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Tortues Ninja - Mutation(s) d’une licence protéiforme

Tortues Ninja - Mutation(s) d’une licence protéiforme

DossierIndé

Qui aurait pu imaginer que Les Tortues Ninja existeraient encore près de 40 ans après leur création au début des années 80 ? Surement pas leurs créateurs, Kevin Eastman et Peter Laird, qui ne se sont lancés dans cette aventure éditoriale underground et auto-publiée que portés par le rêve de devenir de véritables artistes de bande dessinée américaine. Pourtant, dès le premier numéro, l'alchimie est imparable, amenant un succès inévitable et exponentiel qui transformera une idée punk en une des plus grosses licences des années 90. 

« Quand tu les écoutes parler, t’as l’impression qu’ils ont pas fait exprès les mecs, alors que la licence a généré des milliards de dollars sur 40 ans. »

Un succès fulgurant sur lequel nous nous sommes penchés, à travers la lecture des épisodes publiés par HiComics en France mais aussi de certains disponibles uniquement en VO et surtout à l'aide de témoignages de Kevin Eastman, Peter Laird et de Sullivan Rouaud, bien connu de ces colonnes et devenu éditeur, qui s'est échiné pour ramener les Tortues dans les librairies françaises. Petit tour d'horizon des origines, mutations et évolutions futures de cette licence aux multiples facettes. Cowabunga!

1. L’Âge d'or d'Eastman & Laird
Chapitre 1

L’Âge d'or d'Eastman & Laird

Avant d’être une licence développée sur plusieurs supports et pour différents publics, les Tortues Ninja sont nées en 1983 de l'imagination de deux hommes : Kevin Eastman et Peter Laird. Le premier, né à Portland en 1962, est à l’époque un jeune artiste proposant différentes créations à des publications underground comme Last Gasp ou Rip Off Press lorsqu’il tombe sur le fanzine Scat co-crée par le second, alors illustrateur pour des journaux locaux du New Hampshire.

C’est, selon les souvenirs de Peter, grâce à cette publication que Kevin a essayé de le rencontrer avant de devenir proche, ce qu'il confirme dans sa biographie : « J’ai pris le bus jusqu’à leurs bureaux à Northampton pour leur vendre quelques-uns de mes travaux. Ils n’étaient pas intéressés, mais m’ont conseillé de rencontrer cet artiste local aux goûts similaires appelé Peter Laird. Grâce à un amour commun pour Jack Kirby, nous sommes rapidement devenus amis et avons immédiatement commencé à travailler sur des histoires courtes ensemble. »

La "méthode Mirage"


De cette relation naîtront les Studios Mirage, un nom plus qu'adéquat car l’idée est séduisante mais trompeuse. Le studio n’est finalement qu’un salon que partage les deux artistes dans la ville de Dover, où habite déjà Peter et sa femme Jeannine, que rejoint Kevin en septembre 83. C’est dans cette pièce, qui fera office d’atelier autant que de lieu de vie, que dans le courant de l’automne Eastman dessinera d’instinct une tortue sur ses deux jambes, avec un masque sur le visage et des nunchakus dans les mains.

Ce brouillon est la première graine de ce qui deviendra les Teenage Mutant Ninja Turtles. Suivront plusieurs séances de brainstorming où la tortue ninja originelle sera rejointe par trois autres créatures du même genre et où les deux artistes vont balancer « toutes nos idées préférées dans un mixeur (et) élaborer une histoire qui avait un sens » comme Eastman le confie dans le premier tome des épisodes de la série Classics publié en France par HiComics. Cette histoire, où absolument tout le sel de ce qu’est, était et restera les Tortues Ninja est présent d’une manière assez dingue, mettra cinq mois à être dessinée. Avec une particularité dans le processus de création : celle de tout faire à quatre mains.

Les onze premiers numéros de Teenage Mutant Ninja Turtles ont en effet été réalisés entièrement par les deux artistes, du plot au rendu final, en passant par le découpage, les crayonnés et l’encrage. Dès le premier numéro, les deux artistes présents dans la même pièce ont donc connu l’histoire ensemble, traçant les différentes intrigues dans un effort commun, avant que Eastman ne s’attèle au découpage sous les conseils de Laird. Après cela, les pages sont passées de l’un à l’autre, chacun y apportant son style et sa manière de dessiner, à la fois proches et différentes, afin que chaque page puisse rassembler les particularités graphiques des deux hommes. Peter Laird repasse ensuite sur les planches pour y ajouter les dialogues.

Le co-créateur a semblé toujours assez surpris que cette méthode de travail ne soit pas bien comprise par les lecteurs lorsqu’il commença à les rencontrer : « (les) gens n’arrivaient pas à appréhender le fait que nous nous occupions tous les deux des crayonnés, de l’encrage et des trames sur chacune des pages. En fait, beaucoup de gens n’arrivaient pas à saisir qu’il n’y avait pas "le scénariste" et "le dessinateur". » Le second numéro est celui qui fait office d’exception à cette méthode, car réalisé à distance dans des conditions plus compliquées suite au déménagement de Peter. Les deux compères se renvoyaient les planches par la poste quand Eastman ne pouvait prendre le bus pour des sessions de travail communes — des trajets épuisants de plus de 15 heures. Ces conditions pousseront finalement Eastman a déménager de nouveau pour rejoindre son collègue dans le Connecticut.

Le tout premier numéro de la série, alors auto édité, est présenté pour la première fois lors d’une convention en mai 1984 et rencontre un étonnant succès pour une production de cette taille. Dédié à Frank Miller et Jack Kirby, l’artiste dont la passion pour son travail chez Marvel comme DC aura réuni les deux hommes, ce comicbook sera ainsi la première pierre d'une œuvre qui n’aura de cesse de rendre de vibrants hommages aux plus grands artisans du médium.

