processus d’élimination. » S'ils n'aiment pas le livre, ils ne m'aiment pas. Donc nous n'avons pas besoin d'avoir cette interaction.

Peut-être que certaines personnes peuvent avoir des stéréotypes sur les personnes dépressives et se dire « nous ne pouvons pas embaucher Zoe parce qu'elle est dépressive, peut-être qu'elle ne va pas respecter les délais… »

Je ne suis pas sûre d'y croire, mais ma mère avait vraiment des problèmes avec ça. Elle avait du mal à faire savoir aux gens qu'elle était dépressive et avait du mal à travailler, parce que c'était tellement stigmatisé, surtout à l'époque. Je peux donc comprendre l'origine de cette inquiétude, car elle ne veut évidemment pas que je vive les mêmes choses qu'elle. Je pense que le monde devient plus compréhensif. J'ai l'impression d'avoir prouvé que je faisais du bon travail et j'ai de la chance car, lorsque je suis déprimée, je veux travailler. Je veux faire quelque chose. Parfois, je me dis que si je n'étais pas dépressive, je ne serais peut-être pas devenue artiste.

Vous ne seriez pas la première artiste à souffrir de dépression. Et cela peut aussi être utilisé comme un moyen d'exprimer des idées créatives. J'ai remarqué que votre couverture, le dessin original, était en vente il y a quelques jours. Vous avez déclaré que vous l'aviez dessiné juste après vous être fait larguer et que c'était, en fin de compte, peut-être la meilleure rupture que vous ayez jamais eue.

Ouais *rires* ma rupture la plus productive que j'ai jamais eue !


Vous avez également dessiné de vraies personnes dans ce livre, de toute évidence parce que c'est une autobiographie, mais vous avez décidé de ne pas représenter leurs visages. Vous avez opté pour des personnages animaux et j'en discutais avec un ami juste avant : est-ce que cela a été influencé par Bojack Horseman ou quelque chose comme ça ?

J'adore Bojack Horseman. Je pense qu'inconsciemment, cette idée m'est peut-être venue de là, mais j’ai essayé de trouver un moyen de… En réalité, il y a plusieurs raisons. D’abord, c’était tellement plus facile de dessiner des têtes d'animaux. Elles étaient très simples, très cartoon. Dessiner des visages est difficile et prend beaucoup de temps. En revanche, les dessins que j'ai réalisés avec les animaux étaient très faciles à faire. La plus part du temps, je n'avais même pas besoin de les crayonner. C’était très basiques. Aussi, il y a le fait que je ne suis pas très forte en ressemblance et que je ne voulais pas contrarier quelqu'un en le dessinant mal. Enfin, j’aime l'idée de garder ces personnes vaguement anonymes. Dans certaines conventions, des gens se sont demandés « est-ce que ce personnage est censé être moi ? » mais du coup « on ne pourra jamais le savoir ! » *rires* 

Bien que d'autres personnes aient été représentées, je ne voulais pas me retrouver dans une situation où quelqu'un serait en colère contre moi, parce que je sais que c'est déjà arrivé. J'ai participé à une table ronde avec Noah Van Sciver, dont le père a apparemment essayé de le poursuivre en justice à la suite d'une bande dessinée autobiographique qu'il avait publiée. Je voulais donc éviter autant que possible ce genre de situation.

Et votre amie, votre meilleure amie ou vos parents : ils n'ont pas eu de problèmes avec ce que vous racontiez ? Si je me souviens bien, il y a une scène où votre meilleure amie vomit dans la salle de bain... Est-ce qu'elle vous en veut pour ça ?

Toutes les personnes qui y figurent ont d'abord donné leur accord. Je leur ai dit exactement ce que ça allait être, ce qu'il y avait dedans et ce qu'il n'y avait pas dedans. Tout le monde était donc au courant. Concernant mon amie, Izzy, je crois qu'elle a adoré. C'est une personne très honnête et elle savait que j'allais raconter l'histoire telle qu'elle s'est passée. C'est ainsi que les choses se sont passées. Elle savait que je faisais un livre et c'est devenu une blague entre nous, le fait qu'elle me donnait une partie de la trame narrative. *rires* C'est la vie. Il y aura toujours des conflits entre nous, et c'était évidemment quelque chose de tellement insignifiant. Mais les amitiés et les relations sont comme ça : il y a toujours des hauts et des bas.

