Peu de temps après le lancement du magazine Métal Hurlant, Jean-Pierre Dionnet, cofondateur des éditions Les Humanoïdes Associés avec Moebius et Druillet, invite les différentes autrices et éditrices qui participaient activement à la revue à fonder leur propre périodiques sur thèmes essentiellement féminins. Jannic Guillerez, coloriste, galeriste, maquettiste sur Métal Hurlant et, aussi, l'épouse de Jean-Pierre Dionnet, s'empare de cette idée.
Quelques mois plus loin, paraît dans les kiosques une nouvelle production aux couleurs des Humanoïdes Associés : Ah ! Nana #1 (1976), premier numéro d'une série exclusivement réalisée par des femmes, bien inspirée par les modèles posés par plusieurs initiatives comparables sur le marché des comics undergrounds américains quelques années plus tôt (Wimmen's Comix, Tits & Clits Comix, etc). La ferveur contestataire des années soixante-dix, les mobilisations du féminisme de la deuxième vague, la liberté offerte par le pôle d'édition en poste participeront à cimenter Ah ! Nana comme une expérience pionnière, voire unique en son genre, pour les décennies qui suivront. Et pour finir de dessiner un exemple assez complet de l'application posée à la lutté féministe en France et dans le milieu particulier de la BD de niche... la série sera annulée suite à une censure des pouvoirs publics.
Métal Hurlant, de retour depuis quelques années pour une nouvelle formule, a décidé de rendre hommage à l'équipe de Ah ! Nana en proposant un numéro hors série de 300 pages revenant sur l'histoire complète du magazine, avec planches de BDs, interviews des créatrices, éditoriaux approfondis, etc. Celui-ci est actuellement disponible à la précommande sur la plateforme KissKissBankBank sur le modèle d'une campagne de financement participatif.
Riot Grrrls
Entre 1976 et 1978, la revue Ah ! Nana aura effectivement droit à neuf numéros, couvrant une variété de thèmes précis, dont certains sont encore d'actualité dans le présent et les grandes discussions relatives à la situation des femmes dans la société (ou des conversations sur la masculinité et le rapport des hommes à leur propre exigence de virilité ) : le néonazisme, la mode, les jeunes filles, l'inceste, etc. Le numéro #8, consacré au sujet de l'homosexualité et de la transidentité, attirera l'attention "Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l'enfance et à l'adolescence", qui réduiront considérablement la diffusion du magazine en interdisant celui-ci au lectorat des mineurs.
Une décision qui pouvait s'entendre sur le papier, au vu des thèmes adultes évoqués par les artistes de la revue, mais sur le plan de la législation, cette interdiction signifiera surtout que Ah ! Nana ne pouvait plus être distribué dans le circuit classique des kiosques de presse standard. Et donc, une énorme réduction du public potentiel, jusque dans les poches de lectrices en âge d'accéder au magazine, désormais incapables de le découvrir au milieu des autres revues consacrées à la bande-dessinée chez les marchands de journaux.
En somme, une interdiction symbolique pour le magazine - dans la mesure où les effets de ce genre d'interdiction étaient connus à l'époque, et où plusieurs autres titres avaient été embarqués dans ce virage idéologique pour étouffer la contestation dans les arts. Le numéro #9 recevra lui aussi une interdiction, considéré comme "pornographique" pour son étude de l'inceste dans la société. Paradoxalement, Métal Hurlant, un magazine plus masculin et également porté sur des thèmes très ouvertement sexuels, ne rencontrera pas la même résistance de la part des organes de censure.
Voici comment Les Humanoïdes Associés présentent ce projet de hors série en grand format.
"Culte, déjanté, éphémère et jubilatoire, Ah!Nana, était le premier (et le dernier) magazine de bande dessinée fait par des femmes, pour des femmes. Métal Hurlant lui rend hommage avec un numéro hors-série de près de 300 pages.
Créé en 1976 par Janic Guillerez, alors directrice artistique des Humanoïdes Associés et épouse de Jean-Pierre Dionnet, Ah!Nana était le pendant féminin de Métal Hurlant. A l’époque, les autrices de bande-dessinées étaient rares, mais qu’à cela ne tienne, Ah!Nana serait leur lieu de débauche et de libre expression.
L’éditorial du premier numéro est limpide quant aux ambitions de cette engeance féminine, bien décidée à se faire une place dans un monde de la bande dessinée étouffé par les fantasmes masculins : « pour vous, en effet, les femmes se raconteront : par la plume ou le pinceau, et hors de toute contrainte ».
Au sommaire : le Brigadier Andy Gang de Chantal Montellier, les passionnantes histoires de Cécilia Capuana, le magnifique roman photo "L’une chante, l’autre pas" d’Agnès Varda, les strips plein d’humour de Florence Cestac, les bandes dessinées sauvages et provocantes de Trina Robbins ainsi que des pages signées Keleck, Nicole Claveloux ou Olivia Clavel. Ce numéro est une occasion unique de rendre un vibrant hommage à ces autrices et de faire découvrir leur travail intemporel et introuvable.
Ces bandes dessinées seront accompagnées d’un rédactionnel conséquent : un article sur l’histoire d’Ah!Nana et de son interdiction, des interviews de Montellier, Claveloux, Guillerez ou Robbins, la retranscription d’une passionnante table ronde sur la place des femmes dans la bande dessinée avec Elizabeth Holleville, Jeanne Puchol, Pixel Vengeur, Florence Cestac, Brouette Hurlante et Vincent Henry."
La livraison du numéro est attendue pour septembre 2023, avec toute une série de versions alternatives et de bonus prévus au programme.
