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Comics en France en 2023 : ce que nous disent (vraiment) les chiffres du marché

Comics en France en 2023 : ce que nous disent (vraiment) les chiffres du marché

chronique

Comment se porte le comics en France cette année ? Depuis plusieurs semaines, quelques témoignages épars font état d'une situation qui serait alarmante, avec un secteur du comics en crise - alors qu'on a pu établir depuis plusieurs années qu'il s'agit d'un secteur de niche. Sans avoir la prétention d'apporter une réponse définitive à cette question, nous entamons aujourd'hui une série d'articles pour dégager plusieurs aspects du marché des comics tel qu'évalué sur le premier semestre de 2023, dans une démarche d'information, et afin que certains fantasmes toujours très tenaces disparaissent au profit d'une analyse peut-être plus froide, néanmoins plus rationnelle. Le premier épisode de cette série s'intéresse aux chiffres du secteur comics dans son ensemble.

L'auteur remercie spécifiquement Xavier Guilbert, consultant pour l'aspect marché de la bande dessinée auprès du FIBD, pour les données et graphiques partagés et les discussions ainsi que sa relecture, qui ont permis à cette chronique de voir le jour.

Le contexte du marché de la bande dessinée en 2023

Le premier point à prendre en compte pour évaluer  la santé du marché comics en France, c'est d'avoir les yeux bien rivés sur un contexte plus global. Au cours des trois dernières années, le secteur culturel a dû faire face à plusieurs évènements extérieurs qui ont eu un fort impact - et pas seulement sur la seule industrie de la bande dessinée. Une pandémie mondiale en 2020, dont les conséquences se font toujours ressentir, une guerre en Ukraine début 2022, et l'inflation généralisée. Un article du journal Les Echos, publié le 10 août 2023, expliquait que les ménages avaient réduit 10% leurs dépenses alimentaires. Un fait assez alarmant qui peut déjà expliquer dans un premier temps que les secteurs culturels soient aussi ralentis - puisqu'il est plus important de se nourrir que de lire des bandes dessinées. 

"Tout le marché du livre pâtit de l'embellie qu'il y a eu de 2020 à 2022" explique Xavier Guilbert. Chacun a encore en mémoire les fortes croissances du secteur BD (notamment lié à un nouvel essor du manga et un effet du "Pass Culture"), qui avait aussi profité, dans une moindre mesure, au secteur des comics. "Entre le retour à la normale, l'inflation, il y a un coup de frein assez sec, qui est général. Le retour de bâton est assez marquant puisque le livre avait bénéficié de l'effet pandémie. On est en train de revenir sur un marché qui ressemble par certains aspects à ce qu'on connaissait en 2019." rajoute Xavier Guilbert. Des propos corroborés auparavant par Ahmed Agne, cofondateur des éditions Ki-Oon, qui expliquait à l'ouverture de la Japan Expo 2023, concernant le secteur du manga, qu'il "n'y a pas péril en la demeure, [mais] un simple retour à la réalité" (Livres Hebdo, 12/07/23). 

La santé du marché de la bande dessinée au global, et des comics, pour le premier semestre 2023

Concrètement, que cela traduit-il du marché au global de la bande dessinée ? Selon les chiffres du paneliste Gfk, la baisse des ventes au global est de 16,9% en volume (soit les unités vendues) sur le second trimestre de 2023 comparé à 2022, et de 10,3% en valeur (soit le chiffre d'affaires généré. Une baisse qui avait déjà été enregistrée avec des chiffres similaires pour le premier trimestre 2023, avec une baisse de 12% en volume et 6% en valeur sur le marché au global, comparé à l'année précédente (GfK, 19/04/23). Il n'y a donc pas eu de remontée des ventes entre le premier et le second trimestre de l'année, même si les performances de 2023 représentent plus du double du marché tel qu'il l'était en 2019, avant la pandémie. 

C'est lorsqu'on s'intéresse au secteur du comics que les chiffres deviennent plus intéressants, mais aussi plus difficiles à analyser. 