En ce qui concerne mes parents, je pense que c'était vraiment compliqué pour eux. Je sais que mon père est fier de ce que j'en ai fait. Je ne pensais pas que ma mère me laisserait raconter son histoire parce qu'elle est très « tu n'es pas censée parler de ce genre de choses. » Mais je pense que son opinion a beaucoup évolué ces dernières années. Peut-être à cause du livre, peut-être parce que mon frère souffre et qu'elle se rend compte qu’il faut parler de ce genre de choses. Mais je sais comprends que tout ça vient de son propre traumatisme du passé, comme si elle devait encore cacher cette partie d’elle-même. J'étais donc particulièrement fière qu'elle m'ait laissé utiliser son histoire dans ce livre. Mais elle n'était pas du tout à l'aise et c'est elle qui était le plus en mode « oh, tu es vraiment sûre que tu devrais faire ça ? »

Mais elle ne vous l’a pas interdit.

Non. Et je ne pense pas qu'ils l'auraient fait, en partie parce qu'ils savent qu'ils ne peuvent pas m'arrêter. J'ai toujours été un enfant à problèmes et ils sont fiers de moi maintenant parce qu'ils savent que j'ai un peu réussi. Mais vous savez, il y a eu des moments, quand j'étais adolescente, où j'étais tellement désobéissante. Tant que je suis en sécurité et que je suis aussi heureuse que possible, ils sont contents de moi. Et puis, vous savez, je suis une adulte maintenant, alors...

Vous pouvez toujours faire des bêtises.

Je fais des bêtises et ils vont être en mode « Zoey !!!! » mais ils ne peuvent rien y faire. *rires*

Parlons écriture. Vous avez dit auparavant que vous ne couchiez pas tout sur le papier, mais vous brisez le quatrième mur à de nombreuses reprises, vous utilisez différentes techniques d'écriture dans certaines cases ou quand vous êtes dans un théâtre et que vous utilisez des post-it et même des textos... Comment vous y pensez ? Est-ce que ça vient vraiment de vos tripes et vous avez juste eu les idées comme ça ou est-ce que vous y réfléchissez ?

J'écris beaucoup en marchant. J'habite sur une colline donc je dois faire 5 km aller-retour pour aller au supermarché. C'est une marche assez longue et éprouvante mais c'est là que je construis mes intrigues. Ma façon d'écrire est plus... La meilleure façon de l'expliquer, c'est que : je vois les choses comme s'il s'agissait d’un film d'animation et quand ça tourne mal, que je prends le mauvais chemin ou que je fais la mauvaise chose, je rembobine le film dans ma tête. Puis j'essaie autre chose. C'est la meilleure façon de l'expliquer. J'y ai toujours pensé et j'ai cette page de notes sur mon téléphone qui contient toutes les pensées folles que j'ai eues. La seule chose dont je me souvienne, c'est l'endroit où je me trouvais lorsque j'ai pensé à redémarrer le livre à la moitié. Je marchais vers le café et je passais près d'un arrêt de bus quand l'idée m'est venue par hasard. Je ne sais pas d'où elle est venue. C'est arrivé comme ça. Je me suis dit « Oh, ce serait vraiment cool ! » Je pense qu'évidemment, j'ai été inspiré par des médias qui brisent le 4ème mur ces derniers temps. L'inspiration est venue en grande partie d'un jeu vidéo appelé Doki Doki Literature Club !


Je n'y ai toujours pas joué ! Vous l'avez mentionné dans le dernier podcast et je l'ai téléchargé, je l'ai acheté mais je n'y ai toujours pas joué.

*rires* J’en ai parlé à beaucoup de gens parce que je pense que c'est génial. Je pense qu'une grande partie des délires sur le 4ème mur vient de là. C'est un jeu qui raconte une histoire méta brisant le 4ème mur en utilisant le médium dans lequel il se trouve. Cette histoire n'aurait pas pu être racontée dans une bande dessinée, elle ne pouvait être racontée que dans un jeu vidéo.

Ce jeu m'a fait réfléchir à quelles sont les choses vraiment spécifiques à la bande dessinée que je peux utiliser. Donc, redémarrer le livre en plein milieu, par exemple. Je suppose qu'on pourrait peut-être recommencer un film au milieu, mais vous voyez, un film n'a pas vraiment de couverture quand vous le regardez. Ce serait donc plus difficile, n'est-ce pas ? Mais pour une bande dessinée, c'est parfait ! En tant que lecteur, vous êtes impliqués dans le fait de tourner la page. Vous faites en quelque sorte partie du processus de redémarrage du livre. Mais je ne sais pas exactement d'où ça vient. Je pense que la plupart de mes idées sortent de nulle part.