Hommage Perpétuel


Kevin Eastman confie dans sa biographie que la lecture d’un épisode de Kamandi lui donna envie de devenir un dessinateur, mais ce sont deux autres influences cruciales qui vont déterminer la forme que prendra Teenage Mutant Ninja Turtles : Richard Corben et Dave Sim.

Le premier, publié dans les pages de Heavy Metal (au départ version US de notre Métal Hurlant national, qui s'est finalement émancipée de la célèbre revue française), le poussa d'abord dans les bras des publications indépendantes et underground qui pullulaient dans les années 80 sur les présentoirs des comicshops. Le second, par la création de Cerebus, une publication auto-éditée qui débuta en 1977 comme une parodie du Conan de Barry Windsor-Smith pour prendre petit à petit de l'ampleur et devenir avec le temps l’un des comic-books indépendants les plus longs, montrant de fait qu'il était possible de s’affranchir des maisons d’éditions et réseaux de distribution traditionnels pour faire de la bande dessinée. Fatigué par les lettres de refus d’éditeurs et inspiré par l'expérience de Dave Sim, Eastman et Laird vont ainsi partir bille en tête, empruntant pour cela un peu plus de 1000 dollars à l’oncle de Kevin afin de pouvoir eux-même imprimer près de 3000 exemplaires du premier numéro.

Officiellement, le premier numéro sort donc en mai 1984 lors de la convention locale. Confiants tout en se disant qu'ils n'en vendront qu’une poignée, il faudra finalement un tout petit mois pour écouler tous les exemplaires. Une réimpression de 9000 exemplaires devra suivre pour répondre à la demande, et une évidence se fait : il va falloir continuer. Les deux artistes vont ainsi développer les aventures de leurs animaux adolescents mutants et ninja au cœur d'une New York fantasmée, produit de leur imagination car n'ayant jamais mis les pieds dans la Grosse Pomme à ce moment de leur vie. La découverte de Manhattan se fera, plus tard, mais la vision de la mégalopole américaine vient, là aussi, d’un artiste que Kevin Eastman apprécie particulièrement : Frank Miller.

À l’époque, l’artiste américain a déjà pris son envol en tant qu’auteur complet, sort d'un run historique sur le personnage de Daredevil et vient de publier sa série Ronin, dont la lecture marque Eastman au point d’essayer à tout prix de la faire lire à Laird, un peu moins convaincu par le génie de Miller. Pourtant, l’influence de cette œuvre sino-cyber-punk est transpirante de tous les pores lorsque l'on se penche sur les débuts des Tortues. De l'utilisation de la mythologie japonaise et sa digestion dans un univers urbain au style graphique très américain à son découpage séquentiel particulier, les Tortues sont un hommage parodique à peine déguisé au style de Miller comme Cerebus l'était de Windsor-Smith. Marcher dans les pas de ses idoles pour mieux se construire une identité : Miller l'a fait avec Will Eisner, Eastman et Laird le feront avec Kirby et Miller. Sans oublier Sim et Corben qui vont même par la suite participer à la réalisation de certains épisodes, comme pour rendre la politesse.


Porté par l'euphorie d’être leurs propres éditeurs et d’occuper tous les postes de création, Eastman et Laird vont mettre énormément de leur propre vie et obsessions dans les Tortues Ninja. Les hommages à leurs mentors spirituels vont aller encore plus loin que de simples dédicaces ou une inspiration visible. Inspiré de l’émergence du format mini-série qui se développe sur le marché, les deux artistes vont créer le concept de micro-série, que l'on pourrait aussi appeler des one-shot. Celui consacré à Donatello va pousser le bouchon jusqu’à mettre en scène Jack Kirby dans une aventure repoussant les limites du méta, où la Tortue et l’artiste vont être littéralement plongés dans l'univers du King. Un autre épisode, consacré à Michelangelo — dont le nom comportera une faute pendant longtemps en étant écrit à l’américaine Michaelangelo jusqu'à qu'ils se rendent eux même compte de leur erreur — mettra en avant la période préférée d’Eastman : celle de Noël. L’intrigue va même jusqu’à mettre en son cœur des jouets E.T. inspirés du succès délirant des Cabbage Patch Kid à cette époque.

D’autres éléments, comme la private joke de nommer de nombreux personnages secondaires Chet, les nombreuses références à des prénoms d'amis dans les noms d'autres personnages de dernier plan, le fait que le van Volkswagen d’April est une référence à celui du père de Kevin Eastman, les nombreuses références à des films qui les ont marqués allant de Star Wars à A Christmas Story en passant par les Blues Brothers ou Le Flic de Beverly Hills ou encore l’incorporation dans un épisode du tout premier bureau de Mirage lorsque les Tortues se réfugient à Northampton, vont définitivement faire des Tortues plus qu’une série aux genres multiples mais une création des plus personnelles pour leurs auteurs où tous les délires et les références les plus obscures pourront figurer.

Passant en seulement deux ans de petits tirages à des sorties à près de 125 000 exemplaires, les Teenage Mutant Ninja Turtles prennent très vite une autre dimension économique. Un changement d’imprimeur est nécessaire, le recrutement d'autres artistes au sein du Studio — comme Steve Lavigne, Ryan Brown, Jim Lawson, Michael Dooney ou encore Eric Talbot — ainsi que diverses discussions avec des producteurs et fabricants de jouets pour développer la licence dont les auteurs n’ont « jamais envisagé que les Tortues puissent être autre chose que des personnages de BD. » Et pourtant, dans une fin des années 80 où la logique capitaliste est de plus en plus triomphante, les Tortues vont devenir un véritable phénomène de société. Un développement qui se fera, malheureusement, au détriment de la relation de travail entre Kevin Eastman et Peter Laird.