Un rappel est au préalable nécessaire : l'appellation "comics" par Gfk ne rend pas compte de l'ensemble des bandes dessinées américaines publiées en France puisque le choix de catégoriser un album en "comics" est du fait de la maison d'édition. Certains romans graphiques ou titres publiés dans des maisons de bande dessinée "générale" (que ce soit chez Sarbacane avec November, Gallimard avec les Tillie WaldenMonsieur Toussaint Louverture avec Emil Ferris ou encore les comics strips tels que Calvin & Hobbes ou Garfield) ne sont donc pas intégrés dans cette catégorie. Généralement, le comics tel que défini par Gfk va principalement prendre en compte des titres publiés en single issues dans les comicshops (ce qu'on appelle le "marché direct" ou direct market).

Le second rappel à faire, c'est que les chiffres de Gfk restent des estimations (comparable à une forme de sondage) réalisées à partir des sorties caisse - soit les albums vendus à des lecteurs - sur un ensemble de points de vente, puis extrapolés pour donner une image de ce qu'il se passe sur l'ensemble du territoire français. Certaines des ventes (notamment celles réalisées directement sur les boutiques en ligne des éditeurs) ne sont donc pas comptabilisées. On estime néanmoins, et faute d'avoir une transparence complète dans le milieu de l'édition, que les données Gfk sont assez fiables pour pouvoir faire une analyse du marché dessus. 

Concernant le secteur comics, donc, une analyse au global tous points de ventes confondus nous donnent les résultats suivants : on enregistre une baisse des ventes de 37,9% en volume et de 18,6% en valeur. La disparité avec les chiffres du marché BD au global pourrait paraître dans un premier temps plus qu'alarmante. C'est pourquoi il faut s'intéresser aux différents niveaux de vente des comics, en distinguant notamment les GSA (grandes surfaces alimentaires, telles que Carrefour ou Auchan) des GSS Culturelles (grandes surfaces spécialisées : FNAC, Cultura, Furet du Nord) des librairies généralistes (dites de niveau 1) et spécialisées (dites de niveau 2). Ainsi, du côté des GSA, la baisse enregistrée sur l'année en cours est de 67% en volume et 54% en valeur. Du côté des GSS, elle est de 29% en volume et 20% en valeur. En revanche, sur les librairies spécialisées, elle n'est que de 17% en volume et 11% en valeur. Autrement dit, la baisse des ventes de comics dans les librairies indépendantes n'est pas plus élevée que celle que connaît tout le secteur de la bande dessinée. "Sur les six premiers mois de 2023, on fait +20% en valeur par rapport aux années 2018-2020", rajoute Xavier Guilbert.

Comment expliquer cette différence ? La plus évidente sera celle de la disparition des collections à petit prix d'Urban Comics, remplacée depuis le 26 août 2022 par le format Urban Nomad

"La grande nouveauté du marché comics à partir de 2018/2019, c'est la multiplication des collections à petit prix, qui a beaucoup changé la donne. On s'est retrouvé avec un volume beaucoup plus important, sans que la valeur n'augmente également." explique Xavier Guilbert. En effet, puisque ces titres sont vendus entre 2,99€ (pour les collections Carrefour), 4,99€ (les opérations petit prix de Urban Comics) et 6-7,99€ (les opérations petit prix de Panini Comics), pour dégager un chiffre d'affaire important, il faut que le nombre d'exemplaires vendus le soient tout autant. Hors, ces collections à petit prix, si elles étaient également disponibles en librairies, faisaient une bonne partie de leurs ventes dans les GSA : "la première opération été d'Urban Comics s'était vendue, en volume, à 28% dans les seules GSA". Si la collection disparaît, on se retrouve avec les chiffres constatés pour les GSA, qui vont tirer les données sur l'ensemble des secteurs vers le bas. 

"Depuis 2018, le prix moyen en GSA est passé d'un standard de 13€, à 7€ en 2018 et 4,25€ sur les dernières années. En GSS, ce prix moyen est de 16€, en librairie de niveau généraliste de 18€ et en librairie spécialisée c'est 22€. Les GSA ont choisi de ne vendre que du comics au rabais, et se reposaient sur deux types de collections. Si on en arrête l'une des deux, on obtient les baisses de ventes constatées", rajoute Xavier Guilbert, qui nous matérialise cet état de fait avec les graphiques suivants.