Oui, vous avez la couverture, mais pas seulement la couverture, vous avez aussi les crédits et tout le reste. Donc c'est vraiment comme si c'était un tout nouveau livre. J'ai cru comprendre que lorsque vous avez soumis le projet au rédacteur en chef d'Image, Eric Stephenson, vous n'aviez rien à changer ? Il était déjà convaincu que le projet serait parfait tel qu'il était ?

Oui, ils m’ont totalement laissée libre. Il n'y avait pas d’éditeur sur ce projet. Ils ont corrigé mes fautes d'orthographe, parce qu'il y en avait beaucoup, mais rien n'a été changé par rapport à ce que j'avais prévu et présenté. Je pense qu'ils savaient que ça devaient être mon propre truc et c'est l'une des raisons pour lesquelles je n'ai pas fait appel à un éditeur. Ce n'est pas une bande dessinée très traditionnelle et beaucoup de choses ne sont pas comme d’habitude. Beaucoup d'éditeurs ont peut-être une idée claire de la façon dont les choses doivent se faire. Et je pense que faire entrer ce genre de BD dans le moule de ce que sont habituellement les choses ou de ce qu'elles devraient être n’aurait tout simplement pas fonctionné. Heureusement, tout le monde chez Image a semblé comprendre ce que je faisais et s'est dit « Allez, c'est Zoé qui fait la folle, laissons-la faire. »

Comment avez-vous géré la durée de l'histoire ? Elle fait 196 pages, ce qui est plutôt long.

Lorsque j'ai proposé le livre à Image, ils avaient besoin de savoir combien de pages il ferait. C'était très tôt. Je me suis dit « oh mon Dieu, je n’en ai aucune idée parce que je n'ai pas de scénario. Je n'ai rien planifié. Je ne sais pas où ça va aller. Je n’en ai aucune idée ! »

Il n'y a pas de script... ? 

Noooon... *rires*

C'est pas grave !

Il n'y a absolument aucun script.

Le scénario, c'est votre cerveau.

J'ai un carnet avec des gribouillis, mais c'est juste des hommes bâtons. A y regarder de plus près, on ne peut pas deviner. C'est tout simplement absurde. Hum… Je ne me souviens pas de ce que je disais.

À propos de la longueur.

Oui, c'est vrai. Je leur ai dit qu'il ferait peut-être une centaine de pages. Mais au fur et à mesure que je travaillais dessus, comme il n'y avait pas d'intrigue, il n'y avait pas vraiment de limite de pages. J’ai donc continué à travailler et il y a tellement de pages où il y a juste une seule petite chose. Mais c'est juste que j'aime ça. La raison pour laquelle j'aime les mangas plus que les comics, c'est que dans les mangas...

Quoi ? Qu'est-ce que vous avez dit ?

Je sais, je sais... Je suis désolée. Mais au niveau du format, dans le manga, vous pouvez avoir 5 pages où il ne se passe rien, mais c'est un moment merveilleux pour le personnage. Si vous l'enlevez, l'histoire reste la même, mais c'est une expérience tellement merveilleuse. Je pense qu'avec It's Lonely, j'ai pu - parce que je ne savais pas combien de pages il y aurait - ajouter ce que je voulais. Et ça a fini par être ce que c'est. Mais au final, il y a eu 100 pages de plus que prévu.

Est-il difficile de terminer un tel ouvrage ?

Oui, la fin est la seule partie que j'ai réellement planifiée. Je ne me souviens pas du moment où je l'ai trouvée. Je pense que la fin correspond tout à fait à la structure de l'histoire du style " oh le héros et le méchant se retrouvent face à face " mais évidemment il n'y a pas vraiment de héros ou de méchant mais, vous voyez, ils se retrouvent face à face et ensuite il y a une résolution avec son passé et tout ça... C'est très ringard et traditionnel mais d'une manière que j'apprécie. Je pense que Billie Scott avait aussi ce genre d'ambiance qui correspondait à toutes les étapes de l'histoire qu'elle était censée avoir. 

