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Comics en France en 2023 : ce que nous disent les meilleures ventes du premier semestre

Comics en France en 2023 : ce que nous disent les meilleures ventes du premier semestre

chronique

En pleine période de rentrée littéraire, nous avons entrepris une série d'articles pour faire l'état des lieux du marché des comics en France, en abordant cette question via plusieurs aspects. La quatrième et dernière partie de cette mini-série s'intéresse à de nouveaux éléments de discussions sur ce que traverse ce marché en 2023, avec pour base le classement des meilleures ventes du rayon "comics" sur le premier semestre de l'année. 

Après avoir établi l'importance sur les fluctuations des chiffres de ventes des collections à petit prix, l'un des points principaux de cet article est une sorte de parallèle, celui du développement de la collection Urban Nomad. D'autres éditos arriveront sur ce sujet prochainement - perpétuant une habitude installée dans nos colonnes depuis maintenant plusieurs années. Le but est comme à chaque fois d'alimenter les discussions entre les différents acteurs du milieu de la bande dessinée, afin d'apporter quelques points de repères dans un débat parfois houleux, ou plusieurs vérités coexistent au milieu de certains fantasmes ou idées reçues persistantes. 

L'auteur remercie spécifiquement Xavier Guilbert, consultant pour l'aspect marché de la bande dessinée auprès du FIBD, pour les riches échanges ainsi que sa relecture attentive, qui ont permis à cette chronique de voir le jour.

Rappels nécessaires et données brutes

Vous pouvez retrouver sur Comicsblog.fr depuis cinq ans un Top annuel des meilleures ventes des comics sortis sur l'année, et l'article du jour ressemblera à cet exercice, mais à mi-parcours. C'est à dire que les données GfK qui ont permis l'établissement du classement ne prennent en compte que les ventes réalisées sur les six premiers mois de l'année, de janvier à juin 2023 inclus. Chaque classement réalisé, de façon générale, n'est de toute façon qu'une photographie à un instant T de ce qu'est le marché à ce moment là. Entre la sortie de ces données, et la publication de cet article, il s'est passé déjà presque trois bons mois, avec donc des sorties qui auraient pu se glisser plus haut dans le classement, ou certains albums dont la position au bout de la première moitié de 2023 a forcément évolué depuis. Un rappel nécessaire quoique chacun aura sûrement compris cette logique. 

Du reste, il conviendra de faire les rappels usuels, que nous faisons à chaque fois au moment de réaliser les Tops annuels. D'une part, le fait que nous enlevons de ce classement les collections à petit prix temporaires (en l'occurrence celles de Carrefour Marvel Gold et Star Wars : Récits Légendaires) puisque leurs volumes importants de ventes occupent systématiquement le haut de ces classements. D'autre part, que l'ensemble des ventes directes (qui transitent par les sites des éditeurs) ne sont pas comptabilisées dans ces sorties caisses et entraînent donc des sous-estimations. Puisque la "prise de photo" s'est arrêtée à la moitié de l'année, il ne s'agit aucunement d'un classement définitif, et en réalité, ce ne sont pas les places qui importent, comme vous le verrez.

Ceci étant dit, voici que ce nous dit le classement des comics sortis en 2023 ayant rencontré le plus de succès (en volume) sur la première moitié de l'année : 

1. The Nice House on the Lake Tome 1 (Urban Comics)

2. The Nice House on the Lake Tome 2 (Urban Comics)

3. V pour Vendetta (Urban Comics)

4. BRZRKR Tome 1 (Delcourt)

5. Batman : Beyond the White Knight (Urban Comics)

6. Joker (Urban Comics)

7. Justice League Tome 1 (Urban Comics)

8. Batman : Curse of the White Knight (Urban Comics)

9. Avatar : le Champ Céleste Tome 1 (Delcourt)

10. Superman : Red Son (Urban Comics)

11. Y : Le Dernier Homme Tome 1 (Urban Comics)

12. Transmetropolitan Tome 3 (Urban Comics)

13. Fables Intégrale Tome 3 (Urban Comics)

14. Y : Le Dernier Homme Tome 2 (Urban Comics)

15. Batman Dark City Tome 1 (Urban Comics)

16. Solo : Chemins Tracés Tome 2 (Delcourt)

17. Batman : Un Long Halloween (Urban Comics)

18. Avatar : le Dernier Maître de l'Air (Hachette)

19. Justice League : Crise d'Identité (Urban Comics)

20. All-Star Superman (Urban Comics)

(Bonus - 21. Invincible Intégrale Tome 9 (Delcourt))

