Pendant combien de temps encore les pontes du groupe Disney comptent-ils faire la sourde oreille aux revendications des créateurs de comics ? Avec la sortie de la série Ironheart sur Disney+, le sujet de la rémunération des artistes s’invite sur la table, une fois encore, sur la base des griefs habituels. Depuis les réseaux sociaux, le dessinateur Mike Deodato Jr., cocréateur du personnage de Riri Williams (Ironheart) a évoqué le sujet sous la forme d’une lettre ouverte adressée aux responsables de chez Marvel Studios. Cette prise de parole ne surprendra plus grand monde : encore une fois, il est surtout question d’argent, de la façon dont l’entreprise considère sa propre masse salariale, ou bien, plus simplement, de rappeler à Kevin Feige et à ses troupes que les idées développées dans les adaptations sont généralement le produit des auteurs de comics. Lesquels opèrent en première ligne pour alimenter et renouveler le catalogue des créations Marvel.
Dans le cas de Riri Williams, l’exemple est d’autant plus frappant que Marvel Studios ne peut même pas invoquer l’habituel mélimélo de la continuité, de l’afflux de contributions éparpillées au fil des générations et des volumes, difficiles à quantifier ou à identifier précisément (et donc, à compenser correctement). Pour ce qui concerne ce personnage précis, les choses sont beaucoup plus simples. L’héroïne est apparue pour la toute première fois dans Invincible Iron Man #7 (2016), créée par Brian M. Bendis et Mike Deodato Jr., et a obtenu son propre costume dans Invincible Iron Man #14 (2017), un numéro piloté par le même scénariste en compagnie de l’artiste Stefano Caselli. Dans la foulée, Riri combattra aux côtés des Champions de Jim Zub, Sean Izaakse et Kevin Libranda, et finira par obtenir sa propre série en solitaire (2019) entre les mains du même dessinateur et avec la scénariste Eve Ewing à l’écriture.
En somme, à supposer que la série se cantonne aux origines d’Ironheart, Marvel Studios pourrait se contenter de rémunérer moins d’une dizaine de personnes. Une peccadille, en comparaison d’adaptations consacrées à des personnages plus anciens, armés de continuités plus chargées et d’auteurs plus nombreux à lister et à dédommager pour l’utilisation de leurs idées. Et si l’enseigne devrait de toutes façons faire un effort plus général pour mieux rémunérer les professionnels du secteur des comics, le cas de ce personnage est d’autant plus agaçant que Riri Williams représente justement la capacité d’évolution du catalogue Marvel. Il s’agit d’une personnage récent, né pour alimenter l’entourage d’Iron Man, proposer de nouvelles idées, et permettre à la marque de traiter de sujets inédits. En somme, ce pourquoi Marvel Studios a justement besoin de Marvel Comics, laboratoire à ciel ouvert pour tester des concepts que l’entreprise pourra ensuite rentabiliser sur les écrans à échelle industrielle.
Pour cette fois, Mike Deodato Jr. ne cite pas précisément la somme qui lui a été versée par le groupe Disney pour la série Ironheart. Pour rappel, l’essentiel des conversations sur le sujet reviennent autour d’un montant fixe de 5000 dollars… même si les situations varient. En l’occurrence, on peut imaginer que Brian M. Bendis a touché davantage, dans la mesure où celui-ci a déjà occupé un poste de consultant par le passé pour le compte des productions Kevin Feige (ou Brad Winderbaum en l’occurrence, sur Daredevil : Born Again).
Voici le contenu de la lettre du dessinateur traduite en Français :
“En tant qu’artiste de comics, il existe peu de choses aussi satisfaisantes que le fait de voir un de vos personnages adapté pour le grand écran. Avec le trailer qui vient de tomber pour la série Ironheart, je suis heureux de vous partager de cette case que j’ai eu la chance d’illustrer au moment des premiers comics sur l’héroïne. Riri Williams, un personnage que j’ai cocréé en compagnie du merveilleux Brian Michael Bendis, va enfin pouvoir prendre son envol, et le résultat s’annonce formidable. Et c’est un puissant rappel de la magie qui s’opère lorsque l’imagination rencontre les méthodes de production du monde réel.