C'est vraiment difficile à expliquer, mais c'est la seule partie que j'avais planifiée parce que je savais que je devais avoir une sorte de fin claire... Pas vraiment claire, parce que la fin n'est pas vraiment définitive, mais je voulais trouver une manière de l'exprimer. Il y a cette scène que les gens n'ont peut-être pas comprise parce qu'elle n'était pas très évidente. Il y a deux pages vers la fin qui n'ont pas de texte, après la double page photo de moi regardant dans le vide sans rien faire dans mon appartement, où je change le t-shirt rayé que je porte tout au long du livre. Je le remplace par un simple t-shirt blanc. Puis je sors dehors, entouré de gens qui n'ont plus de têtes d'animaux. C'était censé être ma manière de dire : « Je ne suis pas ce personnage principal, je ne suis pas cette personne au tee-shirt rayé. » J'ai eu cette idée parce que beaucoup de personnages principaux dans les films d'animation portent des rayures car elles attirent l’oeil. C'était donc un peu du genre « ça c'est le t-shirt de mon personnage principal, et maintenant je l'enlève et j'en mets un simple car j'essaie d'entrer dans le monde réel » C'était un peu le but de tout ça. Cette fin a définitivement été beaucoup plus réfléchie que le reste du bouquin.

Et pourtant, vous finissez par conclure avec un pigeon. Est-ce que vous avez écrit quelque chose dans cette case ou est-ce simplement vous qui nous trollez ?

Il y avait quelque chose d'écrit là-dedans, et je n'arrivais pas à savoir si je voulais laisser la planche telle quelle avec le texte ou si je voulais mettre ce pigeon par-dessus. J'avais vraiment envie que cette dernière planche soit du genre : mec, on s'en fout non ? Qui s’en fout de ce que j'ai à dire ? Le livre est terminé. Rentrez chez vous. Vivez votre propre vie. C'était un peu mon état d'esprit. Ce n'était pas comme si j'essayais d'être en mode « héhé tu ne peux pas lire le dernier truc ! » C’est plutôt comme si cet animal se mettait en travers du chemin et que : OK, peu importe. C'est peut-être plus important que ce que j'essayais de dire dans cette planche, qui, vous savez, semble vraiment prétentieuse maintenant que j'en parle. Mais c'était l'idée.

Pouvez-vous nous dire ce qui était écrit ?

Il y avait écrit "Merci". Je ne l'ai dit à personne. Vous êtes la première personne à le savoir. Les gens se demandent toujours « mais qu'est-ce qui est écrit ?!! »

Donc les gens devraient vraiment écouter cette partie du podcast.

La légende secrète...

Nous allons parler un peu de vos projets récents, mais tout d'abord, félicitations pour vos cinq nominations aux Eisner Awards et pour le prix Russ Manning. Qu'est-ce que cela vous a fait d'avoir autant de nominations alors que vous n'avez publié que trois livres ?

Honnêtement, je me sentais un peu stupide. Je me souviens avoir ressenti… J'étais évidemment très reconnaissante et très surprise. Mais je me souviens qu'après l'annonce, je suis restée assise sur le sol de ma cuisine, en silence, dans le noir, pendant quelques heures, parce que je me disais : c'est trop. Mon syndrome de l'imposteur était vraiment, vraiment en train de se déchaîner. 

C'était cool et je suis vraiment contente. Je suis étrangement contente de ne pas être repartie avec un Eisner parce que j’aurais juste dit « merci, oh mon Dieu ! » Je suis trop novice et j'ai l'impression de ne pas savoir ce que je fais et j'aime ça à ce stade. Je veux juste être quelqu'un qui découvre la bande dessinée et à un moment donné, peut-être que je ferai quelque chose où les gens pourront dire « wow, ok, c'est un bon travail ! Une bande dessinée fantastique ! » J'espère que j'arriverai à ce stade à un moment donné.

Donc vous ne vous mettez pas la pression ? Parce que je pense que It's Lonely a eu une très bonne reconnaissance de la part de toute l'industrie mais aussi des lecteurs, donc vous ne vous mettez pas la pression en vous disant « est-ce que je peux faire mieux » ?

