Fait commun, poncif de la bande-dessinée, le grand principe qui veut que chaque génération de lecteur (voir chaque individu) ait sa propre conception de Batman s'est inscrit dans l'analyse critique des comics depuis les premiers temps. D'abord assassin, puis policier de l'ombre, le justicier aux oreilles pointues se sera métamorphosé en une figure plus bariolée et indéchiffrable plus tard, pendant le grand ravalement de façade imposé aux super-héros entre les années '50 et '60. Denny O'Neil, Neal Adams et puis, forcément, Frank Miller, décideront ensuite de rendre Batman à la dangerosité de ses rues sans loi, à sa cité aux indévissables dirigeables, à des super-méchants moins grotesques et plus proches des réalités de leurs temps. L'histoire est connue, les variations mémorables, et l'évolution encore en mouvement - Scott Snyder ou Tom King secouant encore les idées reçues sur le Chevalier Noir, avec, d'un côté, son propre multivers cosmique ou cauchemardesque, et de l'autre, un périple psychologique devant le confronter à des fêlures très humaines.
Différents auteurs se seront déjà intéressés à ces fluctuations dans l'histoire de Bruce Wayne. Le plus important étant, sans nul doute, Grant Morrison avec un immense run de plusieurs années passant à la moulinette tout ce qui a pu être dit ou fait, avec un décalage parfois ironique sur certaines tournures, certaines idées. Warren Ellis s'était aussi penché sur cette idée de déconstruction méta-textuelle avec l'excellent numéro Planetary/Batman : Night on Earth (intégré à l'édition française de Planetary tome 1 chez Urban Comics si vous ne l'avez pas déjà lu) où la réalité ne cessait de gigoter à Gotham City, transformant le héros en fonction de ses différentes versions. Le Batman à flingues de la première époque, le Batman d'Adam West, le Batman de Frank Miller, etc. Sans le savoir, le britannique avait déjà posé le pilote de la série L'Autre Terre de Tom Peyer, Jamal Igle, Juan Castro et Andy Troy, débarquée sur nos côtes en ce début d'année par le biais des éditions Delcourt, une lecture honnête, agréable et accessible pour les amoureux de parodies bien menées.
La mini-série L'Autre Terre ne parle pas directement de Batman. Ce volume n'est pas publié par DC Comics, mais par une toute jeune société d'édition, Ahoy Comics, entrée très récemment sur le marché de la bande-dessinée aux Etats-Unis (avec ce titre, suffisamment apprécié pour traverser l'Atlantique, avec d'autres qui suivront). Oublions donc Bruce Wayne, Robin et le Joker de Gotham, pour mieux découvrir Dragonflyman ("L'Homme Libellule"), Stinger, Number One et la ville de Fortune City. L'ensemble de l'histoire emprunte énormément à la Chauve Souris, de la même façon qu'Irrécupérable empruntait à Superman, ou que The Boys empruntait à DC Comics ou Marvel. En reprenant des référents très évidents, l'idée sera tantôt de se moquer, tantôt de rendre hommage, dans une histoire qui comprend très bien les problématiques liées à chaque époque, pour amener une petite réflexion sur la façon dont un même personnage peut évoluer au fil du temps ou des mentalités sans forcément changer du tout au tout. Et pour cause, Dragonflyman et les autres sont tous en deux exemplaires.
La série L'Autre Terre s'appuie sur un principe fondamental des comics de super-héros : le fameux multivers, avec différentes réalités parallèles comprenant des versions alternatives de chaque individu. D'un côté, Dragonflyman est le héros d'une Terre ressemblant à s'y méprendre à celle du Silver Age, et à la série de 1966 avec Adam West et Burt Ward. De l'autre, Dragonfly (ou The Dragonfly) évolue dans un environnement décalqué sur le Dark Age, l'ère des super-héros violents, parfois criminels, dans un monde plus cruel qui évoque le travail de Frank Miller sur The Dark Knight Returns ou All-Star Batman & Robin. Vous vous en doutez, l'un et l'autre vont être amenés à échanger de réalités, dans un scénario à la Freaky Friday où un tueur froid débarque dans un monde de lanceurs de tarte à la crème, et où un justicier sympa et bon enfant découvre la crasse des rues et les sociopathes d'un monde chaotique et sanglant. Et alors commence le jeu de piste.
Passée la mise en contexte, L'Autre Terre joue intelligemment sur le choc des mentalités. D'une part, la série s'amuse à rendre hommage aux codes de mise en scène de Batman '66, avec des super-méchants aux costumes ridicules, aux plans compliqués et grandiloquents, qui ont recours à des éléments de décor peu pratiques et invraisemblables sortis de l'esprit enfantin de cette période. D'autre part, le monde du Dark Age est traité avec sérieux, et même beaucoup de noirceur dès la première apparition du Number One (Joker) de cette réalité. Les deux versions sont plus vraies que nature, et collent parfaitement à la façon dont les bande-dessinées des années '50 et '60, comme celles des années '80 et '90, étaient écrites, avec le regard critique ou amusé que l'on peut porter aujourd'hui sur les limites de l'une et l'autre. D'un côté, un monde trop propre, et en face, un monde trop sale. A sa façon, l'histoire contée par Tom Peyer arrive même à trouver des points communs à ces deux moments particuliers de l'histoire des comics, connus, l'un et l'autre, pour leurs exagérations permanentes. Seul reproche : ne pas avoir choisi deux artistes pour représenter les deux mondes, quoi que Jamal Igle s'en sort très bien pour les départager.
