Fort de ses deux Eisner Awards gagnés au courant de l'été 2020, Invisible Kingdom arrive cet automne en VF par le concours d'HiComics, qui signe un premier projet d'édition avec le label Berger Books de Dark Horse Comics, vivier de séries de qualité (The Seeds, She Could Fly), qui ont malgré tout du mal à trouver leur public pour certaines d'entre elles. Pour les amateurs de science-fiction, et malgré le format "comics" de l'album, il serait bien dommage de passer à côté d'un titre qui constitue, très certainement, l'un des must en indé' de l'année.
Annoncé en trois tomes (dont le dernier paraîtra aux US directement en relié, sans passer par la case single issue), Invisible Kingdom nous emmène très loin de notre Terre, dans un autre système planétaire pourvu de quelques similitudes avec notre façon de fonctionner. Ce monde est (lui-aussi) régi par une énorme corporation, Lux, qui a su bâtir un empire financier colossal avec un système de livraison inter-planètes, et se charge du relais entre les habitants de quatre astres rapprochés ("oh dis donc mais ça me fait penser à Amazon, erf erf erf").
Ce mode de société repose donc sur des habitudes mercantiles et de consuméristes largement calquées sur nos modes de consommation occidentaux. Face à cette dépendance matérielle, un courant religieux s'est formé, basée sur un doctrine de l'abandon de tout bien physique, voire de l'oubli de sa propre identité pour préférer un "Royaume Invisible". L'église de la Renonciation forme ses adeptes, tandis que l'entreprise matérialiste Lux est censée représenter tout ce qui va à l'encontre de cette foi.
Arrivent alors nos deux héroïnes. D'une part, Vess, une jeune initiée aux principes de la Renonciation, qui se destine à être une "non-un" (pour "none" en anglais, donc un "non-être"), alors que sa famille sur la planète Rool la voyait plutôt devenir une femme au foyer, une reproductrice de premier ordre. De l'autre, Grix, une pilote spécialisée dans les transports de colis pour les entreprises Lux ; tête brûlée intrépide, pragmatique, qui pense surtout à son équipage et à son boulot, quitte à se mettre en danger dans l'accomplissement de son devoir.
Deux personnes qui n'étaient pas destinées à se rencontrer, et pourtant. Pourtant, au cours de sa formation, Vess va mettre les mains sur une information primordiale, susceptible de remettre en cause l'ensemble du système planétaire local et son fonctionnement. Une église basée sur le rejet des possessions matérielles serait de mèche avec une corporation capitaliste reposant sur l'achat et l'échanges de bien ? La corruption ne serait pas que l'apanage des entreprises, mais toucherait également les institutions religieuses ? Sac à papier ! Stupeur, tremblements. Bref, c'est la chouma.
S'ensuit une quête, à la fois pour faire éclater une vérité, aussi difficile soit-elle, et à la fois pour échapper à cette puissance bicéphale devenue malveillante. Grix et Vess finissent donc par se rencontrer, et s'allient dans un but commun. L'histoire ne met que peu de temps à démarrer, et entraîne son lectorat dans une aventure aussi épique que spirituelle. L'autrice G. Willow Wilson, notoirement reconnue dans le milieu pour la cocréation de Kamala Khan, invention en populaire en dépit de sa relative jeunesse, profite en effet de ce terrain de jeu spatial pour tacler les dysfonctionnements du monde contemporain.
Difficile de ne pas prendre en compte le background de Wilson, de confession musulmane, dans les thématiques abordées au fil de ces pages. Le choix de mener le scénario avec une paire d'héroïnes est un premier indicateur : la scénariste évoque le système patriarcal, les difficultés pour les femmes de s'émanciper. Elle interroge aussi la place du religieux dans la vie des croyants - voire des athées à un certain point, en remettant en cause le système même des croyances, ce vers quoi on les dirige. Si Vess voit sa foi ébranlée quand elle se rend compte des manigances de sa mère supérieure au sein de l'Eglise, doit-elle pour autant renier toutes les fondements de sa foi ? En ce "Royaume Invisible" qui traduit en réalité nos rapports aux autres, et des émotions qui forgent des liens entre les uns et les autres ?
Intéressant de noter que Wilson ne donne pas dans l'endoctrinement religieux. A l'inverse, elle ne cherche pas non plus à attaquer les croyances des autres. Le discours qui transparaît au fil de la progression de Vess, où les idées s'accumulent et se répondent parfois, pour que chacun puisse se poser ses propres questions. A titre d'exemple, votre rédacteur, athée convaincu, a vu ses convictions remises en doute - pas sur le principe de l'existence d'une divinité, mais sur cette idée du fameux Royaume Invisible. A côté, Grix apporte plus de pragmatisme, et c'est elle qui amorce vraiment les moments d'action et de bravoure. Au-delà du discours, la série marche aussi en tant que simple objet narratif. Les personnages fonctionnent, l'univers d'Invisible Kingdom a son propre style et n'oublie pas de poser des repères pour le lectorat. Parce que ce fil rouge de grande conspiration est forcément captivant, et qu'au détour des derniers chapitres, arrive un premier constat qui, lui, fait tristement écho à notre réalité.
C'est à ce moment là qu'on se rendra compte, à l'évidence, de la réussite d'Invisible Kingdom en termes de science-fiction pure, capable de faire écho à une époque et ses dérives. A l'ère de la post-vérité et de l'impuissance des états face au corporatisme ou à la bigoterie, difficile de ne pas se sentir impliqué. Mais tout aussi passionnante qu'elle soit, l'intrigue ne serait rien sans la touche artistique unique que lui confère Christian Ward (qui a récolté pour son travail l'un des deux Eisner Awards). L'ensemble peint en numérique explose de couleurs vives, avec des compositions proprement hallucinantes, qui permettent à l'univers d'Invisible Kingdom de se développer sur le long-terme. Seule ombre au tableau : certains effets de flou et certains personnages semblent plus bâclés, avec moins de finesse dans leurs contours. C'est à peu près tout.
A côté, les designs débordent d'imagination, cohérents dans la diégèse du récit. Le bâtiment de l'Eglise de la Renonciation et les uniformes de ses disciples se répondent dans leur esthétique. Ward sait aussi s'amuser avec les échelles de taille, pour faire apparaître des vaisseaux spatiaux plus grands les uns que les autres, avec des résultats stupéfiants. Il y a du spectacle, voire même du grand spectacle. Panoramas stellaires emplis de couleurs désordonnées, virtuosité des compositions, une imagination riche et débordante et qu'importe si quelques mouvements de vaisseaux sont difficiles à lire. L'important est de s'en prendre plein les yeux, et Ward sait comment y faire.
Vous l'aurez compris : Invisible Kingdom n'a clairement pas volé ses Eisner Awards. Sur les bases d'une intrigue au premier abord assez simple, G. Willow Wilson construit une superbe relation entre deux héroïnes attachantes, tout en discutant de la foi, des croyances, du rôle d'un état défaillant quand la corruption est présente à tous les étages d'une société. Impressionnant par sa richesse visuelle, le titre démontre l'incroyable talent d'un Christian Ward qui nous vrille la tête dans les étoiles. Un titre de SF au sommet, tant sur le plan des images que des idées.
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