Je crois que j'ai décidé que It's Lonely sera toujours une œuvre à part. Je crois que je ne peux pas vraiment utiliser les termes « je vais faire une meilleure bande dessinée » parce que je ne pense pas que ce soit possible. On ne peut pas comparer des pommes et des oranges. Je pense que tout ce que je ferai désormais sera différent. La plupart des gens qui me lisent diront qu'ils préfèrent It's Lonely à Billie Scott. Comme si It's Lonely était un bien meilleur livre. Et je suis d'accord, techniquement c'est mieux, mais il y a des gens qui me disent « J'aime bien It's Lonely mais Billie Scott est bien supérieur pour moi. » Et je pense que c'est comme ça que ça va se passer. Les gens auront leur propre préférence. Je n'essaie pas de faire mieux que ce que j'ai fait dans le passé. Je veux juste faire ce que j'ai envie de faire, ce qui me parle à ce moment-là et m'amuser en fin de compte. Sinon, à quoi bon ?

Et depuis, vous avez également expérimenté différentes manières de travailler, comme le fait d'être seule autrice et dessinatrice de vos projets, mais aussi de dessiner un projet pour un autre. Je me souviens aussi que vous m'avez dit qu'il était plus difficile pour vous de vous connecter avec les personnages ou les histoires si ce n'était pas votre script. Avez-vous l'intention de travailler seule pour votre prochain projet ?

Oui, oui. Je trouve que travailler seul est beaucoup plus gratifiant. Je trouve que c'est une bonne chose. Parce qu'écrire, dessiner et faire une bande dessinée, c'est une seule et même chose. L'écriture et l'art ne sont pas des choses séparées pour moi. C'est une seule et même chose et je pense que si on les sépare, que ce soit en écrivant ou en dessinant, je ne me sens pas complet et je ressens toujours cette déconnexion. Je me vois bien travailler à nouveau avec des auteurs à l'avenir. Je me suis quand même amusé à faire Rain. C'était une bonne équipe, tout s'est bien passé et c'était génial. Et aussi, c'est plus facile. J'ai l'impression qu'écrire et dessiner un livre en partant de zéro, c'est du pur stress. Si je ne fais que dessiner, si quelqu'un d'autre s'occupe de l'écriture et que je n'ai plus qu'à dessiner, c'est un défi à d’une autre manière, mais c'est moins stressant. Peut-être qu'à l'avenir, je travaillerai à nouveau avec des scénaristes. Mais pour l'instant, j'ai tellement d'idées que je veux essayer.


Je suppose que de nombreux éditeurs vous ont contacté pour travailler avec eux. Avez-vous eu le plaisir de choisir vos propres projets ? Comment faites-vous ? Parce que vous avez aussi fait une histoire courte de Harley Quinn pour DC Comics. Donc vous vouliez toujours faire un peu de super-héros ?

Oui, et celui-là en particulier était amusant parce qu'ils m'ont vraiment laissé faire ce que je voulais. J'ai découvert récemment que travailler sur des licences... J'écris Life is Strange en ce moment et j'adore ça. Je suis obsédée par cette franchise depuis qu'elle est sortie quand j'avais environ 15 ans et j'en suis tombée amoureuse instantanément. Mais travailler avec des personnages qui ont un passé et des projets futurs, qui appartiennent à toutes ces sociétés différentes et avec tellement de personnes impliquées... C'est vraiment difficile et vous pouvez être complètement démoralisé. J'ai dû réécrire le pitch trois fois. Ils m'ont dit que c'était génial mais que nous ne pouvions pas le faire pour X et Y raison, des choses que je n'aurais jamais pu imaginer. 

Le projet Harley Quinn que j'ai fait était très amusant parce qu'il n'y avait pas de règles, je pouvais me lâcher. Marvel et DC m'ont approché pour des projets qui semblaient vraiment fascinants. Mais quand on s'y met un peu, on se rend compte que « oh, je ne peux pas faire ce que je veux » et en tant que créateur, en tant qu'artiste, on se dit « oh non, s'il vous plaît, j'ai besoin d'une liberté totale ! » Donc, voilà.

Ce qui m'amène à parler de Hack/Slash Back to School, parce que ce n'est pas votre création. La licence a été créée par Tim Seeley il y a quelques années. Est-ce que c'est aussi un défi d'avoir votre propre interprétation des personnages de quelqu'un d'autre ?

Non, pas du tout. Si j'ai accepté, c'est aussi parce que Tim m'a laissé faire ce que je voulais. Il n'a pas...

Vous êtes allée voir Tim ou... ?