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2. De l'underground au mainstream
Chapitre 2

De l'underground au mainstream

Pour de nombreux enfants nés à la fin des années 80 et au début des années 90, le premier contact avec les Tortues Ninja se fait au travers de médias tout à fait autres que la bande dessinée. A l'instar de Sullivan Rouaud, directeur de collection chez Hi Comics, l'éditeur français de la licence : « C’était vraiment un de mes dessins animés préférés quand j'étais petit. En plus, il y avait pas mal de publications, dont un magazine culte pour moi en kiosque. C’était vraiment la Tortues-mania. »

Fort d'un succès éditorial dès leurs débuts, les auteurs sont très vite approchés par divers producteurs pour des projets divers et variés allant de la production d'un jeu de rôle en passant par celle de lignes de jouets pour Playmates Toys et sans oublier le célèbre dessin animé qui les accompagne, produit par Fred Wolf Films et diffusé à la télévision américaine de 1987 à 1996. De succès underground papier, les personnages d’Eastman et Laird basculent dans une tout autre dimension en devenant un succès populaire aux USA mais aussi à travers le monde.

Le phénomène aura cependant raison de la méthode coopérative d’Eastman et Laird pour deux raisons, la seconde découlant de la première : les nombreux voyages à Los Angeles et l’entente entre les deux artistes. Les aller-retour entre le studio, en plein développement et commençant à publier d’autres séries, et les différents rendez-vous business sur la côte ouest vont avoir raison de leur rythme de travail. Déjà assez lent par rapport aux productions des deux grosses maisons d’éditions que sont Marvel et DC, avec plusieurs mois entre chaque numéro, et malgré l'emploi d’assistant, le rythme n’est plus soutenable et va amener à la conclusion qu'il va falloir déléguer pour assurer la production. 

Mais plus que ça, le succès et les distractions extra-création vont détériorer la relation personnelle et professionnelle entre Eastman et Laird. Si les deux artistes ne s’épanchent pas plus que ça sur les raisons précises, on peut imaginer que la fatigue et le fait d'être à la fois responsable de chaque adaptation et de la série principale poussent à une décision : chacun s’occupera de ses propres épisodes, à tour de rôle, regardant quand même ce que l'autre fait mais sans volonté de venir réécrire ce que l'autre aura fait, en plus de laisser d'autres artistes réaliser leurs propres épisodes. C’est alors, au numéro 11, « l’heure d'atteindre la note finale et de terminer le spectacle » écrit le premier dans son Autobiography. Il faudra attendre le numéro 50 et l’arc de conclusion de la première série, City at War, pour revoir les deux travailler ensemble. Mais entre-temps, les Tortues Ninja auront définitivement quitter leurs racines punks pour embrasser totalement le mainstream.

La folie des années 90


D’une publication underground très adulte malgré une immaturité affichée et quasi revendiquée, la production de jouets et la série animée ont fait découvrir ces personnages et leur univers aux multiples influences à un très large public, expliquant rétrospectivement la longévité de la licence. Les inspirations cinématographiques de la BD s’ajoutant à leurs racines Kirbyesque et Millerienne y sont sans doute également pour quelque chose dans cette joie communicative, dès le premier épisode en BD, de faire abstraction des barrières de genres et du « bon goût » pour faire coexister autant le chanbara que la science fiction la plus perchée, des personnages adolescents totalement insouciants dans un univers urbain délabré, des personnages au designs absurdes mais instantanément cultes — l’Histoire se rappellera que celui du Shredder, méchant  « le plus classe du monde » d’après Sullivan Rouaud et George Abitbol, est à l’origine inspirée de la râpe à fromage traînant dans la cuisine du tout premier Studio Mirage.

Un melting pot qui fera également ses preuves dans la série animée, qui ajoute de nombreux éléments à la mythologie de la série et qui sera, là aussi pour boucler la boucle, adapté en bande dessinée pour un public plus jeune chez Archie Comics. Jusqu'alors cantonnées au noir et blanc, c’est ici pour un soucis de clarté que les Tortues vont gagner leurs bandeaux de couleurs différentes — malgré des caractères extrêmement bien définis et différenciés dès les premières planches de la BD — ainsi que voir leur galerie d'antagonistes élargie. Avec un tel succès, il n’aura pas fallu longtemps pour que l'idée d’adapter les Tortues au cinéma en prises de de vue réelles. Une entreprise autant couronnée de succès que montrant les limites de l’exploitation de la licence.