Une brève analyse de succès (assez) évidents

Un rappel de circonstances : les données proviennent d'un top de 5000 références toutes catégories de bande dessinée confondues. Sur ce total, seules 211 références sont à ranger dans la catégorie "comics" utilisée par le panéliste Gfk, soit un pourcentage... de 4,22%, un chiffre que le lectorat qui s'intéresse aux marché a désormais largement l'habitude de retrouver. 

Parmi les gros succès de la première moitié de l'année, on retrouve le The Nice House on the Lake, dont il était déjà aisé d'estimer le succès au vu de sa réédition très rapide en intégrale en Noir et Blanc. François Hercoüet, directeur éditorial d'Urban Comics, évoquait récemment dans une interview à Zoo le Mag le succès de ce titre en deux tomes, et aux dernières nouvelles que nous avons obtenues, les ventes des deux albums s'élèvent à plus de 30 000 ventes cumulées, à l'heure de publication de cet article. On se rappelle que l'an dernier, un autre grand format "Urban" s'était démarqué dans le reste de la production indé', Toutes les Morts de Laila Starr. L'objectif de ces grands formats a toujours été assumé par l'éditeur : à savoir, aller chercher des lecteurs de BD plus "traditionnelle" en les attirant par un format plus proche de ce qu'ils connaissent en franco-belge. Pour certains titres, la méthode semble opérer, du moins ceux dont le succès est le plus visible. 

Nous avions déjà également relevé le succès important du premier tome de BRZRKR (qui avait joui d'une campagne promotionnelle plus appuyée qu'à l'ordinaire, avec bande-annonce au cinéma, et qui bénéficiait en outre du nom de Keanu Reeves sur sa couverture), et nous verrons si le public aura été au rendez-vous sur le tome 2 (à venir cet automne) lors de notre classement en début d'année prochaine. Les autres titres dans le haut des ventes relèvent de phénomènes assez classiques : la popularité de Sean Murphy et de Batman de façon générale, la licence Avatar qui a visiblement su trouver un public en bande dessinée suivant son grand retour au cinéma, et pour le plaisir de le noter, une intégrale d'Invincible qui atteste comme nous l'avions également déjà écrit de l'impact positif de la série animée sur les comics. "On voit quelques bons scores comme Nice House on the Lake ou Laila Starr, mais pour les titres comics 'normés', il y a comme une forme de plafond de verre", commente Xavier Guilbert

Dans le fichier que nous avons inspecté, après avoir supprimé les collections à petit prix, sur les 150 références restantes, nous avons observé qu'on passe sous le seuil des 2000 exemplaires vendus au bout de la 50e entrée. Autrement dit, à la moitié de l'année passée, deux-tiers des meilleures ventes du secteur comics n'atteignent pas le seuil de rentabilité communément admis pour le milieu. Bien entendu, le volume ne fait pas tout puisqu'il faut prendre en compte le chiffre de vente : un omnibus à 70€ (ou plus) fait autant de chiffre d'affaires qu'un album Urban Nomad avec un niveau de vente dix fois, voire même quatorze fois inférieur. Mais puisque le classement montre aussi une très grande dominance de comics de super-héros (dans un rapport de 2/3 super-héros, 1/3 hors super-héros), il est assez aisé d'imaginer que la situation n'est pas au beau fixe pour un bon nombre de titres indépendants - comme nous l'avait déjà signalé Xavier Guilbert dans notre précédent article.

Et Urban Nomad dans tout ça ?