L'histoire ressemble à d'autres films ou bande-dessinées de ce genre : confrontés à leur nouvel environnement, les deux héros vont grandir, apprendre, et voir le monde autour d'eux évoluer à leur contact. Mais à la différence d'autres oeuvres inscrites dans cette dynamique, l'intérêt est ici d'interroger Batman et la façon dont ce héros a pu, en l'espace de quelques décennies, passer du tout au tout. Peyer s'amuse à remettre un peu d'ordre dans le monde de Frank Miller, et un peu de chaos dans celui d'Adam West, en trouvant au passage une tonalité sincère et authentique sur le rapport des deux héros à leur sidekick Stinger. En reprenant l'idée que le Dragonfly malfaisant a commencé à dériver après la mort du jeune homme (comme dans The Dark Knight Returns avec Jason Todd), ou en expliquant qu'un Batman ne va pas sans Robin. Les comparaisons sont souvent ludiques, mais aussi assez pleines de sens. Voir le Batman de Miller redevenir plus optimiste en retrouvant son Robin a quelque chose d'assez émouvant, de la même façon que le papa Adam West sans son fils adoptif est un petit crève-coeur. Avec quelques limites, attendu que la fin reste tout de même ouverte, et que le point de vue proposé est clairement orienté en faveur du premier Dragonflyman, plus souriant.
De la même façon que d'autres scénaristes avant lui, Tom Peyer utilise aussi son histoire pour mettre un peu de modernité dans l'univers de Gotham/Fortune City. Number Two, la Harley Quinn locale, va elle-aussi s'émanciper de son rôle conventionnel d’acolyte, tandis que Dragonflyman forme un nouveau Stinger afro-américain, comme pour souligner les manques et la représentation obsolète de ces deux époques. Cette évolution des mentalités passe aussi par la relation que le héros entretient avec les images de pouvoir : dans la décennie optimiste et docile des années '60, Dragonflyman est l'ami de la loi, de la mairie et des banques - à l'inverse, Dragonfly se méfie du pouvoir, de la police corrompue et des financiers. Au bout de la route, le point de vue essentialiste l'emporte : après avoir digéré les sombres heures du Dark Age, Dragonflyman reste toujours juste, toujours droit et toujours incorruptible, plus adulte au contact de sa nouvelle réalité sombre mais toujours solidement ancré dans le stéréotype d'un héros sur le droit chemin. A l'inverse, Dragonfly, dans son nouveau monde de bisounours, devient plus paternel et accepte quelques compromis, mais reste cruel et sadique, choisissant de profiter des avantages sans plier son caractère à celui de ses concitoyens.
A se demander si Tom Peyer développe une véritable réflexion sur la nature profonde des personnages de fiction dans le temps, sur l'aspect immuable de ces versions cultes de super-héros, capables de figer et de représenter toute une époque dans un moment précis (Batman '66 et TDKR en particulier, représentations monumentales du justicier) ou si l'auteur s'amuse simplement en se moquant des versions les plus "extrêmes" par lesquelles sont passés la plupart des héros costumés dans l'histoire du médium. Une réflexion qu'Alan Moore avait laissé inachevée avec 1963, et qui prend une forme plus académique (mais avec une bonne bouille) dans cette nouvelle publication.
Dans les deux cas, l'exercice fonctionne, en sous-texte d'un bouquin agréable à lire, plutôt joli, et avec le plaisir de chercher les correspondances entre la parodie et la "version officielle". A l'exception de quelques fautes de rythme ici ou là et d'une histoire qui aurait pu aller un peu plus loin (à la fois, une suite est prévue), Ahoy Comics réussit à tirer son épingle du jeu en allant piocher dans les idées de Grant Morrison, sans la complexité de son style qui rebute parfois le lecteur débutant. On se plairait à rêver d'une troisième Terre à la Tom King où un Dragonfly moderne et tourmenté expliquerait aux deux autres l'intérêt de trouver l'amour et d'être en paix avec ses proches en très peu de répliques. Croisons les doigts.
En résumé, L'Autre Terre fait ce qu'elle a à faire, et s'en sort avec les honneurs. On peut choisir de lire l'histoire au premier degré (un Freaky Friday de super-héros aux caractères opposés) ou au second, en laissant la porte ouverte à l'analyse sans rendre l'ensemble compliqué ou difficile d'accès. A noter que les bonus publiés après la première mini-série sont intégrés dans cette édition Delcourt, à ranger à côté de Justice League : L'autre Terre et de Multiversity, et à ressortir de temps à autres pour ses bonnes trouvailles et son caractère entier et sincère. On a désormais hâte que d'autres projets Ahoy parviennent eux aussi à traverser l'Atlantique (en particulier ceux d'un certain Mark Russell, suivez nos regards).