Déjà en réflexion à la fin des années 80, le film de Steve Barron produit par New Line Cinema sortira début 90, quelques mois après le jeu vidéo sur NES. L’un comme l'autre rencontrent un succès colossal propulsant définitivement la licence au panthéon de la pop culture. Quatre millions de copies pour la version vidéo ludique et 200 millions de dollars de recettes pour un budget initial de 13 millions, faisant de ce premier film le plus gros succès pour une production indépendante à l'époque. Le métrage, ouvertement destiné aux enfants, fera là aussi date dans l'esprit des jeunes spectateurs le découvrant à l'époque : « Le premier film a été un choc de fou, explique Sullivan Rouaud. Je me souviens, j’avais l’impression de mater du John Woo ou du film HK mais pour les enfants. Les perso sont trop cools, t'as besoin de les voir qu’une seule fois pour retenir les noms. C’est de l’alchimie ce qu'ils ont fait. »

Il faut dire que les Tortues sont confectionnées par le Creature Shop de Jim Henson, créateur célébré du Muppet Show qui a fondé sa société pour les besoins de la production de Dark Crystal et dont la maîtrise des animatroniques aura marqué le milieu des effets spéciaux. Le film permettra donc de découvrir pour une partie du public le cinéma hong-kongais et de développer encore un peu plus la popularité de la licence. Le premier opus respecte largement, mis à part dans le ton général plus léger, l’intrigue et l'alchimie des débuts de la série en BD, les créateurs supervisant la production et balisant l’intrigue pour qu'elle pioche majoritaire dans les onze premières issues ainsi que quelques microséries. c'est à partir du second et troisième films, inévitables au vu du succès du premier, que la version cinéma des Tortues va radicalement s’éloigner du cœur de ce qui a fait son succès et, alors que le premier volume de la BD va s’achever, plonger petit à petit les mutants dans une période noire.

L’Âge sombre des Tortues


Les deux opus cinématographiques suivants, sortis en 91 et 93, vont décevoir autant les fans que les producteurs. Avec des budgets quasi deux fois supérieurs au premier, les films suivants rapportent bien moins que leur prédécesseur – respectivement 79 et 54 millions. La série animée continue pourtant son petit bonhomme de chemin, l’adaptation en comicbook d’Archie également, dépassant même la longévité de l’ongoing originelle qui s'est achevée en août 1993.

Mais un autre projet live va voir le jour, en 1997, cette fois-ci à la télévision : The Next Mutation. On y fait la connaissance d'une cinquième tortue, Venus de Milo, mais l'on constate aussi la baisse d’exigence artistique globale, faisant de ce projet l’un des rares que regrette Peter Laird. Pourtant, la marotte d’une cinquième tortue est récurrente puisque déjà imaginée par lui et son compère Kevin, la bien nommée Kirby (pour, encore un peu plus, souligner l'influence du King) que l'on peut découvrir dans l’Artobiography d’Eastman. Mais là n'est pas le (seul) problème du show TV qui fera ses adieux aux téléspectateurs au bout d'une petite saison en 1998.

Du côté des comic-books, avec l'arrêt simultané à la fin de l'année 1995 du court second volume orchestré par Jim Lawson chez Mirage et la publication d’Archie Comics au numéro 72, les Tortues se font absentes des devantures de magasins spécialisés. Pour peu de temps, certes, mais c’est tout de même notable après un tel succès, d'autant que leur retour se fera dans des conditions bien différentes. Kevin Eastman fera d’abord son retour pour une série sous influence du cinéma de John Woo originellement pensée comme un buddy movie avec Raphaël et Casey Jones, mais qui sera nommée Bodycount.

Dessinée par le talentueux Simon Bisley, la mini-série en quatre numéros fait preuve d'un ton radical et d'un goût prononcé pour la violence exacerbée. Une lecture qui peut se révéler extrêmement fun pour les lecteurs de la première heure mais qui contraste avec ce que la licence était devenu. La publication devait originellement se faire en indépendant, comme à l'origine, via Mirage Studio, mais la décision a été prise à l’époque du premier numéro d’arrêter l’auto-publication. Heureusement, un jeune Erik Larsen, à la tête de sa propre maison d’édition indépendante créée quelques années auparavant, Image Comics, propose ses services pour finir de publier la série et, par la suite, publier une nouvelle série. Enfin le retour aux racines ?


Cette nouvelle série sur les Tortues Ninja, confiée au scénariste Gary Carlson & au dessinateur Franck Frosco, va pour le moins surprendre. L’écrivain confie dans un numéro spécial pour le 30ème anniversaire des Tortues : « Lors d’un crossover, les TMNT étaient apparues dans l'un des premiers numéros de Savage Dragon, d'Erik Larsen. Mirage Studios ayant apprécié son point de vue, il lui a été proposé de s’occuper de la nouvelle série. Il était affairé à l'élaboration de Savage Dragon, mais il a tout de même accepté en invitant Franck et moi-même à le rejoindre. »

L’idée de base est de revenir à l’origine des personnages pour s'éloigner de la vision enfantine du dessin animé. Mais cette volonté va amener des choix particuliers. Erik Larsen demande à ses artistes de trouver une manière de différencier visuellement les Tortues, amenant ainsi de lourds changements comme celui de faire de Donatello un cyborg, de faire perdre une main à Leonardo ou encore de crever un œil de Raphaël. Le succès sera mitigé, pas aidé par divers retards, et la publication s'achèvera après 23 numéros en 1999. La série est si radicalement différente de ce qu’étaient les TMNT que Peter Laird et Jim Lawson, lorsqu’ils relanceront un nouveau volume des aventures de leurs personnages, considéreront ce passage comme non canon. Il est aujourd'hui plus connu sous le nom d’Urban Legends comme un symbole de cette parenthèse très marquée par les tropes bigger & harder de cette époque.

Le quatrième volume aura également son lot de problèmes, accusant de nombreux retards entre 2001 et 2012. Une nouvelle production animée voit le jour en 2003, amenant comme la première un nouveau public enfantin à découvrir ses personnages et son univers qui, s’il peine à se renouveler, se révèle malgré assez moderne dès ses débuts pour persévérer. Mais le véritable retour en force de la licence se fera à la suite du rachat par le groupe Viacom, propriétaire de Paramount, qui aura la bonne idée de confier à IDW Publishing la création d’un nouveau comic-book régulier avec l’envie, presque 25 ans après leurs créations, d'offrir la version la plus synthétique des Tortues Ninja.