L'éléphant dans la pièce vis-à-vis de ce classement, et ce qui nous intéresse pour le reste de l'article, est la présence de douze entrées de la collection Urban Nomad (issues de la vague 2 de janvier 2023 et de la vague 3 de mai 2023) sur les vingt plus gros succès. Selon Xavier Guilbert, "cette offre est intéressante parce qu'on a un suivi dans la durée", à l'inverse des opérations à petit prix qui n'étaient là que de façon temporaire. "C'est une offre qui se tient aussi par son rapport qualité-prix." Le renouvellement de cette collection, qui s'agrandit par vague de dix albums quatre fois par an, a déjà été confirmé pour 2024 (Zoo le Mag, 13/09/23). 

Sur la transition opérée par Urban Comics des collections à petits prix pour Nomad, François Hercouët nous a répondu directement : "Nous avons pris la décision de les mettre en pause après trois ans. Si les objectifs de chiffre d'affaire - qui n'est pas la rentabilité - étaient atteints, l'objectif d'étendre le lectorat au-delà du cercle naturel des premiers lecteurs ne s'est pas vérifié. Ce type d'opération limitée dans le temps par définition ne remplissait par notre objectif de pérenniser notre lectorat en créant une véritable habitude de lire des comics. C'est aussi dans un contexte de crise économique, doublé d'une volonté de mettre nos albums à la portée de tous, que l'on a réactivé le projet de collection Urban Nomad qui pré-existait sur le papier à notre opération petit prix. Au caractère éphémère des opérations commerciales, on oppose alors la permanence d'une collection dont on réimprime les albums. On garde l'accessibilité prix, on adapte l'objet livre et surtout on peut développer ce qui accrochera une lectrice et un lecteur sur le long terme en publiant des séries à suivre à l'image de Fables, Y Le Dernier Homme, Justice League ou encore Transmetropolitan." Des titres pour la plupart d'entre eux sortis il y a plus de dix ans, lors de l'arrivée d'Urban Comics, et largement rentabilisés depuis. Mais dont certains lecteurs peuvent profiter de la réédition pour les découvrir.

C'est en tout cas ce qui nous a été confirmés par plusieurs libraires interrogés à l'instar de Christopher Maloine de Comics Zone (Lyon) ou Bruno Cosnier de Pulp's Bordeaux. "On est très content d'Urban Nomad", explique Christopher "et on est même assez surpris de nos ventes, notamment sur Fables. Le passage de titres Vertigo en Nomad, c'est un pari auquel je ne croyais pas trop. Pour les lecteurs très comics, on vend plus de ces titres indé' que ceux de super-héros." Une affirmation corroborée par François Hercouët : "c'est un effet inattendu : beaucoup de lecteurs historiques de super-héros ont pu découvrir la ligne Vertigo grâce aux prix qui n'est désormais plus une barrière". De quoi renvoyer également à notre précédente affirmation sur l'importance du prix auprès des lecteurs, plus que des non-lecteurs. 

Sur cet aspect d'ailleurs, Bruno Cosnier nous explique qu'il arrive "à plusieurs reprises que face à la version Nomad et la version cartonnée d'un album, un lecteur choisira le second". Une collection qui pourrait donc servir comme une forme de "présentoir" aux albums tels qu'on les retrouve de façon plus traditionnelle ? "Du fait de son format inhabituel par rapport au reste de la production, Nomad se retrouve dans un coin à elle, ce qui renforce l'effet de collection", acquiesce Xavier Guilbert.  "C'est un phénomène que j'avais aussi observé avec les titres Bayard, Mortelle Adèle en tête."

Il est aussi important de rappeler le contexte de crise et d'inflation qui traverse l'ensemble du secteur, et le monde de façon générale. Dans ce contexte là, alors que les éditeurs ont dû récemment augmenter les prix de vente de leurs albums, l'offre Nomad profite forcément d'une attractivité tarifaire certaine. Pour revenir d'ailleurs sur cette question, Christopher Maloine nous confirme que dans sa boutique, il y a eu une baisse de fréquentation, mais qui "en terme de ressenti, concerne plutôt la clientèle occasionnelle, celle qui flâne. Les habitués et les connaisseurs sont toujours là. D'ailleurs, le panier moyen a augmenté dans notre boutique, car ce sont les réguliers qui restent présents. Mais oui, on a moins vu ceux qui viennent par curiosité."