Mais, même si j’ai évidemment envie de célébrer ce moment, je ne peux pas m’empêcher de ressentir une certaine amertume sur le sujet. Voilà le problème : si Marvel est parvenu à bâtir un empire de plusieurs milliards de dollars sur le dos de ses créateurs, le modèle de rémunération associé n’a pas forcément suivi la même cadence. Pour ce qui me concerne moi, j’ai cette chance : je suis dans une bonne situation, je fais partie des artistes qui gagnent le mieux leur vie dans cette industrie, ce que j’apprécie tout particulièrement. Mais ce n’est pas de moi dont il s’agit. C’est une question de principe. Lorsqu’un personnage dans lequel vous avez déversé énormément de vous même participe à alimenter cette machine de plusieurs milliards de dollars, le fait de récupérer une petite partie de ce succès ne me paraît pas une demande déraisonnable.
Les créateurs ne réclament pas des milliards de dollars. Pas même des millions. Simplement, un signe de tête, une reconnaissance, et une part des profits susceptible de refléter l’importance de leurs contributions. Ce n’est pas seulement une question d’éthique - c’est aussi une question de bonne intelligence au sein d’une entreprise. Lorsqu’un créateur est satisfait, il va continuer à s’investir. Il va rester loyal, inspiré dans ce qu’il produit. Mais lorsque la partie business ne lui renvoie pas la balle, les créateurs auront plutôt tendance à glisser progressivement vers de nouveaux endroits, des zones où ils conserveront la propriété intellectuelle de leurs oeuvres, où leurs projets pourront leur garantir un succès financier durable. En somme, là où ils pourront réellement profiter de la popularité de leur travail.
Je ne suis pas aigri sur ce sujet. En revanche, je suis réaliste. Je suis fier de voir Riri adaptée, et je remercierai toujours les fans qui ont permis qu’une telle chose soit possible. Mais je souhaite qu’un jour, les entreprises qui profitent de notre travail, de notre imagination, seront capables de réellement reconnaître l’importance de ce que nous amenons sur la table. Marvel, vous pouvez faire mieux. Et j’espère sincèrement que ce sera le cas un jour, pour le bien des personnages que nous aimons toutes et tous et des artistes qui les ont porté à la vie.”
Le bilan tiré par Mike Deodato Jr. semble pour le moins éloquent lorsque l’on étudie le cas de scénaristes tels que Ed Brubaker et Mark Millar, deux voix particulièrement sonores sur les idées qui leur ont été subtilisées par Marvel Studios sans espoir de retour réel sur investissement… et qui ont définitivement quitté l’entreprise au profit du marché indépendant. Dans un cas comme dans l’autre, la tactique semble avoir porté ses fruits.
Et pour le répéter une fois encore, non, cette complainte n’est pas forcément un combat perdu d’avance. Pour paraphraser le dessinateur, Marvel Studios pourrait effectivement faire mieux, sans avoir besoin de céder des millions de dollars à ses fournisseurs directs. Il suffit de regarder la concurrence pour s’en rendre compte. Ce n’est pas un secret : Warner Bros. rémunère bien mieux les artistes de comics pour la moindre de ses adaptations. Plusieurs témoignages externes (de la part de gens qui n’auraient pas nécessairement intérêt à attribuer des points à tel ou tel camp, comme Todd McFarlane) se sont déjà exprimés sur le sujet pour souligner cette différence de traitement entre les deux groupes. Au sein de cette petite industrie du divertissement, c’est malheureux, mais les quelques efforts consentis sur les adaptations de la marque DC Comics suffisent à servir d’exemples nets et tangibles. Disney applique sciemment cette politique cruelle depuis les débuts de la saga, jusque dans la période faste (à l’époque où même les “petites” productions rapportaient au moins 600 millions de dollars de chiffres d’affaires sur les entrées en salle).
Malgré plusieurs enquêtes de presse documentées et l’aigreur d’une cohorte de vétérans de l’industrie, fatigués de courir après une amélioration des compensations rendue au stade d’utopie surréaliste… Marvel Studios n’a visiblement aucune envie d’évoluer sur ce sujet. Quand bien même les sommes consenties aux artistes paraitraient dérisoires en comparaison des budgets débloqués pour ce genre de projets. Au hasard, pour Thunderbolts*, entre un budget effectif de 180 millions de dollars et un budget potentiel de 180,5 millions, en incluant cette petite enveloppe supplémentaire à répartir entre des créateurs qui seraient probablement heureux de toucher 30.000, 40.000 ou 50.000 dollars pour assurer leurs vieux jours… la différence ne paraît pas énorme. Et pourtant, celle-ci semble encore insurmontable dans le présent du point de vue des pontes de l’enseigne.