En l'espace de quelques années, le nom de Skottie Young s'est imposé comme une référence difficile à esquiver sur le secteur de la bande-dessinée jeunesse. Expert dans sa catégorie, l'auteur/dessinateur s'est fait une spécialité des bouquins adressés aux enfants comme aux adolescents, avec habileté, variété, et une certaine constance sur le plan de la qualité. Urban Comics édite les Middlewest, Panini Comics édite les Oz et Strange Academy. Sur cette dernière proposition, rangée dans la famille des BDs Marvel, Young est accompagné par Humberto Ramos et Edgar Delgado. Le projet suit une école de sorciers dans le monde des super-héros, en périphérie de la Nouvelle Orléans.
Forcément, au sortir de quelques blagues vachement originales et du verbatim inévitable, la ressemblance avec la série des Harry Potter ne tient pas franchement debout. Young ne s'intéresse pas au destin d'un sorcier parmi la foule, ou d'un simple nouveau venu dans un monde plus vaste, plus mystérieux, mais bel et bien un groupe de jeunes gens. Si Emily passe pour la Potter de service, celle-ci échappe au dénominateur du traumatisme, à un touchant accident de toutou près, l'école n'est pas rangée par grandes maisons, personne ne cavale après une boule dorée sur un balais. La tonalité de Strange Academy ressemble davantage à d'autres grandes sagas pour jeunes adultes ou grands adolescents, plus collectives, plus légères, et un peu moins obnubilées par la mise en place de codes, de règles et de grands principes organisateurs comme a pu l'être celle de J.K. Rowling.
En résumé, Strange Academy suit principalement le point de vue d'Emily, au départ, nouvelle recrue d'un cursus unique en son genre. Avec quelques copains issus des différentes conceptions de la magie ou du surnaturel dans l'univers Marvel, Doctor Strange a décidé de monter une école. Pourquoi ? La question sera abordée un peu plus tard. Pour l'heure, le lieu abrite toute une variété de jeunes gens, venus des quatre coins du cosmos ou des pans de réalités voisins de la Terre principale. Deux frangins d'Asgard, un élémental à la Man-Thing, une fée, un Géant des Glaces, le petit Doyle Dormammu, rejeton maudit du régent de la Dimension Noire, gravitent autour de l'héroïne, entre autres personnages secondaires développés à leur rythme. Young s'assure de donner à chacune et à chacun un encart personnel, pour laisser le lectorat se familiariser avec leurs différents profils, leurs différentes personnalités et interactions.
L'ensemble est forcément agréable à découvrir. D'une part, parce que cet élément de l'univers Marvel est rarement présenté comme léger, drôle ou coloré. Les aventures de Doctor Strange s'aventurent plus généralement sur des thèmes sombres ou graves, les sorciers des Neuf Royaumes ont plus à voir avec des enchanteurs piochés dans l'imaginaire médiéval-fantastique qu'avec de jeunes adolescents sympatoches ou querelleurs, et l'occulte comme la monstruosité du magico-fantastique tirent plus souvent sur l'épouvante chez les super-héros. Le scénario de Strange Academy éclaire d'un jour nouveau ces différentes branches de la magie dans un monde de héros costumés, pour en faire quelque chose de plus joyeux, de plus merveilleux, tout en s'arrangeant pour que l'ensemble reste cohérent. En résumé, tout est magique, et fondu dans le même moule. Ramos et Delgado s'arrangent pour uniformiser l'ensemble, dans de très belles planches gorgées de couleurs.
D'autre part, parce que Skottie Young s'amuse justement à jouer avec ce passé de la magie dans l'univers Marvel : les professeurs de l'école sont connus, même s'ils ne prennent pas encore beaucoup de place, les renvois et les clins d'oeil sont assez nombreux, le scénariste a manifestement étudié la question avant de poser son concept. La petite classe d'Emily ne traîne pas de poids morts : tous les personnages sont intéressants ou intrigants à leur petit niveau, et le groupe présente une réponse assez amusante au monde des enfants contre les conflits cosmiques des adultes. Des créatures de différentes races, de différentes origines, qui deviennent copains parce qu'ils sont encore assez jeunes pour ne pas avoir de monde à sauver, et parviennent à fonctionner en tant que groupe là où leurs équivalents plus âgés passent leur temps à se taper dessus. Young pose là-encore des renvois assez évident au genre de la fiction scolaire : Doyle est évidemment le rebelle avec un bon fond, Iric est le beau gars populaire et sportif, Dessy la jeune gothique sans filtres, etc.