La collection Urban Nomad peut-elle dès lors être présentée comme une bouffée d'air frais pour le comics en général ? Pas nécessairement. Pour en revenir en effet au classement qui sert de base à cet article on constante que parmi les plus gros succès, on trouve donc de nombreux représentants de cette collection en format poche, ainsi que des albums en grand format, proche de la franco-belge. Ce qui amène à interroger la façon dont ces succès vont avoir un impact négatif sur le format comics "classique". Dans le même ordre d'idée : une partie du lectorat qui se lance ou qui a découvert l'offre Nomad ne risque-t-elle pas d'entrer dans une forme d'attente, pour ne prendre que les albums de cette collection - et de la même façon que les collections à petit prix, entraîner une dévaluation de la valeur perçue pour les albums de comics "normaux" par le lectorat ? La question reste en suspens pour le moment, ces effets à long terme ne pouvant à l'évidence pas encore être mesurés. Pour Xavier Guilbert, "cette collection est une forme d'entre-deux avec les offres à prix cassé. La répétition/périodicité qu'elle apporte peut être bénéfique en faisant revenir les acheteurs en librairie." Avec l'idée alors, de repartir avec un autre album sous les bras.

L'analyse du marché reste complexe quel que soit le bout par laquelle on le prend, et Xavier Guilbert souligne que d'autres points sont à discuter plus en profondeur, notamment dans le cadre du travail à faire pour que le comics soit plus visible. "Comment est-ce qu'on recrute des nouveaux lecteurs, quel est le bon produit, au bon prix, est-ce que le choix du cartonné est si pertinent ? Comment valoriser le fond de son catalogue ? Comment faire vivre les collections souples, qui n'ont pour l'instant pas de rayonnage ?" Sur la question du fameux seuil des 2000 exemplaires, il apparaît important de rappeler "qu'on est sur un marché à rotation élevée en termes de nouveautés, ce qui signifie que les bouquins ne restent pas longtemps sur les étagères."

D'autres données sont également totalement inconnues, notamment sur la distribution des ouvrages. "Est-ce qu'un bouquin se vend moins parce qu'il n'y a pas d'intérêt, ou parce qu'il n'a pas de présence en librairie ?", commente Xavier Guilbert. "Si tu as un demi-rayon comics en face des toilettes, non seulement tu as un nombre restreint de références, mais tu ne les valorises pas particulièrement." Depuis l'explosion du manga des dernières années, on voit souvent fleurir des témoignages de lecteurs qui ont vu les rayons comics se réduire à peau de chagrin, souvent au détriment du manga.

Ces propos rappellent l'importance primordiale pour un livre de sa mise en place dans une librairie, pour pouvoir espérer exister. Ce terme là renvoie également au nombre de nouveautés par semaine, à l'espace disponible dans les boutiques, et à la surproduction du marché de la bande dessinée au global. "Quelle est la véritable surface d'exposition d'un livre ?". Pour que le comics trouve sa place au sein du marché de la bande-dessinée, il faut qu'on lui en fasse, mais aussi que la production de ce secteur le permette...

Les points-clés à retenir : 

  • La collection Urban Nomad semble avoir trouvé son succès, notamment du côté de lecteurs de comics déjà réguliers, qui ont profité de l'offre tarifaire.

  • Deux-tiers des meilleures ventes n'atteignent pas le seuil des 2000 exemplaires. La situation est donc préoccupante, au mieux, pour les titres se plaçant en dessous.

  • Les vagues régulières de titres Urban Nomad ne risquent-elles pas de provoquer un phénomène d'attente, de dévaluer l'intérêt porté aux albums au format "normal", ou au contraire bénéficier aux comics en ramenant des lecteurs en librairie par leur périodicité ?
Arno Kikoo
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