Non, Tim est venu... Eh bien... Je... Vous savez, l'histoire est très... De mon point de vue, Tim est venu m'en parler, mais je pense qu'il y a eu d'autres discussions avec quelqu'un qui lui a dit que ça pourrait m'intéresser et puis c'est devenu ça... Enfin bref ! La première fois que j'en ai entendu parler, Tim m'a envoyé un message du genre « hey, j'ai entendu dire que ça pourrait t'intéresser de faire ça. Tu veux le faire ? » Et j'ai répondu « bien sûr, pourquoi pas ! » Mais il m'a vraiment laissé tranquille avec ça. Parce que c'est aussi une sorte de préquelle, je n'ai pas eu à m'inquiéter de la continuité ou de quoi que ce soit d'autre. J'aime bien Hack/Slash, j'en ai lu beaucoup. Je ne les ai pas tous lus parce qu'il y en a beaucoup, ça fait déjà 20 ans. Donc oui, c'était très, très libre et très « fais ce que tu veux, tu peux te l’approprier. » Je pense que c’est ce que j’ai fait et Tim semble en être très heureux, donc c’est génial.

À la lecture, on a vraiment l'impression que vous vous amusez beaucoup parce qu'on peut voir que vous mélangez encore différentes façons d'écrire, vous traversez même un jeu vidéo dans le deuxième numéro. Vous avez dit que vous étiez un fan de jeux vidéo, et peut-être que Hack/Sash était aussi un moyen de l'exprimer littéralement, même avec Boo qui vient de Lollipop Chainsaw et ce deuxième numéro... C'était aussi un moyen d'exprimer votre amour pour cet autre médium ?

Je pense qu'avec Hack/Slash, je savais que j'allais avoir cette liberté que je n'aurais peut-être pas ressentie sur mes propres projets, si tant est que ce soit logique, parce que c'est un monde tellement amusant où tout est permis. Je pense que les projets que je veux réaliser sont beaucoup plus terre à terre que ça. C'est pourquoi cet espace est vraiment un terrain de jeu où l'on peut se déchaîner et faire toutes ces choses folles, perverses et gores que je ne pourrais peut-être pas mettre dans mes propres histoires parce qu'elles ne correspondent pas au contexte. C'est pour ces raisons que c'était amusant d’avoir cette incroyable liberté d'exploration. Et pour le numéro 2, avec les jeux vidéo, je me suis dit : « Je veux juste inventer des histoires en rapport avec mes centres d’intérêt », parce que c'est évidemment beaucoup plus facile, c'est amusant et j'aime ça en tant que créateur.

Savez-vous comment rendre une bande dessinée drôle ? Parce que vous avez vraiment un humour absurde, surtout la scène avec les fleurs et le garçon grenouille. Ça n'a aucun sens mais c'est si drôle. Je ne sais pas si vous y pensez aussi.

Oui, j'aime la comédie, j'aime écrire et essayer d'être plein d'esprit dans mon travail. Je pense que c'est quelque chose d'important pour moi. Par exemple, je ne serais jamais capable d'écrire Batman, juste parce qu'il est tellement... *rires* il est plutôt humoristique ! C'est un type plein d’humour.

Vous pourriez faire un Batman drôle.

Un Batman drôle. *rires* Hey DC ! Je peux faire un Batman drôle ?

En ce qui concerne les éditeurs qui vous disent ce que vous pouvez faire, je pense que DC vous dira que vous ne pouvez pas rendre Batman drôle parce qu’il doit toujours être en train de broyer du noir. Il a perdu ses parents. Désolé.

Je suis désolée pour les fans de Batman. Mais il y a une place pour ces histoires et je les aime. Personnellement, j'aime l'humour et c'est important pour moi. C'est pourquoi il y a beaucoup d'humour dans It's Lonely. Beaucoup de gens considèrent It's Lonely comme une comédie noire et j'adore ça. Je pense que c'est merveilleux. Il y a une sorte d'ambiance à la Fleabag, c'est sûr, Bojack Horseman aussi. C'est quelque chose d'important pour moi. Je pense que beaucoup de personnes déprimées aiment l'humour et j'aime faire rire les gens et me faire rire moi-même. Si j'écris sur un sujet et que je parviens à me faire rire, c’est sur que ça reste dans le livre.