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3. La Renaissance d'IDW
Chapitre 3

La Renaissance d'IDW

Après avoir racheté les parts de Kevin Eastman, Peter Laird devient l’unique détenteur de la licence TMNT. Il les vendra par la suite au conglomérat médiatique Viacom en 2009, dans un accord lui permettant de continuer son quatrième volume inachevé et accusant un retard monstre. Celui-ci ne sera d'ailleurs que très peu rattrapé puisque les numéros suivants seront publiés sporadiquement avant d’achever la publication dans le désordre. Mais aucun des deux créateurs n’est plus « officiellement » à la barre. Le nouveau propriétaire, qui possède les studios de cinéma Paramount et la chaîne Nickelodeon, est seul maître à bord. Mais leur gestion semble, jusqu'à présent, des plus malines et conscientes de l’Histoire de cette œuvre aux racines contre-culturelles malgré sa nature de mastodonte économique comme le confirme Sullivan Rouaud : « Le rachat a pas changé grand chose à cet esprit indépendant d'un point de vue créatif, parce qu'IDW a été très libre sur le comic-book. »

L'une des premières décisions est de confier la nouvelle version papier à la maison d’édition Idea and Design Works, créée en 1999 par le distributeur Diamond Comic, connue autant pour publier des Artist's Edition d’une très grande qualité d'œuvres séquentielles cultes que pour exploiter divers licences pour en proposer des produits dérivés. Avec les Tortues, l'éditeur trouve la licence parfaite pour faire les deux, avec la liberté nécessaire pour qu’elle puisse de nouveau s’offrir la place qu’elle mérite.

Synthèse et renouveau


Août 2011, un nouveau numéro 1 des Teenage Mutant Ninja Turtles arrive en comicshop. Le cinquième en 25 ans, mais le dernier en date. Celui-ci propose une nouvelle version des origines des Tortues, reprenant les bases de la mythologie — le mutagène qui fait évoluer les petites tortues et un rat en animaux mutants — en y ajoutant une dimension de réincarnation — celle d’âmes de samouraïs ayant vécus des siècles auparavant — comme pour définitivement justifier le mélange des genres SF, chanbara et action/kung fu et ajouter de la densité à l’univers imaginé par Peter Laird et Kevin Eastman. Ce dernier fait d'ailleurs son retour à l’écriture de la série en compagnie de Tom Waltz, ainsi qu'accompagné du dessinateur Dan Duncan et de la coloriste Ronda Pattison.

Si le rachat par Viacom acte la fin de l’utopie indépendante originelle et ne laisse aucun doute sur la volonté d’exploiter la licence sur différents médias — une nouvelle série animée verra d’ailleurs le jour en 2012 —  force est de constater que la société laisse une totale liberté à IDW et leurs artistes pour imaginer une synthèse d’à peu près tous les éléments qui ont traversé l'univers des tortues en 25 ans de vie. Ainsi, Eastman et Waltz vont longuement développer la back-story de Splinter et Shredder, devenant des frères ennemis avant même leur réincarnation et poursuivant un combat philosophique plus que physique, tout en étoffant à foison la mythologie mutante en créant mais aussi en rapportant des pièces des divers productions ayant exploité l'univers des tortues.

On peut ainsi redécouvrir Krang, son Technodrome et la Dimension X comme Bebop, Rocksteady connus de la première série animée, des mutanimaux ou le Guerrier Dragon des pages du comic-book d’Archie ou encore l’Agent Bishop de la série animée de 2003. Mais on peut aussi rencontrer différentes nouveautés ou modifications de personnages existants originellement — comme Nobody, originellement un super-héros masculin qui devient ici une amie d'enfance de Casey équipée d'une armure — et aussi constater le retour d’obsessions très personnelles d’Eastman comme son amour pour les épisodes de Noël.

La mythologie va également prendre de l'épaisseur grâce à une mini-série, L’Histoire Secrète du Clan Foot, l'une des toutes premières publications proposées par HiComics pour le retour de la série en France après un début de publication par Soleil US. Un album qui prolonge l’arc narratif sur l’aspect réincarnation de Splinter, Shredder et des Tortues, sa lecture peut autant se faire en parallèle de la série principale qu'indépendamment du reste pour découvrir cette réécriture moderne de l’univers. Elle profite également du talent d’un artiste, copieusement mis en avant par l'éditeur français, le brésilien Mateus Santolouco. Ses mises en scènes dynamiques et son style assez proche des dessinateurs de blockbusters super-héroïque offrent des planches sublimes. Une capacité à dynamiter la narration qui lui permettra d’intégrer les pages de la série régulière pour divers arcs marquant un certain gap qualitatif pour la série dont le tout premier City Fall ou le plus grandiose : Vengeance.


Fort de tous les éléments mis en place jusqu’à présent, City Fall va intensifier la dramaturgie et les enjeux pour des Tortues qui vont devoir, comme lors du guet-apens de Shredder au début de la série originelle, quitter la Grosse Pomme pour découvrir la campagne de Northampton afin de se soigner physiquement et psychologiquement pour grandir et faire face à la menace de plus en plus importante du Clan Foot.

La série va par la suite n’avoir de cesse que de développer en parallèle différents arcs narratifs pour offrir une série à la hauteur des meilleurs du genre super-héroïque, dont les Tortues font partie tout en se permettant des parenthèses plus radicales dans d’autres genres. Dense en intrigues et en personnages, ces TMNT vont être ponctués de moments de grâce, souvent accompagné par Santolouco, comme l’arc Vengeance (Tomes 8 et 9 en VF) qui remake de manière plus touffue Return to New York, trois numéros qui voyaient un affrontement inévitable entre Shredder et les Tortues avec pour unique issue la mort de l'un ou celle des autres.