Evolution des ventes (en volume) des comics en fonction des segments, et sur une répartition des prix (inférieur ou supérieur à 7€)

Les données sont imparables : le plus gros des ventes des comics à petit prix se fait bien dans les GSA. Alors que les autres points de vente n'enregistrent "que" 50% de baisse en termes de volume (sur des chiffres en eux-mêmes assez faibles, jusqu'à six fois moins importants pour les librairies spécialisées), elle est de 66% pour les GSA.


Evolution des ventes (en valeur) des comics en fonction des segments, et sur une répartition des prix (inférieur ou supérieur à 7€)

Le graphique ici présent illustre l'importance, pour avoir une image la plus précise possible du marché comics, de ne pas se contenter que des volumes. On voit en effet que la part du chiffre d'affaires (CA) en valeur des comics à petit prix est bien inférieure à celle représentée par le reste de la production. On observera à nouveau l'importance de ces collections pour les GSA, pour laquelle la perte du CA sur les comics vendus moins de 7€ est la plus importante. "L'importance relative de cette offre selon les canaux de distribution fait que c'est la GSA qui est la plus touchée, puisqu'en gros, elle ne propose pas grand chose d'autre", corrobore Xavier Guilbert.  

Notons à nouveau que les collections à petit prix se sont vendues, en volume, moitié moins dans les autres secteurs que les GSA. Là aussi, il est important de prendre en compte plusieurs éléments, plutôt que de conclure immédiatement au fait que ces collections elles-mêmes auraient connu une moins bonne performance que celles de l'année précédente (ce qui reste une hypothèse valable). Il faut en effet noter que les collections Marvel et Star Wars de Panini Comics sont passées en 2023 de dix à six albums à petit prix (une réduction de 40% de l'offre éditoriale, en somme). Ce qui réduit le nombre de lecteurs susceptibles d'y répondre, et mécaniquement, si chaque lecteur prenait toute la collection, il y aura quand même 40% de ventes en moins.

L'abandon de la collection à petit prix annuelle d'Urban Comics et la réduction de l'offre éditoriale de ces collections chez Panini Comics permettent donc d'expliquer en partie les baisses de vente enregistrées. Il est donc nécessaire de s'intéresser à d'autres facteurs. Dans un second article, nous reviendrons donc en détail sur la répartition des prix des albums sur le secteur des comics, et son évolution au fil des dernières années.

Enfin, pour répondre une première fois à la question posée en titre de l'article, ce que nous disent vraiment les chiffres, c'est que la situation du marché comics en France est complexe, et ne peut être élucidée en trois tweets ou une vidéo de dix minutes. Dans le même ordre des choses, les points de vue en fonction des secteurs de ventes, des libraires ou des éditeurs sera forcément différent au vu des nombreuses singularités qui existent de façon structurelle pour chacun de ces acteurs. 

Pour poursuivre cette longue analyse du marché comics, nous vous invitons à lire le second épisode de cette chronique.

Les points clé à retenir :

  • La baisse des ventes de comics dans les librairies spécialisées est comparable à celle enregistrée pour le milieu de la BD au global. Les ventes restent néanmoins à un niveau plus élevé que celui pré-pandémie. 

  • Cette baisse constatée relève de plusieurs facteurs : certains liés aux évolutions récentes du secteurs BD et comics, d'autres étant totalement extérieurs.

  • La chute des ventes les plus importantes sont celles des GSA, qui proposent principalement des comics à petit prix.

  • L'arrêt de la collection "été" d'Urban Comics et la diminution des collection Marvel/Star Wars (de 10 à 6 albums par collection) chez Panini Comics permet d'expliquer les baisses plus importantes enregistrées sur le secteur des comics à petit prix. 

  • Certaines évolutions du marché sont structurelles - et correspondent vraiment à sa santé - tandis que d'autres relèvent de décisions éditoriales spécifiques, qui touchent les ventes sans correspondre à une évolution profonde.

 

Arno Kikoo
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