Êtes-vous une fan d'horreur en général ? Je pense que je connais la réponse, mais je voulais savoir plus précisément quelles étaient vos références. Parce que dans Hack/Slash, vous pouvez faire des slashers et des monstres, vous pouvez tout faire. Quelles sont donc vos principales références ?

J'adore les jeux vidéo d'horreur. Je pense que les jeux d'horreur sont mon type de média préféré sur la planète. J'aime les films d'horreur, mais je ne suis pas vraiment dans le coup. Alors que les jeux d’horreur... Je crois que j'en ai peut-être parlé dans le précédente podcast, mais j'ai grandi en regardant mon père jouer à des jeux vidéo et il jouait beaucoup.

Vous aviez parlé de Bioshock.

Bioshock, oui, c'était l'un des premiers ! Et je sais que certaines personnes ne le considèrent pas comme un jeu d'horreur, mais quand on a 7 ans...

C'est assez effrayant. Même quand j'y ai joué à l'âge de 16 ou 18 ans, j'ai été terrifié par l’ouverture.

Oui, l'atmosphère de ce jeu est terrifiante. Mais je pense que c'est un peu ce qui a déclenché mon amour pour ce jeu. J'ai commencé à m'intéresser aux jeux d'horreur indépendants réalisés par une seule personne ou un petit groupe. C'est une expérience tellement personnelle parce que beaucoup de gens utilisent l'horreur comme un moyen d'exprimer leurs démons intérieurs ou d'exprimer les choses qui les effraient, mais avec un monstre effrayant en guise de support, n'est-ce pas ? Et je les trouve tellement personnels. J'adore la conception de créatures, donc oui, ça me convient tout à fait.

Est-ce difficile de concevoir des créatures ou d'aller vers le gore ou le body horror ? Parce que vous en parlez souvent et même dans la nouvelle que vous avez écrite pour Creepshow, il y a beaucoup d'horreur corporelle. Est-ce difficile ? Parce que vous avez dit que dessiner des visages était difficile, alors si vous ne faites que découper des corps... *rires*

Je trouve que c'est assez facile parce que... Enfin, ma manière, parce que je pense que la façon dont je dessine l'horreur corporelle ou le bras de quelqu'un qui se fait découper, c'est tellement inexact. Je ne cherche pas de références d'enfants décapités ou autres. Donc c'est un peu comme...

Vous aurez affaire à la police si vous faites ça.

C'est vrai ! Parfois, j'essaie de chercher innocemment une référence et je me dis « oh, ça a l'air tellement bizarre ! » Mais oui, je pense que le body horror et les créatures sont assez faciles à réaliser parce qu'il s'agit juste de prendre des choses de la nature ou des choses naturelles et de les tordre. Parfois, c'est un défi, surtout si vous voulez qu'une créature ait une ambiance spécifique, que vous avez une ambiance très claire dans votre tête, mais que lorsque vous la dessinez, ça ne donne pas l'ambiance que vous attendez d'elle. J'ai souvent été confronté à ce problème, mais je pense que j'ai maintenant une bibliothèque de références assez importante dans ma tête, provenant de tant de sources. Comme Fallout. Les créatures des jeux Fallout sont terrifiantes. Des centaures, des humains mutants, etc. J'adore ça. Et ça fait près de 20 ans que j'ai ça en tête.

J'ai une dernière question. Je pense que tout le monde y pense. Où en est I Might Be Evil ?

C'est en cours ! Il y a un éditeur, un contrat signé, etc. Mais c'est... Je ne suis même pas sûr que ce soit mon prochain projet. Je pense que I Might Be Evil est un projet pour lequel j'ai peur d'avoir placé mes attentes trop haut et je veux qu'il soit... Je suis un peu en mode " oh je veux le faire mais suis-je assez douée ? "Je veux que ce soit une belle création, entièrement en noir et blanc, très inspirée des mangas. C'est une lettre d'amour aux mangas et aux jeux vidéo. C'est ce que je veux faire. Et ça arrivera, mais peut-être pas dans l'année qui vient.

Je peux attendre. Je ne veux pas vous mettre la pression. J'espère que Hack/Slash sera publié en France pour que nous puissions avoir une nouvelle conversation principalement axée sur l'horreur et les filles sexy. Je vous remercie.

Je signe pour ça !

Merci beaucoup d'avoir été avec nous. Au revoir, Zoe.

Au revoir.

Arno Kikoo
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