Un arc pivot revisité ici dans un chaos grandissant et actant définitivement un changeant de statut quo étonnant et radical dont la suite de la série n'aura de cesse de se nourrir pour surprendre ses lecteurs. Pourtant, Eastman et Waltz, rejoint par Bobby Curnow au scénario et pléthores d'artistes comme Ken Garing, Michael Dialynas, Sophie Campbell ou encore Dave Watcher, ne s'arrêteront pas en si bon chemin et apporteront de nombreuses nouveautés, faisant grandir à chaque étape le lore de leur univers, en y développant par exemple un panthéon de divinités qui vont avoir un rôle déterminant par la suite, aussi bien dans l'impact sur l'intrigue globale que sur l'évolution de la psychologie de certains personnages.

La conclusion logique de tout ce build-up se trouvera dans l’arc en cours de publication en français avec New York, Ville en Guerre, la première partie étant disponible ce 7 décembre tandis que la seconde partie arrivera en mars 2023. L’occasion pour l'offre française autour des tortues de changer afin d’élargir le lectorat et réparer les erreurs passées.

Avenir de la publication française


Avec plus de 130 numéros publiés aux USA et la publication française qui arrivera au numéro 100 l’année prochaine, synonyme de reboot, cette série TMNT est officiellement la plus longue de l’histoire de la licence. Déjà entamé par Soleil lorsque HiComics récupère les droits pour la France, la série a dû redémarrer en cours de route avec deux publication, l’Histoire Secrète dont on parlait avant et un tome 1 qui n’aura pas réussi à réunir les amateurs des Tortues tant il exploré la dimension hard science fiction de la licence. S’il était déjà fan des Tortues, l’éditeur Sullivan Rouaud, qui commence tout juste à découvrir son nouveau travail, a lui aussi mis un petit moment avant de rentrer pleinement dans les qualités de la série : « Quand je bossais en tant que librairie à À Plein Rêves (à Nantes), Emmanuel Peudon était mon seul client sur l’ongoing d’IDW et il me tannait tous les mois pour que je la lise. Au début, je m’en foutais un peu, puis un jour j'ai lu et j’ai compris : c’est vraiment la version définitive des tortues. Artistiquement, éditorialement, il y a tout dedans. »

Si la série s’est développée tous azimuts aux USA, avec une seconde ongoing anecdotique (TMNT Universe) et de nombreuses mini-séries pour y développer des bouts d’arcs narratifs, rendant parfois la lecture de la série principale frustrante dans son évocation d’évènements qui n'y sont pas présents, le succès n'a pas toujours été au rendez-vous en France. La faute à un premier tome difficile d'accès, malgré l'excellente mini-série Histoire Secrète qui accompagna sa sortie, mais aussi à un marché des comics en petite forme économique. Pourtant, le plus dur semble passé tant le futur des Tortues semble bien plus radieux, avec de nouvelles chances de faire découvrir la série au plus grand nombre.

Déjà, le récent succès de The Last Ronin réchauffera le cœur de tous les amateurs des Tortues, autant par les chiffres que par la lecture même. D'une idée née lors de la réalisation du numéro 17 de la première série de comic-book, qui devait s’appeler « L’Histoire finale des Tortues Ninja » mais qui n'a pas abouti et a laisser place à une intrigue où l’une des tortues vieillissante rencontrait un vieil homme, sa fille et son bébé dans un berceau — vous avez dit Lone Wolf & Cub ? Peut-être. Gardé de côté pendant plus d'une vingtaine d'années, il aura fallu attendre la volonté de Tom Waltz de continuer à travailler avec Kevin Eastman après leur conclusion du numéro 100 pour un dernier baroud d’honneur. La mini série fait ainsi office d'aventure indépendante de la série principale, accessible autant par les fans de la première heure que par les amateurs des diverses séries animées ayant grandi depuis. Alternant des planches de plusieurs artistes comme Esau & Isaac Escorza, Ben Bishop et Eastman lui-même qui signe certains flashbacks, les cinq épisodes réunis dans un album sorti fin novembre 2021 en France sont une surprenante porte d'entrée pour revenir à la lecture des Tortues Ninja. Les chiffres le confirment puisque l’ouvrage s'est placé en tête des ventes la semaine de sa sortie. De quoi se projeter sereinement dans une année 2023 importante pour la licence, avant de fêter officiellement ses 40 ans en 2024.


Le mois de Mars 2023 verra la publication d'une autre mini-série importante et aux qualités artistiques indéniables : Shredder in Hell. Entièrement écrit et dessiné par Mateus Santolouco, ce projet en cinq chapitres lui tient à cœur et viendra développer le voyage psychologique et philosophique de l'antagoniste ultime des Tortues Ninja. La série reprendra des éléments de la partie réincarnation de la nouvelle mythologie mais peut, un peu comme l’Histoire Secrète du Clan Foot, se lire en grande partie indépendamment de la série principale tant elle s’échine à proposer une histoire avec ses propres tenants et aboutissants. Pouvant là aussi faire office de porte d'entrée dérobée vers les Tortues en BD, cette publication sera donc accompagnée du tome 19, conclusion de l’arc City at War amenant par la suite, aux USA, un reboot au numéro 1 pour les TPB avec le sous-titre Reborn. En français, ce nouveau départ orchestré par Sophie Campbell devrait également reprendre cette idée de numérotation rafraîchie mais HiComics ne s’en contentera pas et planche également sur une réédition des premiers numéros de la série d’IDW dans un autre format.

