Si le fait qu'Image Comics rameute les auteurs les plus en vue de l'industrie des comics pose question sur leur capacité à pouvoir encore révéler de nouveaux jeunes talents, il faut admettre qu'ils peuvent donner une liberté créative à des artistes qui démontrent tout leur talent une fois absouts de toute contrainte. Cry Havoc en est encore un parfait exemple.
Les histoires de monstres sont l'un des genres les plus répandus et surtout les plus anciens qui soient. Prenant ses racines dans la mythologie, il a traversé les époques en étant toujours porteur d'une forte valeur métaphorique, le monstre nous rappelant l'indicible, l'altérité. Sauf qu'il faut bien le reconnaitre, comme bien d'autres genres, il a été progressivement vidé de sa substance alors que l'industrie du divertissement s'en emparait. Il n'y a sans doute pas besoin de vous donner des exemples de ces histoires de vampires ou de loup-garous qui n'ont guère de message, et qui n'usent de leurs terribles protagonistes que pour leur spectacularité. Ici, Simon Spurrier, en bon auteur anglais versé dans l'ésotérique (il est d'ailleurs l'un des rares écrivains à recevoir des louanges de la part d'Alan Moore), a lui l'envie claire de faire le chemin inverse, de réinvestir l'histoire de monstre de sa portée métaphysique.
Pour cela, il met en scène Louise Canton, ou Lou, une jeune musicienne qui galère à Londres. Lesbienne de son état, même si cela n'a pas d'importance ici, si ce n'est qu'elle entretient une relation qui bat visiblement de l'aile (d'ailleurs, c'est sans doute la partie du récit que Spurrier écrit avec le moins de finesse). Alors qu'elle joue du violon dans la rue pour ramasser quelques pièces, elle va se faire mordre par un loup-garou. Pas de fioritures ici, Spurrier sait pertinemment que le lecteur s'est déjà farci des centaines d'histoires de lycanthropes et ne va pas s'amuser à nous ressortir encore une fois le coup de la lente transformation où le mystère serait entretenu maladroitement. Il admet aussi que Lou n'est pas une cruche sans culture, et ce sera elle qui sortira en premier le mot de "loup-garou". L'intérêt du scénariste pour cette créature de légende ne réside pas dans les tropes de la littérature fantastique, mais dans ce que représente cette "bête intérieure".
Ce premier numéro ne s'arrête pas seulement sur Lou qui devient une créature de légende, avec des sens surdéveloppés qui lui permettent de ressentir au-delà de la perception humaine si limitée, mais installe déjà quelque chose de plus grand, de plus profond. Il est important de préciser ici que la narration de ce récit n'a rien de linéaire, puisqu'il commence par la fin, avec l'héroïne en cage et qu'il nous montre aussi en parallèle la vie que menait Lou à Londres et celle qu'elle va vivre en devenant une louve-garou. Sans que l'on sache encore comment, on la retrouve aussi au milieu de l'Afghanistan, au sein d'une milice privée dont chaque membre semble avoir des capacités mystiques, de quoi effrayer les soldats américains qui les accompagnent mais aussi pour Spurrier de commencer à tisser une réflexion qui semble plus large et qui est ici distillée avec parcimonie.
Le scénariste anglais a apporté un grand soin à sa narration, en témoigne comment les différentes époques du récit s'imbriquent. Il a visiblement travaillé en amont avec Ryan Kelly, dessinateur star dans le monde des indés pour avoir souvent collaboré avec Brian Wood et surtout pour avoir dessiné la majeure partie du Lucifer de Mike Carey (il doit être doublement blessé en ce moment, par la nouvelle mouture qui parait chez Vertigo et la série télé qui soit-disant adapte ce comics). En témoigne le soin apporté à la colorisation puisque les trois époques du récit sont confiées à des coloristes différents, Nick Filardi, Matt Wilson et le bien connu Lee Loughridge. Tout ce beau monde nous livre une histoire qui trouve son originalité non seulement dans le traitement mais aussi dans ce qu'elle souhaite dire, même si pour l'instant, la direction du récit est volontairement cryptique.
Quand deux artistes du calibre de Si Spurrier et Ryan Kelly s'associent, rien ne dit qu'ils vont produire des étincelles. Pourtant, cette histoire qui navigue entre le fantastique et le récit désabusé de guerre, tout en y mettant des gros éléments de drame social, porte en elle quelque chose d'assez fondamental, qu'on ne peut pas pour le moment saisir, la vérité s'éludant à mesure qu'on l'approche. Spurrier revient aux fondamentaux du récit monstrueux, et veut en ramener un éclaircissement essentiel.