Le scénariste tire aussi quelques grosses ficelles en allant chasser sur le terrain de la prophétie ou des visions - là-dessus, difficile de ne pas retrouver des accents d'Harry Potter, quoi que ce genre de poncifs narratifs soit en fait plus général aux séries pour jeunes adultes liées de près ou de loin au thème du fantastique. Rien de gênant dans ce premier tome, qui reste chouette, tout en étant finalement assez compressé : on s'amuse à suivre les personnages, à lire les fréquentes interactions au sein du groupe (le bouquin est chargé en bulles de dialogues), mais l'intrigue chemine tout de même assez vite vers l'envie de poser une équipe de vilains ou de poser des questions de long-terme très tôt. Quelque part, on aimerait presque un aspect plus quotidien encore, pour pouvoir étudier l'ensemble des protagonistes, en apprendre plus sur leur passé ou leur identité. Gageons que Young se laissera un peu de temps pour ça.
Le scénariste reste doué dans sa catégorie, et sort finalement l'une des meilleures propositions dans ce petit genre très particulier des appropriations jeunesse dans la famille des super-héros. Gotham Academy s'en était aussi assez bien sorti, mais n'avait hélas pas pu aller au bout de ses idées. Sur ce premier volume, Young est maître de son sujet : Strange Academy est un concassé de bonnes idées, à la fois parce que cette école fait le choix objectif de ne pas parler de super-héros, voire de ne pas montrer de super-héros pour rester dans son sujet, et à la fois parce que le scénariste comprend exactement à quel rythme son aventure doit évoluer. A force d'exercice, le bonhomme est simplement passé maître dans l'exercice du bouquin à destination de la jeunesse, quitte à livrer un projet sans aspérités, en dehors de quelques points de détails.
Par exemple, on regrettera que ce Doctor Strange fonctionne plus comme un écho de la version du personnage présenté au cinéma il y a quelques années, plus blagueur, plus Tony Stark, et loin de la grandeur ou de l'élégance qu'on prête au Sorcier Suprême dans ses propres séries. En l'occurrence, Strange est un sorte de papa cool, là où le Doctor Voodoo jouera un rôle plus sérieux, plus mature, plus protecteur envers les petits. On pourra aussi trouver cette première vague de vilains tout à fait dispensables et pas forcément si intéressants. De la même façon, le paysage de la Nouvelle Orléans, qui paraît intéresser Young au départ, reste encore à explorer ou à définir, compte tenu de son importance dans l'imaginaire collectif américain de la magie du réel et des rites vaudous ancestraux. Pas de quoi freiner une lecture très agréable sur bien d'autres points.
Côté dessins, Delgado complète avec adresse les quelques flemmes occasionnelles de Ramos : la colorisation, véritable vedette de ce premier volume, appose des reliefs, des contours et une atmosphère généralement superbe aux crayonnés du dessinateur, efficace de son côté et dans une tradition de cartoon qui marche dans l'héritage de Skottie Young. A la façon de Middlewest, si on pourra regretter que le bonhomme ne dessine pas lui-même, il eut une fois de plus l'intelligence de s'entourer d'artistes capables de séduire les amateurs de son fameux coup de crayon. A l'exception de quelques visages parfois un peu fainéants, Ramos fait le boulot, en parvenant à fédérer l'ensemble des créatures présentées dans le corps des élèves ou des enseignants en un tout global, dynamique, généreux, expressif et bien fichu.
Très simplement : Strange Academy est un pari tenu sur l'ensemble de ce premier volume. Peu de choses à redire ou à corriger dans le texte de Skottie Young, en passe de devenir l'un des auteurs les plus indispensables au paysage de la bande-dessinée jeunesse "grand public", avec son impressionnante série de réussites au fil de ces quelques dernières années. De petits personnages agréables et variés dans cet espace narratif où on aimerait passer un peu plus de temps, des interactions qui fonctionnent, qui sonnent juste et posent un regard amusé sur le principe même des séries scolaires dans un monde de super-héros. Reste à espérer que Marvel fera confiance à l'équipe créative pour laisser quelques saisons de plus à ce feuilleton adolescent réussi, et qui donnerait presque envie de croire que l'univers local est capable d'être cohérent de temps en temps. Si ça, c'est pas un tour de magie.