Reprenant les designs et contenus des éditions intégrales américaines, les IDW Collection pour les lecteurs VO, l'éditeur pourra ainsi reproposer toute la série dans un format souple. Une réédition qui devrait profiter d'un autre événement mutant et ninja : la sortie d'un nouveau film TMNT au cinéma, le sous titré Mutant Mayhem produit par Seth Rogen (Invincible, The Boys, Sausage Party). Un projet qui se présente comme le « Into the Spider-verse » des Tortues Ninja et qui pourrait, encore plus que Rise of the Teenage Mutant Ninja Turtles la dernière série animée en date, offrir un nouveau succès populaire à la licence et, là aussi, montrer toute la richesse de cet univers en réunissant tous les fans qui se sont, un jour ou l'autre, retrouvés émerveillés devant les aventures de Raph, Leo, Mikey et Don depuis près de 40 ans.

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Chapitre 1

L’Âge d'or d'Eastman & Laird

Avant d’être une licence développée sur plusieurs supports et pour différents publics, les Tortues Ninja sont nées en 1983 de l'imagination de deux hommes : Kevin Eastman et Peter Laird. Le premier, né à Portland en 1962, est à l’époque un jeune artiste proposant différentes créations à des publications underground comme Last Gasp ou Rip Off Press lorsqu’il tombe sur le fanzine Scat co-crée par le second, alors illustrateur pour des journaux locaux du New Hampshire.

C’est, selon les souvenirs de Peter, grâce à cette publication que Kevin a essayé de le rencontrer avant de devenir proche, ce qu'il confirme dans sa biographie : « J’ai pris le bus jusqu’à leurs bureaux à Northampton pour leur vendre quelques-uns de mes travaux. Ils n’étaient pas intéressés, mais m’ont conseillé de rencontrer cet artiste local aux goûts similaires appelé Peter Laird. Grâce à un amour commun pour Jack Kirby, nous sommes rapidement devenus amis et avons immédiatement commencé à travailler sur des histoires courtes ensemble. »

La "méthode Mirage"


De cette relation naîtront les Studios Mirage, un nom plus qu'adéquat car l’idée est séduisante mais trompeuse. Le studio n’est finalement qu’un salon que partage les deux artistes dans la ville de Dover, où habite déjà Peter et sa femme Jeannine, que rejoint Kevin en septembre 83. C’est dans cette pièce, qui fera office d’atelier autant que de lieu de vie, que dans le courant de l’automne Eastman dessinera d’instinct une tortue sur ses deux jambes, avec un masque sur le visage et des nunchakus dans les mains.

Ce brouillon est la première graine de ce qui deviendra les Teenage Mutant Ninja Turtles. Suivront plusieurs séances de brainstorming où la tortue ninja originelle sera rejointe par trois autres créatures du même genre et où les deux artistes vont balancer « toutes nos idées préférées dans un mixeur (et) élaborer une histoire qui avait un sens » comme Eastman le confie dans le premier tome des épisodes de la série Classics publié en France par HiComics. Cette histoire, où absolument tout le sel de ce qu’est, était et restera les Tortues Ninja est présent d’une manière assez dingue, mettra cinq mois à être dessinée. Avec une particularité dans le processus de création : celle de tout faire à quatre mains.

Les onze premiers numéros de Teenage Mutant Ninja Turtles ont en effet été réalisés entièrement par les deux artistes, du plot au rendu final, en passant par le découpage, les crayonnés et l’encrage. Dès le premier numéro, les deux artistes présents dans la même pièce ont donc connu l’histoire ensemble, traçant les différentes intrigues dans un effort commun, avant que Eastman ne s’attèle au découpage sous les conseils de Laird. Après cela, les pages sont passées de l’un à l’autre, chacun y apportant son style et sa manière de dessiner, à la fois proches et différentes, afin que chaque page puisse rassembler les particularités graphiques des deux hommes. Peter Laird repasse ensuite sur les planches pour y ajouter les dialogues.

Le co-créateur a semblé toujours assez surpris que cette méthode de travail ne soit pas bien comprise par les lecteurs lorsqu’il commença à les rencontrer : « (les) gens n’arrivaient pas à appréhender le fait que nous nous occupions tous les deux des crayonnés, de l’encrage et des trames sur chacune des pages. En fait, beaucoup de gens n’arrivaient pas à saisir qu’il n’y avait pas "le scénariste" et "le dessinateur". » Le second numéro est celui qui fait office d’exception à cette méthode, car réalisé à distance dans des conditions plus compliquées suite au déménagement de Peter. Les deux compères se renvoyaient les planches par la poste quand Eastman ne pouvait prendre le bus pour des sessions de travail communes — des trajets épuisants de plus de 15 heures. Ces conditions pousseront finalement Eastman a déménager de nouveau pour rejoindre son collègue dans le Connecticut.

Le tout premier numéro de la série, alors auto édité, est présenté pour la première fois lors d’une convention en mai 1984 et rencontre un étonnant succès pour une production de cette taille. Dédié à Frank Miller et Jack Kirby, l’artiste dont la passion pour son travail chez Marvel comme DC aura réuni les deux hommes, ce comicbook sera ainsi la première pierre d'une œuvre qui n’aura de cesse de rendre de vibrants hommages aux plus grands artisans du médium.

Hommage Perpétuel


Kevin Eastman confie dans sa biographie que la lecture d’un épisode de Kamandi lui donna envie de devenir un dessinateur, mais ce sont deux autres influences cruciales qui vont déterminer la forme que prendra Teenage Mutant Ninja Turtles : Richard Corben et Dave Sim.

Le premier, publié dans les pages de Heavy Metal (au départ version US de notre Métal Hurlant national, qui s'est finalement émancipée de la célèbre revue française), le poussa d'abord dans les bras des publications indépendantes et underground qui pullulaient dans les années 80 sur les présentoirs des comicshops. Le second, par la création de Cerebus, une publication auto-éditée qui débuta en 1977 comme une parodie du Conan de Barry Windsor-Smith pour prendre petit à petit de l'ampleur et devenir avec le temps l’un des comic-books indépendants les plus longs, montrant de fait qu'il était possible de s’affranchir des maisons d’éditions et réseaux de distribution traditionnels pour faire de la bande dessinée. Fatigué par les lettres de refus d’éditeurs et inspiré par l'expérience de Dave Sim, Eastman et Laird vont ainsi partir bille en tête, empruntant pour cela un peu plus de 1000 dollars à l’oncle de Kevin afin de pouvoir eux-même imprimer près de 3000 exemplaires du premier numéro.

Officiellement, le premier numéro sort donc en mai 1984 lors de la convention locale. Confiants tout en se disant qu'ils n'en vendront qu’une poignée, il faudra finalement un tout petit mois pour écouler tous les exemplaires. Une réimpression de 9000 exemplaires devra suivre pour répondre à la demande, et une évidence se fait : il va falloir continuer. Les deux artistes vont ainsi développer les aventures de leurs animaux adolescents mutants et ninja au cœur d'une New York fantasmée, produit de leur imagination car n'ayant jamais mis les pieds dans la Grosse Pomme à ce moment de leur vie. La découverte de Manhattan se fera, plus tard, mais la vision de la mégalopole américaine vient, là aussi, d’un artiste que Kevin Eastman apprécie particulièrement : Frank Miller.

À l’époque, l’artiste américain a déjà pris son envol en tant qu’auteur complet, sort d'un run historique sur le personnage de Daredevil et vient de publier sa série Ronin, dont la lecture marque Eastman au point d’essayer à tout prix de la faire lire à Laird, un peu moins convaincu par le génie de Miller. Pourtant, l’influence de cette œuvre sino-cyber-punk est transpirante de tous les pores lorsque l'on se penche sur les débuts des Tortues. De l'utilisation de la mythologie japonaise et sa digestion dans un univers urbain au style graphique très américain à son découpage séquentiel particulier, les Tortues sont un hommage parodique à peine déguisé au style de Miller comme Cerebus l'était de Windsor-Smith. Marcher dans les pas de ses idoles pour mieux se construire une identité : Miller l'a fait avec Will Eisner, Eastman et Laird le feront avec Kirby et Miller. Sans oublier Sim et Corben qui vont même par la suite participer à la réalisation de certains épisodes, comme pour rendre la politesse.


Porté par l'euphorie d’être leurs propres éditeurs et d’occuper tous les postes de création, Eastman et Laird vont mettre énormément de leur propre vie et obsessions dans les Tortues Ninja. Les hommages à leurs mentors spirituels vont aller encore plus loin que de simples dédicaces ou une inspiration visible. Inspiré de l’émergence du format mini-série qui se développe sur le marché, les deux artistes vont créer le concept de micro-série, que l'on pourrait aussi appeler des one-shot. Celui consacré à Donatello va pousser le bouchon jusqu’à mettre en scène Jack Kirby dans une aventure repoussant les limites du méta, où la Tortue et l’artiste vont être littéralement plongés dans l'univers du King. Un autre épisode, consacré à Michelangelo — dont le nom comportera une faute pendant longtemps en étant écrit à l’américaine Michaelangelo jusqu'à qu'ils se rendent eux même compte de leur erreur — mettra en avant la période préférée d’Eastman : celle de Noël. L’intrigue va même jusqu’à mettre en son cœur des jouets E.T. inspirés du succès délirant des Cabbage Patch Kid à cette époque.

D’autres éléments, comme la private joke de nommer de nombreux personnages secondaires Chet, les nombreuses références à des prénoms d'amis dans les noms d'autres personnages de dernier plan, le fait que le van Volkswagen d’April est une référence à celui du père de Kevin Eastman, les nombreuses références à des films qui les ont marqués allant de Star Wars à A Christmas Story en passant par les Blues Brothers ou Le Flic de Beverly Hills ou encore l’incorporation dans un épisode du tout premier bureau de Mirage lorsque les Tortues se réfugient à Northampton, vont définitivement faire des Tortues plus qu’une série aux genres multiples mais une création des plus personnelles pour leurs auteurs où tous les délires et les références les plus obscures pourront figurer.

Passant en seulement deux ans de petits tirages à des sorties à près de 125 000 exemplaires, les Teenage Mutant Ninja Turtles prennent très vite une autre dimension économique. Un changement d’imprimeur est nécessaire, le recrutement d'autres artistes au sein du Studio — comme Steve Lavigne, Ryan Brown, Jim Lawson, Michael Dooney ou encore Eric Talbot — ainsi que diverses discussions avec des producteurs et fabricants de jouets pour développer la licence dont les auteurs n’ont « jamais envisagé que les Tortues puissent être autre chose que des personnages de BD. » Et pourtant, dans une fin des années 80 où la logique capitaliste est de plus en plus triomphante, les Tortues vont devenir un véritable phénomène de société. Un développement qui se fera, malheureusement, au détriment de la relation de travail entre Kevin Eastman et Peter Laird.

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AntoineBigor
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